International Crisis Group, juillet 2020
La région du Sahel central (Mali, Burkina Faso et Niger) est perçue, depuis les sécheresses des années 1970-1980, comme un espace écologiquement fragile et de grande pauvreté. Parallèlement, on assiste, dans cette région, à une montée de l’insécurité, et à une multiplication des groupes armés dans les zones rurales, dont certains se revendiquent du jihad. Pourtant, l’idée selon laquelle le réchauffement climatique entrainerait une réduction des ressources disponibles et, par conséquent, une augmentation des violences, ne semble pas se vérifier. La multiplication des conflits dans la région est moins liée à la diminution des ressources disponibles qu’à la transformation des systèmes de production qui génèrent des compétitions mal régulées autour de l’accès aux ressources – en particulier foncières – de plus en plus convoitées.
La région du Sahel central est devenue l’épicentre d’une zone d’insécurité mêlant repli des Etats sur les espaces urbains et multiplication des groupes armées dans les zones rurales.
La lutte contre le changement climatique reste indispensable, tout comme reste indispensable la lutte contre ses effets, qui incluent l’accentuation de la pression foncière. Mais ce facteur n’est ni la seule explication de la montée de l’insécurité ni même la plus déterminante. Dans certains cas, les ressources sont présentes, voire en augmentation, mais les autorités traditionnelles ou centrales n’ont pas toujours la capacité ou la légitimité suffisante pour arbitrer les conflits relatifs à l’accès aux ressources en milieu rural.
Les politiques de développement, si elles partent du postulat que la raréfaction des ressources conduit automatiquement à une flambée des violences, risquent de formuler des réponses inadaptées à la mutation profonde des systèmes agropastoraux. Il importe donc de veiller à la mise en place d’outils capables d’assurer une répartition plus équitable et acceptée des ressources créées. En outre, les choix politiques des Etats jouent un rôle prépondérant dans les équilibres établis entre productions agricoles et pastorales. Au Sahel central, les politiques publiques tendent à favoriser depuis longtemps les agriculteurs sédentaires au détriment des éleveurs nomades. Il faudrait qu’elles corrigent ce déséquilibre et trouvent des solutions qui concilient les intérêts des différents systèmes de production.
II.Quand le climat chauffe, les esprits s’échauffent ?
Ces dernières années, la région du Sahel central (Mali, Burkina Faso et Niger) est devenue l’épicentre d’une zone d’insécurité mêlant repli des Etats sur les espaces urbains et multiplication des groupes armées, dont certains se revendiquent du jihad, dans les zones rurales. Cette insécurité se développe dans une région perçue depuis plusieurs décennies, et notamment depuis les sécheresses des années 1970-1980, comme un espace écologiquement fragile et de grande pauvreté. Un nombre croissant d’experts et de décideurs lient ces deux phénomènes en établissant un lien direct entre la violence et l’impact du changement climatique.
Pour ces acteurs, l’augmentation des températures au Sahel produirait davantage de sécheresses et d’inondations qui compromettraient la production agricole, augmenterait la pauvreté, et nourrirait les violences intercommunautaires. Les groupes armés, notamment jihadistes, exploiteraient ces tensions pour recruter et s’installer. Ce lien apparait si évident à certains observateurs qu’ils soulignent que dans les pays du Sahel central, « la carte de l’insécurité et celle de la faim se sont superposées ».
L’objectif est de sortir d’une situation de pauvreté dont on redoute qu’elle fasse le lit des groupes armés les plus violents.
Cette manière de mettre en relation jihadisme et réchauffement climatique au Sahel est peut-être également un moyen d’attirer l’aide financière en liant deux problématiques qui mobilisent particulièrement les bailleurs internationaux. En février 2019, dix-sept pays du Sahel se sont réunis à Niamey, capitale du Niger, pour adopter un plan d’investissement de 400 milliards de dollars (plus de 350 milliards d’euros) sur la période 2019-2030 afin de lutter contre les effets du changement climatique. A cette occasion, les participants ont déploré l’impact du réchauffement climatique sur la réduction des surfaces arables, l’amenuisement des ressources et la montée de l’insécurité. Ils ont également souligné la nécessité pour les pays industrialisés, premiers responsables du réchauffement climatique, de soutenir financièrement les pays du Sahel qui en sont les premières victimes. Pour les dirigeants sahéliens, ce lien offre également l’avantage potentiel d’attribuer les causes des violences à des facteurs exogènes de grande ampleur dont on ne peut leur attribuer la responsabilité.
