México est une ville qui n’a plus de fin. 18 millions d’habitants, éparpillés sur une myriade de quartiers et de « barrios » (bidonvilles), sur une étendue immense. Comme si cela n’était pas assez, la ville est pleine de grues, de projets d’autoroutes et de constructions désorganisées. Le gouvernement précédent avait mis sur la table un deuxième aéroport, un méga projet de $8 milliards de dollars, qui vient, il y a quelques semaines, d’être rejeté par un référendum auquel plus d’un million de personnes ont participé. Le nouveau président, le populaire Andrés Manuel López Obrador, mieux connu comme AMLO, a dit qu’il allait respecter la volonté des citoyens. Cependant, plusieurs de ses conseillers viennent de l’oligarchie financière, dont le milliardaire Carlos Slim, qu’on dit parfois l’homme le plus riche au monde.
Avec l’élection d’AMLO, mes amis mexicains disent, « tout peut changer si et si, et seulement si ». Ils sont à la fois contents et réservés, sceptiques même. Depuis la grande révolution de 1910, le Mexique a connu plusieurs bouleversements. À l’époque, le peuple avait réussi à renverser le système hérité du terrible colonialisme espagnol, mais sans être capable de mener à bout plusieurs réformes nécessaires pour aller jusqu’au bout de l’espoir d’émancipation.
Dans cette révolution et ce qui est survenu par après, il y a une tradition mexicaine, rebelle, insurrectionnelle, courageuse. C’est un pays où on n’a pas peur de se battre. Et donc c’est une histoire parsemée d’insurrections. En même temps, la culture politique, si on peut dire, est anti-organisationnelle. La plupart du temps, ce sont des « caudillos » (des cheufs ») qui dominent, sous diverses variations d’un discours populiste. Le peuple a raison, mais il n’est pas organisé. Le caudillo devine ce que veut le peuple. Il incarne le peuple. De Zapata à AMLO, il y a une continuité. Certes, il y a des exceptions, comme par exemple, ce qui a été mis en place dans le Chiapas sous l’égide de l’Armée zapatiste de libération nationale. C’est un projet un peu hybride, mais il est enraciné dans le tissu communautaire des premiers peuples qui ont, à vrai dire, une tradition communiste, dans le bon sens du terme, où tout est partagé, y compris les décisions.
Mais dans le reste du Mexique, on n’en est pas là. Dans la grande métropole, il y a une myriade d’organisations politiques et de mouvements sociaux. Ils sont en général très combatifs, mais ils restent dispersés, attachés à une personnalité ou à une idée. Dans les années 1980-90, il y une tentative de faire converger tout le monde autour de ce qui était le Partido de la Revolución Democrática (PRD) où on retrouvait les nationalistes de gauche, les anciens communistes, les trotskistes, un peu tout le monde. Il y avait une vague et en 1989, le candidat du PRD, Cuauhtémoc Cárdenas, gagnait les élections à la surprise générale. Mais on est au Mexique ! La machine de l’oligarchie, avec l’appui des États-Unis, a suspendu l’exercice et fraudé les résultats. Qu’est-ce qui se serait passé si cette coalition de centre-gauche avait gagné les élections ? On ne le saura jamais.
Par la suite jusqu’à récemment, le Mexique a vécu l’enfer. L’oligarchie a accéléré les transformations néolibérales qui ont exproprié des millions de paysans, qui sont aujourd’hui dans les bidonvilles ou quelque part aux États-Unis à cueillir les fraises et les brocolis de Californie pour des salaires de misère. Une partie importante de l’industrie nationale a été démantelée, au profit des ateliers de misère et des usines d’assemblage établis le long de la frontière avec les États-Unis, les maquiladoras. Entre-temps, le pays est devenu le royaume des narco trafiquants, qui contrôlent maintenant, grâce aux $150 milliards de dollars engrangés chaque année, une sorte d’état dans l’État, sans foi ni loi, qui gangrène la police, le système judiciaire, les médias et les partis politiques. Tout cela dans un bain de sang sans fond. Pour la première moitié de 2018, le décompte officiel, très en-deçà de la réalité, est de 22 000 morts. Dans le cadre de l’Accord de libre-échange avec les États-Unis et le Canada (ALÉNA), l’oligarchie s’est modernisée, enrichie et renforcée, en phase avec le crime organisé et Washington. Une catastrophe.
