Les féminismes du sud

Aurélie Leroy, Alternatives Sud

(Extrait de « Recomposition des féminismes du sud », Alternatives Sud, 2015)

Dès les années 1980, une nouvelle génération de féministes – qualifiée parfois de troisième vague – s’est positionnée en porte-à-faux avec le paradigme dominant de la modernisation et contre l’idée en vogue d’insérer les femmes « insuffisamment incluses », en particulier les femmes du Sud, dans le processus de modernisation par le biais notamment des politiques de développement.

Les féministes du Sud ainsi que celles immigrées dans le Nord ont joué un rôle majeur et visible dans ce nouveau mouvement en développant une pensée critique subversive qui entendait contribuer à un autre développement. Un de leurs apports majeurs est d’avoir fait ressortir les différences existantes entre les femmes et de prendre en compte les multiples identités qui se croisent et qui sont à la base de la stigmatisation d’un individu. La race, la classe, l’orientation sexuelle, l’ethnicité, le lieu peuvent être autant, sinon plus déterminants sur la manière dont vivent les femmes et sur la manière dont elles sont perçues par la société. L’imbrication de ces oppressions – phénomène parfois ramassé sous le terme d’intersectionnalité – rend la charge de leur condition plus écrasante encore.

Ce constat une fois établi met en cause la solidarité universelle qui était censée exister autrefois entre les femmes et modifie la configuration de ce mouvement social revendicatif. Une fracture est désormais opérée. En Inde par exemple, des femmes dalits (intouchables) et musulmanes, marginalisées au sein des mouvements féministes « unitaires » se sont structurées en organisations pour défendre leurs droits. Le débat initié dans les années 1990 autour des quotas en faveur des femmes dans les assemblées politiques est aujourd’hui au point mort, en raison de vives tensions entre femmes « de différents bords ». Alors que les partisans de la loi, au nom de l’universalisme féministe, considèrent qu’il ne doit pas y avoir de différence dans la « tribu des femmes » ; les opposants estiment, dans une logique d’appartenance à un groupe discriminé, que la loi est inacceptable tant qu’elle ne proposera pas de « sous-quotas » dans les quotas. La priorité est donc de défendre les femmes de sa caste – de son groupe d’intérêt – et non les femmes des autres groupes.

Plus globalement, le risque de ces nouvelles formes de luttes organisées autour des dimensions de l’identité et de la reconnaissance de la différence, est de venir écraser les revendications de redistribution. Les mouvements qui touchent aux problématiques associées à l’égalité homme-femme et au multiculturalisme doivent dès lors être vigilants à ne pas faire passer la question sociale en arrière-plan, mais bien de l’articuler à leurs revendications, comme le font les organisations de femmes intouchables.


Décoloniser le féminisme

Les Afro-Américaines du Black Feminism, tout comme les femmes noires d’Afrique du Sud, les Afro-Colombiennes ou les femmes indigènes du Mexique ont aussi développé cette analyse dans leur lutte contre la ségrégation raciale et l’oppression de classes. De ce constat et des luttes engagées, ont surgi une multitude d’organisations qui ont «  politisé leur identité ethnique, productive et de classe » afin, selon les propos de Natalia Quiroga Diaz et Carolina Pineda Pinzón dans cet État des résistances, d’« enrichir la perspective féministe en la plaçant au-delà du point de vue hégémonique des femmes de la classe moyenne, blanches, urbaines [et hétérosexuelles] ». Il n’existe pas «  une subjectivité unifiée », comme le rappelle Giulia Daniele , « mais une pluralité de voix qui construisent et expliquent leur propre réalité, produite à l’intersection de plusieurs identités ».

Dans le même esprit, le féminisme postcolonial a insisté sur l’articulation des rapports de classe, de race et de genre et sur l’influence de l’histoire coloniale. De nombreuses féministes du Sud se sont accordées sur le caractère déterminant de cette période pour comprendre les enjeux contemporains. De longue date, elles ont rejeté la vision paternaliste et misérabiliste dont les femmes du Sud font l’objet lorsqu’elles sont présentées comme des victimes passives et opprimées, enfermées dans l’ignorance et la tradition, et devant de ce fait être secourues au nom de valeurs égalitaires et sous couvert de défense des droits humains. L’intervention en Afghanistan légitimée par l’administration Bush au nom de la libération des femmes illustre l’intérêt d’une telle démarche.

Face à une posture arrogante de supériorité, des femmes d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique ont affirmé leurs différences et le besoin de « décoloniser » leur cause en cherchant notamment «  une indépendance idéologique, épistémologique et économique vis-à-vis de l’Occident » (Dutoya, 2014), mais sans pour autant prôner une autarcie intellectuelle ou organisationnelle ou se risquer au piège du relativisme ou de l’exception culturelle. Le rapport que les féministes du Sud entretiennent avec l’Occident demeure toutefois tendu et rappelle que, dans de nombreux pays, les mouvements féministes ont affirmé au départ leur militantisme au travers des luttes de libération nationale (dans le monde arabe, au Mozambique, en Afrique du Sud, etc.) pour ensuite se prolonger dans une critique de la domination néo-impérialiste sous ses différentes formes (Irak, Afghanistan, Haïti, etc.).

