Les experts du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ne comptent plus sur les marchés et la technologie pour éviter un réchauffement cataclysmique du climat, mais bien sur une planification opérant un changement en profondeur des sociétés, commente le professeur Éric Pineault, spécialiste de l’économie écologique.
Dans un rapport qui a fuité dans la petite publication espagnole CTXT au début d’août, mais qui est passé presque inaperçu depuis, les experts du GIEC proposent de diminuer la consommation d’énergie et de ressources pour empêcher le climat de s’emballer. C’est une voie qu’ils jugent beaucoup plus prometteuse que les nouvelles technologies telles que la séquestration du carbone, qui ne sont pas encore au point.
«Fournir de meilleurs services avec moins d’apport d’énergie et de ressources est possible et cohérent avec le bien-être de tous», jugent les auteurs du rapport du Groupe de travail III du GIEC portant les façons concrètes d’atténuer le réchauffement climatique.
La réduction générale de la consommation («demand-side options», selon le jargon du GIEC) pourrait réduire les émissions de gaz à effet de serre de 50 à 80% sans nuire à la qualité de vie. En autant, bien sûr, de veiller à une répartition équitable des ressources et d’imposer la justice environnementale, ce qui se traduirait par une baisse de la consommation beaucoup plus prononcée dans les pays riches et chez les privilégiés.
À l’inverse, les experts signalent qu’on ne peut pas compter sur les nouvelles technologies pour effectuer une réduction rapide et notable des émissions, même si leur développement est souhaitable : «L’expérience pratique avec des approches technologiques telles que la capture directe de l’air et le stockage du carbone, l’altération améliorée des minéraux ou l’amélioration de l’alcalinité des océans, ou des approches hybrides telles que BECCS [bioénergie avec captage et stockage de dioxyde de carbone] est encore limitée, avec des besoins plus importants en R&D.»
Les petites technologies simples et déjà éprouvées, comme les programmes d’économie d’énergie, offrent des bénéfices plus rapides et plus efficaces, et sont aussi plus créatrices d’emplois que les grandes technologies complexes.
Repenser les villes, les transports, l’alimentation
Les experts proposent de repenser les villes. «L’aménagement urbain et l’aménagement du territoire qui privilégient les infrastructures économes en ressources, favorisent la densification stratégique et créent des quartiers compacts et piétonniers reliés par les transports en commun […] peuvent réduire la consommation d’énergie et les émissions de GES [par habitant] de 36 à 54% en 2050, par rapport au modèle du ‘business-as-usual’.» Les forêts urbaines, les toits verts, les façades couvertes de plantes, les parcs, l’agriculture urbaine figurent parmi les mesures qui bénéficient autant au climat qu’à la santé humaine.
Il faut aussi repenser les transports, arrêter de produire, de vendre et d’acheter des VUS (véhicules utilitaires sports) gros consommateurs d’essence, favoriser le vélo, la marche, le transport en commun, etc. Un tableau montre que les nouvelles technologies seront loin de suffire pour réduire l’impact de l’aviation : il faut plutôt compter sur les changements de comportement, en clair, beaucoup moins voler.
«Une transition vers des régimes alimentaires avec une part plus élevée de protéines végétales dans les régions où la consommation de calories et d’aliments d’origine animale est excessive peut entraîner des réductions substantielles des émissions de GES, tout en offrant des avantages pour la santé. […] Les régimes à base de plantes peuvent réduire les émissions de GES jusqu’à 50 % par rapport au régime occidental moyen à forte intensité d’émissions.»
En phase avec un diagnostic très inquiétant
Toutes ces propositions apparaissent dans le dernier «Résumé à l’intention des décideurs» du Groupe de travail III du GIEC. Fin juin, le rapport du Groupe I portant sur le diagnostic scientifique a fuité à l’Agence France-Presse et fait grand bruit, en raison de ses prédictions apocalyptiques. Si rien n’est fait, la température du globe augmentera vraisemblablement de 4,4 degrés Celcius d’ici la fin du siècle, ce qui mettrait en péril rien de moins que la survie de l’humanité. (Le Groupe II, lui, se penche sur les conséquences, l’adaptation et la vulnérabilité.)