Ce plan de lutte contre le réchauffement climatique s’inscrit aussi dans une logique plus large d’initiatives misant sur le nexus « sécurité-développement ». Celles-ci unissent actions pour rompre le cycle de l’appauvrissement du Sahel et interventions pour prévenir l’extension des groupes armés, jihadistes en particulier. Il s’agit d’un côté de déployer l’outil militaire pour vaincre les groupes armés terroristes (GAT) et de l’autre d’investir dans le développement pour garantir l’accès des populations aux ressources. L’objectif est de sortir d’une situation de pauvreté dont on redoute qu’elle fasse le lit des groupes armés les plus violents. Les autorités du Sahel, leurs partenaires et même de nombreux experts répètent souvent que les groupes jihadistes prospèrent parce qu’ils offrent une alternative aux jeunes ruraux sahéliens privés d’un accès aux ressources.
III.Le rôle du changement climatique dans la transformation des systèmes agropastoraux
Il ne fait guère de doute que le changement climatique a une influence importante sur les conditions de production agropastorale. Cela dit, son impact sur les ressources et les violences ne peut être analysé isolément, sans tenir compte d’autres facteurs, et ne peut se résumer à une équation simple entre réchauffement climatique, réduction des ressources et augmentation des violences.
Le changement climatique a certainement contribué à une rupture d’équilibre entre les systèmes de production pastorale et agricole, au détriment des pasteurs. Les sécheresses qui ont affecté le Sahel dans les années 1970-1980 n’ont pas seulement fait baisser les niveaux de production pendant quelques années au Sahel, elles ont également modifié en profondeur les relations entre agriculteurs et pasteurs. Ces années de sécheresse ont décimé les cheptels du centre du Mali, appauvrissant ainsi les bergers peul qui dépendaient de la transhumance pour leur survie.De leur côté, les communautés d’agriculteurs ont certes eu de mauvaises récoltes pendant ces mêmes années, mais elles ont continué à produire et bientôt à générer de nouveaux surplus que beaucoup ont investis dans l’élevage. De nombreux Peul, ruinés lors de la sécheresse, sont devenus des bergers salariés pour le compte de ces propriétaires sédentaires. Cette période est à l’origine d’une crise du pastoralisme et d’une marginalisation des communautés pastorales qui expliquent en partie l’attrait que peut avoir le discours jihadiste après de nombreux Peul nomades.
Mais le changement climatique n’est bien sûr pas seul responsable de cette crise du pastoralisme. Celle-ci s’est aggravée sous l’effet d’autres facteurs, en particulier le rétrécissement de l’espace pastoral, grignoté par l’expansion des terres agricoles et la montée de certaines formes d’insécurité, comme le banditisme armé. L’avancée du front pionnier agricole, c’est-à-dire l’extension des terres utilisées pour l’agriculture, n’est en outre pas uniquement un phénomène démographique. Il est aussi lié aux rapports de pouvoir entre communautés agricoles et pastorales au niveau local ainsi qu’à certains choix politiques, notamment ceux faits par les Etats. Ainsi la priorité accordée par l’Etat malien à la modernisation de son économie agricole et à l’autosuffisance alimentaire a globalement avantagé les agriculteurs par rapport aux éleveurs.
Les conflits locaux qui affectent le centre du Mali sont moins le résultat d’une diminution des ressources que de la montée des tensions autour des différentes manières d’utiliser la terre.
En somme, les conflits locaux qui affectent le centre du Mali sont moins le résultat d’une diminution des ressources – en réalité, les ressources produites ont globalement augmenté au centre du Mali – que de la montée des tensions autour des différentes manières d’utiliser la terre. Le climat, en l’occurrence une sécheresse prolongée dans les années 1970-1980, a bien eu un impact important sur la région, mais ses répercussions sur le conflit ont été plutôt indirectes et ne peuvent être appréhendées qu’à travers l’analyse plus large des mutations des systèmes de production agropastoraux.
IV.Ressources accrues, tensions accrues
L’idée que les conflits qui affectent le Sahel sont liés directement à une raréfaction des ressources, elle-même en partie provoquée par le changement climatique, risque de déboucher sur des politiques de développement dont la raison d’être principale est d’augmenter les ressources disponibles. Si l’on suivait cette logique, la réponse aux sécheresses qui aggravent les relations entre communautés agricoles et pastorales serait, par exemple, de soutenir des projets de creusement de puits afin d’augmenter les ressources en eau disponibles. Et pourtant, l’expérience semble montrer que la création de nouvelles ressources peut elle aussi provoquer une recrudescence des tensions locales et parfois même des conflits violents dans plusieurs régions du Sahel.
