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Isabel Cortés, collaboration

Dans une décision qui marque l’histoire, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) de Colombie a porté des accusations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité contre 28 militaires à la retraite. Ça concerne trois majors généraux et deux brigadiers généraux, pour leur rôle dans 604 assassinats extrajudiciaires, surnommés «faux positifs», sur la côte caraïbe entre 2002 et 2008, Parmi les victimes, on compte 31 Autochtones des peuples Wiwa, Wayúu et Kankuamo, 26 mineurs et 14 femmes, dont une était enceinte.

Ces décès, faussement présentés comme des pertes au combat, dévoilent un chapitre noir du conflit armé colombien, teinté d’une violence systématique contre des personnes civiles pour gonfler les résultats militaires. Ce jugement représente une avancée majeure vers la justice, mais pour les familles des victimes — incluant 31 Autochtones, 26 enfants et 14 femmes — la quête de vérité et de réparation reste une plaie vive.

Un système de tromperie et de mort

La Chambre de reconnaissance de la vérité de la JEP a analysé 796 décès rapportés comme des résultats opérationnels par 19 unités militaires sur la côte caraïbéenne de la Colombie, concluant que 604 — près de 76 % — étaient des exécutions illégales de civils. L’enquête a mis au jour un stratagème macabre : des commandants militaires, sous pression pour afficher des résultats dans leur lutte contre les groupes armés, ont orchestré des assassinats et des camouflages. Les victimes étaient attirées par de fausses promesses d’emploi, exécutées, puis présentées comme des guérilleros pour simuler des victoires opérationnelles.

Parmi les accusés, on retrouve les majors généraux à la retraite Hernán Giraldo Restrepo, Jorge Enrique Navarrete Jadeth et Raúl Antonio Rodríguez Arévalo, qui ont dirigé des unités comme la Xᵉ Brigade blindée et le Bataillon d’artillerie n° 2 La Popa. S’ajoutent les brigadiers généraux à la retraite Fabricio Cabrera Ortiz et Adolfo León Hernández Martínez, sept colonels, dont William Hernán Peña Forero, ainsi que 16 officiers et sous-officiers. La JEP a établi que ces militaires ont soit propagé cette politique d’exécutions, soit participé directement à des crimes comme l’homicide, la disparition forcée et la torture.

L’enquête a révélé un système d’incitatifs tordu. Les commandants offraient des récompenses — promotions, congés ou argent — pour un grand nombre de «pertes» ennemies, tandis que celles et ceux qui échouaient risquaient des sanctions ou le renvoi. Un message consigné sommait : «Un soldat qui ne produit pas de résultats, on l’élimine du système.» Cette pression s’est accentuée après la démobilisation paramilitaire de 2004, lorsque les unités militaires se sont tournées vers des civils pour maintenir leurs chiffres.

Un impact dévastateur sur les peuples autochtones

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Le bilan humain est bouleversant. Parmi les 604 victimes, 31 étaient des Autochtones des peuples Wiwa, Wayúu et Kankuamo, dont les communautés ont subi des dommages disproportionnés. Les assassinats ont provoqué des déplacements forcés, une insécurité alimentaire et la fracture des liens culturels. Dans ces communautés, les femmes sont des piliers de la tradition, et leur perte — comme celle de Yajaira Cristina Nieves Oñate, une mère Wiwa enceinte tuée en 2006 — a frappé durement les générations futures.

Les enfants n’ont pas été épargnés. La JEP a recensé 26 cas, dont une adolescente Wiwa de 16 ans et deux frères de 13 et 15 ans, attiré.es par des promesses mensongères, puis exécuté.es. Ces actes violent le droit international humanitaire, qui exige la protection des mineurs. À ce jour, 122 victimes demeurent non identifiées, laissant leurs familles dans une attente déchirante. La JEP a réussi à identifier et remettre 14 corps, un pas modeste, mais significatif, vers la dignité.

Un système macrocriminel

La JEP a qualifié ces assassinats de partie intégrante d’un «modèle macrocriminel» reposant sur trois piliers : une pression implacable pour obtenir des résultats, des récompenses pour ceux qui s’y pliaient et un camouflage systématique. Les unités militaires collaboraient avec des recruteurs civils pour cibler des personnes vulnérables, comme des jeunes sans emploi ou en situation de pauvreté. Dans un cas marquant, 11 jeunes de Tolú Viejo, dans le département de Sucre, ont été dupé.es en 2007 avec des promesses de travail dans des fermes, pour ensuite être tué.es et déclaré.es comme insurgé.es par l’unité Gaula Córdoba.

