Une quatrième rencontre virtuelle le 14 novembre dernier organisée par plusieurs organismes québécois a permis de dégager un certain nombre d’hypothèses sur l’« après-Trump », ce qu’il faut mettre entre guillemets compte tenu des incertitudes sur la transition et sur les alignements politiques qui se dessinent[1]. Chose certaine, c’est une nouvelle période d’incertitudes qui s’ouvre.
Pierre Beaudet
La manifestation, qui a regroupé plusieurs milliers de partisans de Trump à Washington dimanche dernier, était plus impressionnante sur le plan du ton militant que sur celui du nombre de manifestants. Cela a été particulièrement frappant de constater la forte participation de la galaxie de l’extrême-droite (des « Proud Boys aux partisans du KKK et des néonazis), très visible avec leurs accoutrement militaire et leurs slogans sulfureux. Est-ce qu’on peut considérer cela comme un symptôme des crises à venir ?
Les camps retranchés
En dépit du ralliement des grands médias (y compris de droite comme le Wall Street Journal) à l’élection de Biden, le départ de Trump reste rejeté par une frange considérable d’Américain-es, y compris le noyau d’extrême-droite très présent dans plusieurs régions du pays. Rappelons que le cher Donald avec 72 millions de votes a gagné cinq millions de suffrages de plus qu’en 2016. Au Congrès, les Républicains ont marqué des gains à la Chambre des représentants (qui reste avec une mince majorité démocrate) et ont de bonnes chances de demeurer majoritaire au Sénat (il y aura des élections complémentaires pour combler deux sièges au sénat en Géorgie, un État traditionnellement conservateur).
Entretemps, le camp républicain essaie de préparer ses prochains combats. Il semble dans ce contexte que le discours hargneux de Trump n’a pas pour but principal de faire dérailler l’élection (les accusations de fraude ne tiennent pas la route). Il n’est pas vraiment question de déclencher un mouvement extra-parlementaire offensif pour empêcher l’intronisation de Biden en janvier prochain. En réalité, l’objectif le plus important est de préserver la mobilisation de la droite, de préparer d‘interminables conflits qui vont sans doute surgir pour paralyser la nouvelle administration et en bref, de semer la pagaille. En agissant ainsi, les républicains espèrent se positionner la prochaine élection de 2024. en dénonçant le chaos qu’ils auront eux-mêmes semé.
Le dilemme républicain
Il leur reste cependant à déterminer comment « liquider » Trump sans détruire son « précieux » héritage, c’est-à-dire la puissance base d’appui qu’il a érigée parmi les couches moyennes et populaires blanches (57 % des Blancs ont voté pour réélire le président)[2]. Le leader de la majorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell, qui aura un rôle important à jouer là-dessus affirme encore son appui au président, comme la plupart des élus républicains. Mais on sent que ça remue dans les rangs, ce qui devient audible avec quelques « dissidents », tels Mitt Romney, Lisa Murkowski ou Susan Collins. Le dilemme est le suivant : la progression vers la droite et même l’ultra droite, amorcée dans les années 1960, a été « gagnante » pour les républicains. Avec Trump, cela est devenu encore plus évident. Les nombreux élus républicains, à l’échelle fédérale et locale, savent cela et donc, ils hésitent à condamner l’inacceptable obstruction de Trump, contre l’establishment économique, politique et médiatique.
Pour les secteurs dominants aux États-Unis par ailleurs, on sent que la tendance principale est de demander à Trump d’accepter sa défaite, en espérant que ses politiques « fondamentales » vont rester à peu près en place sous Biden. Pour le 1 %, Trump a un comportement erratique, voire dangereux. On se souvient que la grande bourgeoisie allemande, au début des années 1930, avait les mêmes réticences devant Hitler. Elle s’était finalement ralliée au chef nazi, par peur de la montée des forces socialistes et communistes. Visiblement sur ce dernier point, on n’est pas dans la même situation aux États-Unis aujourd’hui. On ne peut pas dire effectivement que la timide montée de la gauche représente une menace réelle et immédiate contre le dispositif du pouvoir[3].