Au centre du Mali, dans le cadre de l’ODEM (Opération de développement de l’élevage dans la région de Mopti) le creusement de puits pastoraux comme celui de Tolodjé, une importante réserve pastorale, a mis en valeur des espaces auparavant dépourvus d’eau. Les puits pastoraux ont alors attiré des populations d’agriculteurs dogon (une communauté du centre Mali) qui se sont installées initialement avec l’autorisation d’éleveurs peul, souvent reconnus par l’Etat comme détenteurs des droits d’usage de la terre. Avec le temps, le nombre d’agriculteurs a augmenté et ils ont commencé à faire prévaloir leurs droits sur les terres autour de ces puits, pourtant construits pour les éleveurs. Les tensions entre éleveurs et agriculteurs se sont exacerbées dans un contexte où ni l’Etat ni les autorités locales dites traditionnelles ne semblaient en mesure de réguler de manière pacifique et consensuelle les questions d’utilisation des ressources foncières. Dans cette zone, les violences récentes entre jihadistes et groupes d’autodéfense sont en partie liées à ces querelles autour de réserves d’eau devenues accessibles au cours des dernières décennies.
Autre exemple : au Burkina Faso, dans la province du Soum, le projet de développement Riz Pluvial a permis l’augmentation des volumes de production rizicole dans la commune de Béléhédé. Mais ce projet a simultanément affecté les équilibres démographiques et politiques locaux : l’installation de populations de paysans allochtones, surtout issus des groupes fulsé et mossi, a été facilitée par ce projet. A l’inverse, les propriétaires peul, souvent éleveurs nomades, estiment avoir été évincés de ces terres sans compensation satisfaisante. Les populations allochtones ont également cherché à contourner l’autorité traditionnelle autochtone, en l’occurrence l’Emir de Tongomayel, en nommant leurs propres chefs de village. Dans ce contexte de tensions locales, des éleveurs peul se sont rapprochés des groupes jihadistes, connus par ailleurs pour rejeter les décisions de l’Etat et faciliter l’accès à la terre des populations qui les soutiennent.
Dans ces deux cas, ce n’est pas la raréfaction des ressources qui a généré la violence, mais bien au contraire la création de nouvelles ressources qui a généré ou exacerbé les conflits portant sur l’usage de la terre et l’accès au foncier.
V.Mutations des systèmes agropastoraux et niveau de violence : l’exemple du centre du Mali
Il n’y a pas de relation causale simple entre le changement climatique et le niveau de violence.
Si le changement climatique affecte bien les niveaux de production au Sahel, il n’y a pas de relation causale simple entre ce facteur et le niveau de violence, et particulièrement entre la réduction des ressources et la flambée de violence. La multiplication des conflits au Sahel est davantage liée à la transformation des systèmes de production qui génèrent des compétitions mal régulées autour de l’accès aux ressources – en particulier foncières – de plus en plus convoitées. Paradoxalement, alors que la surface des terres arables susceptibles d’être mises en valeur dans les pays sahéliens diminue chaque année sous l’effet du changement climatique, les surfaces effectivement cultivées et les niveaux de production continuent d’augmenter. Ce phénomène s’explique par l’expansion démographique, mais aussi par le développement des capacités de mise en valeur des territoires. Le changement climatique accentue la pression foncière, mais il n’est ni le seul facteur explicatif ni même le plus déterminant. La pression foncière est surtout liée au fait que la terre acquiert de plus en plus de valeur et devient de plus en plus la cible de convoitises.
Ainsi, dans la région de Mopti (centre du Mali), cœur de l’insurrection menée par le prédicateur Hamadoun Koufa, dirigeant de la Katiba Macina, les niveaux de production agricole sont en forte augmentation ces deux dernières décennies malgré des variations relativement importantes d’une année sur l’autre. Alors que la production céréalière était de 420 000 tonnes en 1999-2000, elle a triplé quinze ans après, atteignant un pic de 1,22 million de tonnes en 2015-2016. L’augmentation des volumes de production céréalière est en grande partie liée à celle des surfaces céréalières cultivées qui passent de 789 120 hectares en 2001-2002 à 991 554 hectares en 2016, soit une augmentation de 26 pour cent. Au Sud de la région de Mopti, théâtre de violents conflits locaux, une ruée mal régulée vers les terres de culture sur les plaines du Seeno-Gondo est à l’origine de tensions violentes entre communautés peul et dogon.
Alors que la forte demande foncière exacerbe les conflits, les mécanismes de régulation – qu’ils soient traditionnels ou mis en place par l’Etat central – n’ont pas toujours l’efficacité ou la légitimité suffisante pour permettre d’arbitrer les querelles. Un grand nombre de conflits sont liés aux tentatives d’accaparement de nouvelles terres, sources de tensions entre les populations que les autorités n’arrivent pas à gérer de manière pacifique. Sous les effets de la mécanisation de l’agriculture, de l’irrigation et de la migration des communautés dogon habitant les falaises de Bandiagara en direction des plaines, le besoin en terres agricoles a fortement augmenté, ce qui a fait grimper leur valeur. Davantage d’agriculteurs exploitent des terres réservées auparavant à l’élevage et s’approprient celles situées près des points d’eau et des puits pastoraux pour y pratiquer des cultures maraichères. Cette expansion des terres agricoles, en rendant difficile l’accès du bétail aux pâturages et aux points d’eau, provoque des incidents violents.