Mais les Mexicains ont continué de signer et de persister. Ils sont revenus à la charge lors des élections qui ont été fraudées, jusqu’à la dernière, dans la bonne tradition des choses. Ils ont fait des insurrections locales de grande durée, comme à Oaxaca. Les Zapatistes ont tenu le coup, malgré l’encerclement et la violence. Les universités où se retrouvent plusieurs millions de jeunes (le Mexique compte 120 millions d’habitants) sont d’éternels réservoirs de résistance. Et finalement, AMLO est parvenu à se faufiler. Fait à signaler, le Mouvement de régénération nationale (MORENA), la bannière sous laquelle AMLO a fait campagne, a remporté les législatives et la plupart des États et des grandes villes. En apparence, c’est un grand succès. Si on gratte un peu, c’est un peu moins reluisant.
MORENA n’est pas vraiment un parti, c’est un amalgame de personnalités qui orbitent autour d’un seul chef. Des camarades me disent que cela pourrait devenir un parti, mais on n’est pas rendus là. Dans cet amalgame, on retrouve un peu de tout, dont plusieurs « dissidents » de dernière heure des partis de droite PRI et PAN, ainsi que d’astucieux entrepreneurs, qui ont eu l’intelligence de voir le vent tourner. Carlos Slim, toujours lui, a dit qu’il était prêt à « jouer le jeu ». En fait, la crise mexicaine atteignait de telles proportions que l’oligarchie, et même les États-Unis, savaient qu’on ne pouvait plus continuer de traiter avec les bandits habituels.
AMLO a fait une belle campagne, très « soft », sans choquer personne : lutte contre la corruption, amélioration des pensions, augmentation des budgets pour l’éducation, etc, tout pour rallier le monde. Ce qui voulait dire, par ailleurs, qu’on a évité les « gros dossiers » : les liens entre l’oligarchie et les narcos, l’impact de l’ALÉNA (que les États-Unis ont renouvelé après l’élection mais avant l’intronisation d’AMLO), la misère systémique dans le monde rural, sans oublier, l’effroyable chaos des migrants.
Le Mexique est en fait coincé, avec des centaines de milliers de Mexicains qui veulent traverser le mur (ils sont déjà plus de 20 millions d’illégaux de l’autre côté), et plus d’un demi-million de Centroaméricains qui arrivent des pays dévastés par la guerre, la pauvreté et la violence, notamment le Honduras et le Guatemala. C’est l’origine des caravanes que les médias ont « découvert » parce que des milliers de migrants marchaient au découvert à travers le Mexique (alors que le problème s’est aggravé depuis des années).
Alors voilà le contexte. AMLO, disent les optimistes, pourra commencer à nettoyer ce terrible gâchis dans une entreprise qui prendrait au bas mot une ou deux décennies. Ceux qui sont plus réservés pensent qu’il va rapidement tourner en rond, ou pire, se casser la gueule. Les mouvements, syndicats, réseaux, organisations autochtones, sont un peu dans l’attente, en partie parce que leur force collective est assez limitée. Certains misent sur des camarades qui ont été intégrés dans l’équipe d’AMLO et qui se retrouvent maintenant sous-ministres ou directeurs de cabinet. D’autres veulent redynamiser le mouvement populaire en proposant pour la millième fois de grandes convergences. Évidemment, tout le monde a aussi les yeux tournés vers El Norte où un grand braillard mal peigné peut à tout moment foutre le bordel.
Tout cela a l’air un peu brouillon, mais pour la délégation québécoise qui était au Forum social mondial des migrations, cela a été une occasion pour renouer des contacts et penser à des passerelles. Le Mexique est ici chez nous au Québec, via l’ALÉNA 2,0, l’immigration, les manœuvres politico-militaires des États-Unis et de son allié-subalterne à Ottawa. Il est aussi ici via des relations de longue date entre des mouvements populaires de toutes sortes.