Continuité ou rupture avec Biden ?
Branko Marcetic, un des intervenants à la rencontre de samedi dernier, par ailleurs journaliste avec Jacobin, la publication-phare de la gauche états-unienne, estime que la droite aura beau jeu d’utiliser les divisions, l’incohérence et les inaptitudes du camp démocrate en général, et du président élu Joe Biden en particulier. « Depuis les années 1980, les démocrates ont évolué vers la droite sur tous les dossiers, y compris l’économie, la politique extérieure, etc. Biden lui-même à l’époque où il était sénateur et plus tard en tant que vice-président d’Obama, a accepté l’abandon de plusieurs législations protégeant les syndiqués et les consommateurs. Il a promu toutes les lois protégeant le tournant néolibéral. Il été un fervent partisan de la guerre « sans fin » au Moyen-Orient. Ce faisant, les démocrates ont perdu en grande partie leur base sociale traditionnelle parmi les syndiqués et les communautés minoritaires ». Branco s’attend donc à la continuité plutôt que des ruptures entre les administrations Trump et Biden. Seule une énorme pression populaire, comme on l’a vu dans le sillon des mobilisations de l’été dernier, pourrait faire la différence ».
Kitzia Esteva-Martinez, chargé de campagne avec la Global Social Justice Alliance est un peu plus optimiste. « La victoire contre Trump a démontré le regain des mouvements populaire, contre le racisme, la pauvreté, l’autoritarisme. Le résultat de l’élection résulte d’une vaste campagne à la base dans des États traditionnellement conservateurs comme l’Arizona, où c’est le travail de porte-à-porte qui a fait sortir les électeurs africains-américains, latinos et autochtones ». Avec le nouveau leadership où on trouve de nombreuses féministes de couleur, Esteva-Martinez pense que les 100 premiers jours de la présidence Biden pourraient être décisifs pour faire pression en faveur des projets transformateurs que la gauche démocrate a fait ressortir, notamment le Green New Deal.
De l’éveil des consciences à l’organisation
Pour sa part, Jenni Monet, une journaliste autochtone de la communauté Pueblo of Laguna (New Mexico) s’enthousiaste de la mobilisation des Premières nations (2,8 millions de personnes)dans le processus politique, notamment dans les États où elles sont concentrées (New Mexico, Arizona, Dakota du Nord, etc.). « On a vu leurs actions de résistance se multiplier contre les projets extractivistes et les pipelines, notamment à Standing Rock (Dakota), contre le projet (Keystone XL) qui doit construire le pipeline apportant le pétrole des sables bitumineux de l’Alberta. La plus grande participation électoral des premières nations a également illustré ce désire de s’impliquer davantage ».
Il est indéniable, selon Biju Mathew qui préside l’Alliance des chauffeurs de taxi de New York (24 000 membres) que quelque chose est en train de changer aux États-Unis. « On a assisté cet été à la plus grande mobilisation populaire dans l’histoire des États-Unis, plus que le mouvement contre la guerre au Vietnam et le mouvement pour les droits civils. Qualitativement, ce mouvement, sous le leadership essentiellement jeune de Black Lives Matter (BLM), passait par-dessus bien des clivages communautaires et de classe en regroupant Blancs, Africains-Américains et Latinos dans toutes les régions, des grandes aux petites villes, dans les États traditionnellement conservateurs (comme le Mississipi et le Texas) ou plus progressistes (Californie ou New York) ». Sur le plan politique et idéologique ajoute Mathew, « une grande coalition s’est reconstruite entre les « libéraux » et les « progressistes ». Ou, dit autrement, entre ceux qui veulent réformer le système (des néokeynésiens) et ceux qui veulent le remplacer (dans une perspective socialiste). Cette convergence cependant reste fragile : « les libéraux seront courtisés par la droite démocrate pour renvoyer les vraies réformes à plus tard, comme l’assurance-santé, le virage vert, la mise au pas des appareils policiers violents et militarisés ». Pour résister à cela, il faudra que les mouvements populaires soient de mieux en mieux organisés et politisés.
