Le nouvel âge de l’eugénisme et le danger des mirages technologiques

Dans le cadre d'une série de conférence proposée par L’UPOP : " L'eugénisme d’hier à aujourd’hui".

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Claire Comeliau, correspondante en stage

À l’heure où l’IA et les technologies connaissent un essor fulgurant, certaines idéologies cherchent à remodeler l’humain. Parmi ces dérives dystopiques, où la science-fiction semble rattraper la réalité, l’eugénisme refait surface, prétendant optimiser l’espèce humaine au mépris de toute éthique. L’UPOP a organisé une série de quatre conférences à la librairie La Livrerie à Montréal sur la notion de l’eugénisme et sur son évolution d’hier à aujourd’hui.

Transhumanisme et idéologies natalistes : dérives eugénistes

L’image d’un homme machine, comme un cyborg, est issue du courant transhumaniste qui se développe depuis les années 80 : il avance que l’évolution naturelle de l’être humain ne permettra pas à l’espèce humaine de s’adapter à son environnement et que l’intervention technologique ou génétique serait la solution.

De nombreuses figures, souvent issues de la droite radicale, sont adeptes de cette tendance et répandent des discours idéologiques. Elon Musk, par exemple, est un pro nataliste qui revendique fièrement sa paternité de 14 enfants, conçus avec plusieurs partenaires. Ce libertarien est terrifié par l’effondrement de la civilisation et obsédé par le taux de natalité, mais pas de façon anodine : persuadé de détenir de « bons gènes » et d’être « intelligent », Elon Musk souhaite concevoir des enfants pour perpétuer ses gênes avec des femmes qu’il considère à sa hauteur. Une enquête du New York Times révèle qu’il aurait proposé à plusieurs femmes de les enfanter.

Le problème, c’est qu’il présente cette idée comme un acte de bienfaisance, alors qu’en réalité ce n’est autre que du capacitisme : une discrimination fondée sur les capacités physiques et mentales de la personne, moralement injustifiable.

Sa lubie le pousse à œuvrer au développement de ce qu’il appelle l’optimisation génétique, lorsque des entreprises, en échange d’un prix exorbitant, prétendent avoir le pouvoir d’effectuer des modifications génétiques au bon vouloir des parents. Des discours et des positions trahissant clairement la tendance eugéniste d’Elon Musk.

Naissance et évolution de l’eugénisme : de Spencer à Musk

L’eugénisme est une théorie scientifiquement erronée, souvent utilisée comme outil permettant de justifier de nombreuses discriminations. Elle vise à accélérer le processus de la sélection naturelle présumant une amélioration raciale et une reproduction planifiée. Or, il n’y a aucun sens à vouloir accélérer une évolution non prédéterminée.

Cette pseudoscience a gagné en popularité au XXe siècle et tire ses racines dans la théorie de l’évolution de Darwin qui visait à expliquer le mécanisme menant à la formation des espèces et à la disparition de certaines. La théorie darwinienne s’applique au monde animal et présume que l’environnement favorise ceux et celles dont les traits sont les mieux adaptés pour survivre et se reproduire.

Carole Reynaud Paligot, historienne et sociologue française et conférencière de la série d’Upop, explique que le contexte politique est fondamental pour comprendre les logiques sous-jacentes à l’essor de l’eugénisme. Cette théorie émerge à la fin du XIXe siècle dans une société inégalitaire, composée d’une élite économique et politique minoritaire qui contrôle tout, et d’une classe populaire majoritaire : la classe moyenne n’existe pas. En masse, les jeunes de ces classes populaires commencent à avoir accès à l’école et à revendiquer des droits, remettant en cause les privilèges des élites.

Le philosophe Spencer va utiliser la théorie darwinienne et la calquer sur les sociétés humaines, développant le concept de darwinisme social. Les élites seraient les plus dynamiques, catégorisées comme celles et ceux qui réussissent, produisent de bons résultats et qui ont su s’adapter à la société. À l’inverse, la masse resterait dans la pauvreté par manque d’adaptation à son environnement. Cela explique pourquoi Spencer était opposé à toute intervention de l’État, arguant que l’aide sociale fausserait la sélection naturelle et protégerait les « moins aptes ».

Il est fondamental de comprendre que les idées naissent dans un contexte particulier et se reconfigurent. L’eugénisme s’est ainsi développé à l’ère industrielle puis dans les mouvements suprémacistes blancs dans l’Amérique du Nord d’après-guerre, jusqu’à aujourd’hui dans des mouvements de droite radicale ou pro natalistes.

Dimensions endogènes à l’eugénisme : l’anéantissement des minorités

Les dimensions endogènes de l’eugénisme contemporain soulèvent des enjeux éthiques majeurs, car elles tendent à rejeter des minorités et à naturaliser certaines idées par des discours idéologiques. Prenons la notion de la santé : elle est parfois définie à partir de normes statistiques, transformant en pathologie ce qui s’écarte de la moyenne. La santé est aussi souvent réduite à sa dimension physique, négligeant la santé mentale, qui en est pourtant une composante essentielle.

Dans ce contexte, les personnes en situation de handicap se trouvent particulièrement vulnérabilisées, certains discours eugénistes visant à éliminer ce que qui est perçu comme une « anomalie ». Pourtant, le handicap recouvre une réalité très large — porter des lunettes en est déjà un exemple — et ce qui détermine réellement la marginalisation n’est pas la condition en elle-même, mais le préjudice social généré par un environnement inadapté.

Nos sociétés ont largement failli à accueillir ces minorités et se doivent de devenir plus accessibles. Les singularités physiques et sensorielles forment l’essence même de l’humanité et constituent une richesse collective. Il est donc essentiel de donner une place centrale à la parole des personnes concernées pour éviter de faire perdurer une injustice épistémique, qui disqualifie leur expérience et leur savoir. La communauté des sourds, par exemple, revendique sa surdité comme une manière différente de voir le monde, développant les autres sens et nourrissant une culture propre.

Chercher à éradiquer toute différence au nom d’une norme arbitraire est complètement contraire au principe même de l’humanité, qui se fonde sur la diversité.

Où commence l’eugénisme ?

Toutes ces questions font vivre le débat suivant : à partir de quel moment faut-il se considérer comme eugéniste ? Quelle est la limite éthiquement respectable de cette notion ? Un groupe de philosophes de Harvard s’est penché sur le sujet et a exposé sa position qui ne diabolise pas toute modification génétique.

Ils jugent que dès l’instant où le but est d’éliminer une certaine catégorie par des modifications génétiques, ou de faire des choix physiques guidés par une idéologie capricieuse, c’est définitivement de l’eugénisme.

En revanche, selon eux, certaines formes de modifications génétiques peuvent être bénéfiques, comme transformer une fonction négative et l’améliorer. À la seule condition que ces démarches ne soient pas commercialisées, autrement les inégalités sociales et économiques exacerberaient les inégalités génétiques.