Les camouflages étaient sophistiqués. Les scènes étaient truquées avec des armes placées sur les lieux, et les plaintes étaient balayées du revers de la main, qualifiées de «guerre juridique» menée par des groupes subversifs. Cela garantissait l’impunité, permettant aux exécutions de se propager dans sept départements : Atlántico, Bolívar, Cesar, Córdoba, La Guajira, Magdalena et Sucre.

Ces constats s’inscrivent dans un contexte plus large du conflit colombien. Entre 2002 et 2008, sous la présidence d’Álvaro Uribe, la JEP estime qu’il y a eu 6 402 faux positifs à l’échelle nationale. Le cas de la côte caraïbe fait partie du dossier 03, qui enquête sur ces exécutions dans plusieurs régions. Jusqu’à maintenant, plus de 100 officiers ont été accusés, dont 92 ont reconnu leur responsabilité.

Et après?

Les 28 personnes accusées ont 30 jours pour accepter ou rejeter les accusations. Si la responsabilité n’est pas reconnue par une déposition complète, la sanction pour culpabilité pourrait être d’écoper de sanctions restauratives, comme des travaux communautaires, après des audiences publiques avec les victimes. Si on nie les faits, la sentence peut les conduire à faire face à un procès qui pourrait mener à des peines allant jusqu’à 20 ans de prison. Le processus met l’accent sur la vérité et la réparation, conformément au mandat de la JEP issu des accords de paix de 2016.

Les victimes, dont 4 271 sont reconnues dans le dossier 03, peuvent soumettre des observations. Leurs voix sont cruciales, car elles réclament non seulement la justice, mais aussi le retour des dépouilles de leurs proches. Pour les communautés autochtones, cela inclut le rétablissement des pratiques culturelles perturbées par les déplacements forcés.

Un appel mondial à la justice

Les faux positifs de la Colombie rappellent à quel point des politiques étatiques peuvent dégénérer en atrocités. Le travail de la JEP propose un modèle de justice transitionnelle, alliant reddition de comptes et quête de vérité. Mais les défis persistent : des victimes toujours non identifiées, des menaces pesant sur les personnes survivantes et celles et ceux qui dénoncent, ainsi que des résistances politiques au processus de paix.

À l’échelle mondiale, ce cas trouve un écho dans les débats sur la responsabilité militaire, que ce soit en Ukraine ou au Myanmar. Il souligne l’urgence de mettre en place des mécanismes solides pour protéger les civils dans les conflits. Alors que la Colombie fait face à son passé, le monde doit amplifier la voix des victimes.

Source : Communiqué officiel de la JEP, 8 avril 2025.


Sur les «faux positifs»

Qu’est-ce que les «faux positifs» en Colombie?

Les «faux positifs» sont des assassinats extrajudiciaires commis par des membres de l’armée colombienne, surtout entre 2002 et 2008, sous la présidence d’Álvaro Uribe Vélez. Dans ce système, des civils innocents étaient tués et présentés à tort comme des guérilleros ou des insurgés abattus au combat pour gonfler les résultats militaires et faire croire à des «succès» dans la lutte contre les groupes armés. Les victimes, souvent des gens vulnérables comme des jeunes sans emploi, étaient attirées par de fausses promesses de travail, exécutées, puis déguisées avec des uniformes ou des armes pour faire semblant qu’il y avait eu un affrontement.

Comment la Colombie s’y prend-elle pour réparer les torts causés aux victimes de ces crimes?
La JEP, mise sur pied après les accords de paix de 2016, est à la tête des efforts pour garantir justice et réparation. Dans le cas de la côte caraïbe, 14 corps ont été identifiés et remis aux familles, une étape vers la dignité, même si 122 victimes restent toujours sans
nom. Les victimes, incluant 4 271 personnes reconnues dans le dossier 03, peuvent prendre part au processus pour exiger la vérité, la justice et le retour des dépouilles de leurs proches. Pour les communautés autochtones, la réparation passe aussi par le rétablissement des pratiques culturelles bousculées par les déplacements forcés.

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Isabel Cortés
Isabel Cortés est journaliste colombienne avec plus de 14 ans d’expérience en journalisme d’investigation et en conseil pour les publications scientifiques. Son parcours s’est concentré sur la défense de la liberté de la presse, des droits humains et la promotion d’un journalisme indépendant et à impact social. Jusqu’en 2023, elle a occupé le poste de Directrice numérique de la Corporation des Journalistes du Valle del Cauca en Colombie, où elle a dirigé des stratégies visant à renforcer la profession journalistique et à promouvoir un environnement informationnel plus juste, libre et sécurisé pour les journalistes et celles et ceux qui défendent les droits humains.