Contre la guerre
Bien que la question de la guerre et de l’impérialisme n’ait pas été non plus tellement abordée durant la campagne, il faudra faire pression sur Biden. Selon Esteva-Martinez, la guerre de classe contre les classes populaires aux États-Unis est la même que celle qui sévit contre les peuples du monde : « on ne peut pas penser qu’on va gagner une bataille sans l’autre. Le militarisme et la violence doivent être vaincus partout, ici et ailleurs ».
Plus concrètement, il est possible, même probable, que Biden continue d’alimenter la « nouvelle » guerre froide avec la Chine et la Russie, via des affrontements « par procuration » contre l’Iran, le Yémen, le Venezuela, la Syrie, etc. ». Au-delà de ses accents néoconservateurs, la « guerre sans fin » amorcée par George W. Bush en 2001 semble destinée à marquer la prochaine période. Par ailleurs, tout en s’affirmant partisan d’un retour au multilatéralisme, Biden pourra difficilement aller plus loin qu’un endossement assez théorique de l’Accord de Paris sur les changements climatiques, sans nécessairement investir les États-Unis sérieusement dans cette grande bataille.
Patience et détermination
S’il y a un consensus parmi les progressistes états-uniens, c’est que la défaite de Trump est une petite mais significative partie d’une longue bataille. Ainsi, « par rapport à la prochaine élection de 2024, affirme Mathey, il faudra beaucoup mieux s’organiser pour faire échec à la droite ». Un des enjeux importants sera de « mobiliser activement le monde syndical, terriblement affaibli par des décennies de néolibéralisme, mais où on sent un regain de militantisme comme on l’a vu récemment avec les grèves d’enseignantes ». Une vaste « coalition de coalitions » est requise entre les mouvements qui luttent contre le racisme, pour la justice climatique et la défense des droits des travailleurs et des travailleuses. Pour Jenni Monet, « les enjeux environnementaux doivent revenir au premier plan (ils ne l’ont pas été durant la dernière campagne) ». Encore là, il faudra coaliser les écologistes avec les autochtones et les gens qui subissent le plus fortement les changements climatiques. Loin mais proche des États-Unis, il y a nous tous. Aux États-Unis comme ailleurs selon Monique Simard, on constate l’immense travail qui attend les mouvements populaires » : « il ne faut pas baisser les bras ».
[1] À cette rencontre organisée par Dialogue Global, Alternatives, la Plateforme altermondialiste, les Ami-es du Monde Diplomatique et la Commission altermondialiste de QS ont participé Monique Simard (productrice culturelle de Montréal), Biju Mathew (Taxi Workers Alliance de New York), Branko Marcetic (journaliste avec la revue Jacobin), Kitzia Esteva-Martinez (Global Social Justice USA) et Jenni Monet (journaliste autochtone).
[2] Le clivage communautaire du vote a été décisif : 87 % des Africains-Américains ont voté pour Biden, 66 % des Latinos et 63 % pour les personnes d’origine asiatique.
[3] La gauche regroupée notamment dans les Democratic Socialists of America (DSA) a fait quelques percées qui vont renforcer au Congrès l’action des « quatre combattantes » qui ont été élues en 2016 (Alexandria Ocasio-Cortez (New York), Ilhan Omar (Minnesota), Ayanna Pressley (Massachusetts) et Rashida Tlaib (Michigan). Sans compter plusieurs élu-es dans les États et les municipalités. Sur le plan électoral, cette gauche représente probablement autour de 3-5 % de l’électorat.
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