Comme les autres, le Groupe de travail III est constitué de centaines d’experts. Ses rapports s’appuient sur la littérature scientifique, puis sont présentés aux «décideurs», c’est-à-dire aux dirigeants des pays membres des Nations Unies. Tant que ceux-ci ne les ont pas autorisés, les rapports sont officiellement considérés comme étant préliminaires. Ils n’en reflètent pas moins le consensus scientifique.
Les auteurs du dernier «Résumé» du Groupe III ont soigneusement évité d’utiliser le mot très chargé de «décroissance», probablement pour ne pas effrayer les décideurs, suppose Éric Pineault, professeur au département de sociologie de l’UQAM. Mais c’est ce que signifierait la baisse de la consommation de l’énergie et des ressources, ajoute-t-il.
La publication espagnole CTXT ne s’y est d’ailleurs pas trompée quand elle a obtenu ce résumé en exclusivité. «Le GIEC considère que la décroissance est la clé pour atténuer le changement climatique», a-t-elle titré le 7 août. Le 22 août, CTXT publiait un autre article sous le titre «Le GIEC alerte que le capitalisme n’est pas soutenable», sur la base du chapitre Un du rapport du même Groupe III, qui sera publié en mars prochain, soit après la Conférence sur les changements climatiques COP 26 qui se tiendra cet automne à Glasgow (Écosse). La croissance continue constitue le moteur du capitalisme, notait CTXT. Sans ce moteur, le capitalisme disparait et devrait être remplacé par une planification de l’économie au profit de l’intérêt commun.
Une rupture
Le rapport – préliminaire – du Groupe de travail III marque une rupture avec le rapport précédent de 2014, confirme Éric Pineault. «Le dernier rapport insiste sur l’importance de la planification, alors que le rapport précédent parlait de développement durable et de solutions de type marché. Cette fois, on ne fait plus appel au marché et on sort du paradigme néo-libéral».
«Tout en reconnaissant que la technologie a un rôle à jouer pour prévenir le réchauffement climatique, elle n’est plus au centre des propositions des experts. Les auteurs placent la transformation systémique au cœur des solutions. Ils n’utilisent pas le slogan de la décroissance, mais en demandant de s’attaquer à la surconsommation, c’est bel et bien ce qu’ils proposent.»
«Surprise agréable : l’accent est mis sur les inégalités. À la fois dans la contribution inégale aux GES et dans les solutions, afin d’aller chercher l’adhésion du plus grand nombre.» Par habitant, la fraction des 10% des êtres humains les plus riches contribuent 10 fois plus aux émissions globales que les 10% les plus pauvres, soulignent les auteurs du rapport. Ils signalent que plus de 40% des émissions de CO2 des pays en développement résultent de leurs exportations aux pays développés. Ces derniers devraient donc les prendre à leur compte, plutôt que de simplement comptabiliser leurs propres émissions, relève M. Pineault.
Le rapport du Groupe de travail III n’est pas indépendant des conclusions du Groupe de travail I, qui met les décideurs en garde contre une possibilité imminente de catastrophe, ajoute-t-il. «Les risques de catastrophe font l’objet de beaucoup plus de certitude. Les politiciens ne peuvent pas s’en sortir en disant qu’ils ne le savaient pas.» On sait maintenant que le réchauffement climatique ne progressera pas de façon linéaire. Au contraire, les scientifiques appréhendent des changements en cascade, des points de bascule, des accélérations soudaines. «Ils disent : voici l’état des lieux. Tout ne peut pas changer et rester pareil. Ils osent dire qu’on est devant des changements radicaux. Cela doit provoquer une façon de produire et de consommer elle aussi radicalement différente.»