L’article de notre chroniqueur a été publié dans Le Devoir du 19 avril 2021.
Les économistes discutent souvent du pouvoir d’achat des consommateurs. Qu’il soit calculé en fonction des individus ou des ménages, il est considéré comme ayant ralenti de façon marquée depuis les années 1970. En nous amusant à inverser le concept de pouvoir d’achat, nous obtenons celui de «pouvoir de vente». Google ne connaît pas cette expression. Pourtant, elle a beaucoup de sens. Qui peut vendre et dans quelles conditions? Ici, il ne s’agit pas de faire des statistiques, mais plutôt de l’économie politique. Deux phénomènes contemporains, donc inextricablement reliés à la COVID-19, permettent une réflexion sur le pouvoir de vente : les mesures sanitaires gouvernementales et les campagnes de vaccination.
Depuis plus d’un an, les gouvernements provinciaux canadiens s’évertuent à appliquer et à retirer des mesures sanitaires assez contraignantes, au gré des hausses et des baisses dans les indicateurs pandémiques. Ces mesures sauvent des vies, cela est indiscutable. Aussi, il convient d’admettre que les administrations provinciales font de leur mieux, tentant de se mettre au diapason de la science. Mais un constat saute désormais aux yeux. Malheureusement, la pandémie a exacerbé l’inégalitarisme structurel de la société marchande. Les grandes chaînes de magasinage et de restauration rapide font feu de tout bois et tirent leur épingle du jeu imposé par la pandémie. Cette réalité s’observe par la quantité mirobolante de marchandises qui sont exposées dans les Walmart et Canadian Tire, ainsi que par les longues files d’attente qui se forment pour la commande à l’auto des McDonald’s et Tim Hortons. Les grandes multinationales du commerce au détail et du fast-food ont les reins solides, mais aussi, elles ont les infrastructures et le modèle d’entreprise nécessaires pour prendre le tournant des mesures sanitaires. De leur côté, les petites entreprises, souvent familiales, qu’elles soient alimentaires, vestimentaires, restauratrices ou autres, ont un caractère local et traditionnel, en plus d’une limite financière qui les rend vulnérables aux mesures sanitaires. Déjà en janvier dernier, Radio-Canada rapportait une étude de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante qui établissait que 2,4 millions des emplois canadiens en petites et moyennes entreprises (PME) étaient en péril. Bref, face à la pandémie, les PME canadiennes sont au bord de la faillite, ou au mieux, enregistrent des pertes majeures. En raison des mesures sanitaires, elles ont perdu leur pouvoir de vente. Celui-ci a glissé vers les magasins à grande surface. C’est évidemment une catastrophe, mais il y a plus, sans jouer les épidémiologistes, il est probable que les Costco et les supermarchés soient des lieux de contagion. De plus, par le caractère impersonnel et rapide de nos visites, qui ne sont pas enregistrées il faut le préciser, ces moments de contagion sont invisibles pour les organismes de santé publique.
Dans une autre sphère, le pouvoir de vente se fait aussi sentir au niveau de la distribution internationale des vaccins. Les deux multinationales aux commandes, Pfizer et Moderna, ne font preuve d’aucune compassion dans les circonstances. Elles appliquent la plus pure logique marchande. Elles exercent à fond leur extraordinaire et soudain pouvoir de vente. En un mot, elles vendent aux plus offrants leurs vaccins tant convoités. La communauté internationale est supplantée par le spectaculaire pouvoir de ces réseaux pharmaceutiques mondiaux. Le résultat est aussi choquant que scientifiquement absurde. La BBC révélait récemment comment Pfizer et Moderna négocient strictement avec les pays les plus riches, reléguant à une «file d’attente» les pays en développement. Avec cette logique, le résultat serait que chaque Américain recevrait une première dose de vaccin avant même qu’un premier Haïtien ne soit vacciné. Comme l’a fait remarquer le directeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Ghebreyesus, d’un point de vue épidémiologique, cette situation est «grotesque». Une pandémie est une épidémie à l’échelle planétaire, il faut la combattre à cette échelle et de façon synchrone. Les Américains pourront bien vacciner toute leur population deux fois, la pandémie se perpétuera si l’immunité collective n’est pas atteinte au niveau mondial. Et si la pandémie perdure, les variants pourraient très bien arriver à contourner les vaccins. La logique marchande se fracasse complètement lorsqu’elle est confrontée à la rationalité biologique. Heureusement des initiatives comme COVID-19 Vaccines Global Access (COVAX) ont été lancées afin de distribuer les vaccins aux pays pauvres. Ce programme permettra, avec l’aide financière des pays riches, de leur offrir 337 millions de doses d’ici juin 2021. Mais le temps presse et il est légitime de se demander si ce ne sera pas trop peu, et trop tard. La solution selon la nouvelle directrice générale de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), Ngozi Okonjo-Iweala, serait que les fabricants de vaccins s’entendent avec les pays en développement et laissent un tantinet de côté les considérations strictement financières. Pfizer et Moderna pourraient donc mieux exercer leur pouvoir de vente, tout en engrangeant des profits faramineux, mais en gardant en tête la responsabilité sociale de leur entreprise.
Le concept de pouvoir de vente permet une réflexion intéressante sur les moyens d’atteindre une véritable équité dans plusieurs domaines. L’idée générale est de chercher comment briser l’inégalitarisme structurel de la société marchande. Dans le contexte actuel de la pandémie, des mesures sanitaires plus équitables s’imposent. Au lieu de fermer tous les commerces jugés non essentiels, il serait peut-être judicieux de fermer les grands magasins un jour sur deux et de laisser les PME ouvertes en tout temps. Au niveau des vaccins, il est évident qu’il faille élargir et accélérer COVAX, mais surtout, il faut ramener à la raison ces multinationales pharmaceutiques, bien que nous leur devions le mérite du développement des vaccins, elles semblent aveuglées par le pouvoir de vente qui brouille l’esprit humain depuis la nuit des temps.
Charles-Étienne Beaudry
Doctorant en science politique à l’Université d’Ottawa