L’éducation populaire au Québec, un levier important dans la nécessaire bataille des idées

Ronald Cameron est membre du comité de rédaction de Plateforme altermondialiste

L’éducation populaire a été un moteur de transformation sociale au Québec. Non formelle, elle s’adresse aux adultes dans des parcours qui ne débouchent pas sur une sanction[1]. Avec les luttes citoyennes des années 60 et 70, l’éducation populaire a permis à nombre de personnes des milieux québécois les plus modestes d’apprendre à s’organiser, à s’exprimer et à revendiquer pour améliorer ses conditions de vie et de travail. Lorsque fut diffusée au Québec l’approche de Paulo Freire qu’il a développée au Brésil pour alphabétiser parmi les plus pauvres du Nord-Est du Brésil[2], elle a vite conquis ici les faveurs des éducateurs et des éducatrices les plus engagé. e. s auprès des couches populaires.

L’éducation populaire autonome

La version québécoise de l’approche de Freire se nomme l’éducation populaire autonome. Le concept d’autonomie en éducation populaire au Québec est central dans le développement de l’action communautaire autonome que l’on connait aujourd’hui. Cette autonomie de l’éducation populaire s’est d’abord définie en opposition aux activités d’apprentissage développées par l’État dans les commissions scolaires. Celle-ci fut par la suite mise à l’écart, car non directement contributive à la diplomation. Elle est aujourd’hui devenue un parent pauvre de l’école publique, voire inexistante dans l’actuel système d’éducation.

Le concept d’autonomie s’est par la suite renforcé en formulant une volonté de s’incarner dans une perspective de transformation sociale, à l’instar de l’approche de Freire. Cette transcroissance de l’activité d’éducation dans un engagement social, voire politique, mais non partisan, pourrait se nommer aujourd’hui comme une éducation populaire de transformation sociale.

Avec son système d’affiliation à travers des tables régionales, le Mouvement d’éducation populaire et d’action communautaire du Québec (MÉPACQ) représente au plan provincial un mouvement qui se rapproche le plus des mouvements latino-américains d’éducation populaire qui reprennent les méthodes de Paulo Freire. La préoccupation de l’éducation se décline dans une action sociopolitique.

La bataille des idées et le centenaire de naissance de Paulo Freire

On fêtera le 19 septembre 2021 le centième anniversaire de naissance de Paulo Freire. Des activités partout dans le monde vont souligner la contribution de ce promoteur des pédagogies critiques. Le Conseil d’éducation populaire d’Amérique latine et des Caraïbes (CEAAL), en alliance avec des mouvements sociaux, des collectifs et des institutions, a mis en place la Campagne latino-américaine et caribéenne pour la défense de l’héritage de Paulo Freire[3].

La commémoration n’est pas l’objectif principal de la campagne. Il s’agit plutôt de valoriser la contribution de Freire à promouvoir la pensée critique et à s’opposer à l’offensive marquée par la remise en question des conquêtes des mouvements sociaux et des avancées des gouvernements de la vague rose en Amérique latine.[4] Les campagnes contre l’approche de Freire au Brésil sont des attaques contre les approches d’éducation populaire.

L’éducation populaire au Québec

Par ailleurs, ce contexte n’est pas le propre de l’Amérique latine. Il suffit de constater ici, comme ailleurs dans le monde, les pressions que subissent les réseaux d’éducation populaire autonome avec l’accumulation des coupures de financement, avec les attaques idéologiques contre les actions anti-systémiques et avec le contexte sanitaire qui accentue les obstacles au développement des mobilisations.

Avant la pandémie, ce n’était pas le paradis au Québec en éducation populaire. L’action communautaire et l’éducation populaire, comme beaucoup de mouvements sociaux, ont subi les contrecoups des politiques néolibérales[5], qui considèrent que l’éducation est la responsabilité des individus et que le financement public des services doit servir une société de la performance. Par ailleurs, c’est connu que l’institutionnalisation de l’éducation populaire a amené nombre de groupes à œuvrer plus dans une perspective d’insertion sociale et de renforcement des capacités individuelles, aussi nécessaire qu’elle peut l’être, qu’à la valorisation de l’action collective anti-systémique, notamment avec l’élargissement des financements à des fondations privées[6]. La pandémie a bouleversé les organismes d’éducation populaire et d’action communautaire. Cette crise sanitaire a notamment supprimé les contacts en présence et crée des contraintes énormes sur l’engagement social en exigeant des personnes impliquées plus de capacités à manipuler les outils technologiques.

Toutefois, la crise climatique crée des perspectives nouvelles d’action citoyenne. En effet, à l’instar de l’ensemble de la société, l’ampleur des enjeux a secoué les mouvements communautaires et d’éducation populaire et amènent les organismes à se renouveler et à rallier les mobilisations sur les enjeux climatiques, comme en témoigne l’engagement du MÉPACQ au Front commun sur la transition énergétique et avec La planète s’invite.

L’éducation populaire de transformation sociale

La pédagogie de la conscientisation et de la transformation sociale est une posture critique qui permet de décoder la réalité et de réaliser l’ampleur des mensonges qui nous sont racontés. Elle agit comme un révélateur des inégalités, de l’injustice et des rapports de pouvoir. Le reconnaître et le comprendre sont une chose, en prendre conscience et agir en conséquence, en est une autre. Comme le disait Freire, on peut instruire les gens à la réalité des injustices, mais ce n’est pas la seule transmission des connaissances qui transforme les sociétés. Ce sont les gens qui la transforment. L’éducation populaire autonome et la pédagogie de transformation sociale sont des outils précieux dans la bataille des idées, qui est aussi une bataille nécessaire pour développer une pratique de contestation sociale anti-capitaliste et anti-systémique.

Les pédagogies de conscientisation trouvent sa raison d’être dans son opposition à toutes les formes de domination et d’oppression systémique, à contresens des démarches autoritaires prétendument objectives et neutres. Paulo Freire disait : «Personne ne se libère seul, mais personne ne libère autrui.» Autrement dit, il ne faut pas attendre un sauveur. «Les êtres humains se libèrent ensemble par l’intermédiaire du monde.». (Freire 1974, p. 44).

 

[1] Sa méthode et sa philosophie peuvent toutefois s’appliquer à l’école publique, mais pour ce faire, celle-ci doit se distancier d’une vision de la réussite centrée sur la diplomation. C’est la question soulevée dans l’article que j’ai préparé pour le numéro 26 des Nouveaux cahiers du socialisme  à paraître en septembre 2021, «L’école publique au temps du néolibéralisme. L’urgence d’agir».

[2] Paolo Freire, Méthode d’alphabétisation des adultes employée dans le Nord-Est brésilien, un chapitre du livre Praxis de liberté, 1965, publié par l’Institut canadien pour l’éducation des adultes, Montréal, 1970, <http://bv.cdeacf.ca/RA_PDF/8292.pdf>.

[3] En ligne https://ceaal.org/v3/campanha-defensa-legado-paulo-freire/

[4] Sous le mot d’ordre de «Basta Freire», le mouvement École sans parti manifestait aux côtés des mouvements réactionnaires au Brésil qui ont mené campagne pour Bolsonaro, le président d’extrême droite. Voir en ligne https://plantaobrasil.net/news.asp?nID=94938&p=2

[5]  «Le désengagement social de l’État et les compressions budgétaires répétées, appelées ces dernières années les ‘mesures d’austérité ‘, sont identifiés comme étant deux éléments majeurs», dans Les organismes communautaires autonomies : entre engagement et épuisement, Rapport en suivi de la Commission populaire pour l’action communautaire autonome (ACA), Regroupement québécois en action communautaire autonome (RQACA), octobre 2016. en ligne : https://mobilisationaca.files.wordpress.com/2016/10/rq-aca-rapportcommissionpopulaire-oct2016-pour_lecture_web.pdf

[6] Vincent Greason, Un conte Comment être instrumentalisé sans s’en apercevoir, Trovep de l’Outaouais, avril 2015 en ligne https://e905399d-d3b0-459d-9246-53c9f5b42ad4.filesusr.com/ugd/d8e0d7_9c5b657fcd53430eb6ac033575947b84.pdf