Le Black Feminism et le postcolonialisme ont inspiré en nombre les mouvements du Sud qui se sont dressés, comme le décrit dans cet ouvrage Jennifer Fluri au sujet de l’Afghanistan, contre « un cadre de référence féministe-libéral et capitaliste à l’occidentale » qui tentait de forger des normes universelles et des stratégies applicables à toutes les femmes en gommant les spécificités locales. A l’inverse de ce féminisme « clé en main », Claudia Korol insiste dans son article sur les féminismes populaires, les féminismes locaux, les féminismes collectifs et communautaires, les féminismes compañeros qui « sont nés et ont grandi au milieu des piquets de grève, des soupes populaires, des cantines communautaires, des potagers collectifs, des usines sans patrons, des écoles créées par des mouvements sociaux, des expériences communautaires alternatives, des affrontements avec les multinationales minières, pétrolières ou de l’agrobusiness ».

La force de ces mouvements tient au fait qu’ils sont profondément ancrés dans un « territoire de vie » (Degavre, 2004), dans des espaces collectifs et qu’ils reflètent les préoccupations et les capacités d’action des premières concernées. Ils offrent des perspectives de transformation (ou d’adaptation dans des cadres contraignants) à la fois sociale et au sein des familles, et mêlent de façon non exclusive des considérations de redistribution (économique) et de reconnaissance (ou d’identité).

HÉTÉROGÉNÉITÉ DES FÉMINISMES DU SUD

A force de distinguer les féminismes sur base d’un clivage Nord-Sud, on finirait par croire que les mouvements féministes du Sud forment un tout cohérent. Il n’en est rien. Les objectifs poursuivis, les identités représentées, les caractéristiques sociales, les cultures militantes, les modes de légitimation sont multiples et témoignent de la dimension kaléidoscopique des mouvements du Sud. Cette diversité foisonnante, en dépit de son apport riche, cristallise aussi les tensions, voire les contradictions. La question sensible de l’autonomie en est un exemple concret. Elle interroge, comme nous le verrons, les mouvements de femmes sur leurs relations à l’État, à la religion et aux autres mouvements sociaux.


Rapport au pouvoir institutionnel

Le féminisme s’est inscrit prioritairement sur le terrain des luttes, en dehors de la sphère étatique, pour revendiquer une transformation de la société en faveur des femmes. L’État n’est toutefois pas étranger aux luttes féministes, loin s’en faut, et les mouvements de femmes n’existent quant à eux pas à l’état isolé. Se pose dès lors la question des relations d’interdépendance complexe et ambiguë que peuvent entretenir État et mouvements féministes. La nature des régimes et le positionnement des gouvernements ont été déterminants dans la constitution et le développement des mouvements, mais la définition du rapport au pouvoir institutionnel tient également à des considérations stratégiques qui sont propres aux acteurs sociaux.

Dans des régimes autoritaires verrouillés, les changements concernant le statut de la femme dépendent essentiellement du bon vouloir et de la direction que les dirigeants cherchent à lui donner. Dans le contexte spécifique de la révolution communiste en Chine, les féministes ont été impliquées dès l’origine dans l’État socialiste et des réalisations féministes à l’échelle de la nation ont vu le jour grâce à leur position dans les appareils de l’État. Le parti avait fait sien l’objectif d’égalité entre hommes et femmes sur un plan idéologique et l’avait inscrit dans la Constitution, mais maintenait, sur un plan institutionnel, « un chauvinisme machiste » dans ses rangs, comme l’explique Wang Zengh, dans cet État des résistances.

Dans la Tunisie de Bourghiba (et de son successeur Ben Ali), la cause féministe a également été cooptée et instrumentalisée au service de l’État, comme le montrent Amel et Dorra Mahfoudh. L’esprit réformateur et laïc qui transparaissait dans les mesures prises par le nouveau régime après l’indépendance – notamment dans le Code du statut personnel – a permis de doter le pays d’une image d’exception dans le monde arabo-musulman et fait passer le premier président comme un « libérateur des femmes ». Pour imposer cette image, les autorités ont pourtant usé de mesures répressives en mettant au pas les associations existantes – proches des milieux religieux conservateurs ou du parti communiste – et en les remplaçant par une structure proche du parti jugée « digne » de porter le mouvement des femmes dans la Tunisie indépendante.

Le « bon vouloir » des dirigeants n’a toutefois pas toujours été au rendez-vous. Dans les dictatures anticommunistes d’Amérique latine, dans l’Indonésie de Suharto, dans l’Irak de Saddam Hussein, dans le Pakistan du général Zia ou dans certains États du Golfe, les gouvernements ont à l’inverse usé ouvertement de leur autorité pour entraver la militance des femmes et réglementé la sexualité et les rôles de chacun des sexes au nom de valeurs traditionnelles ou d’une interprétation stricte de préceptes religieux.

Cette tendance a aussi été forte dans des contextes où la sécurité de la nation était en jeu. En Israël, Giulia Daniele montre comme la société a été construite sur «  le mythe d’une masculinité militarisée dans la sphère tout autant privée que publique », en Irak lors de la guerre avec l’Iran, Zahra Ali indique elle aussi que les femmes ont été appelées à « retourner à leur foyer afin de donner naissance aux ‘futurs soldats de la nation’ ». La violence des conflits armés a, de manière plus générale, été l’occasion d’un «  acharnement sur le corps des femmes » (Quiroga Diaz et Pineda Pinzón) compris non comme un dommage collatéral, mais comme un objectif délibéré de la part d’acteurs armés – au Sri Lanka, en Colombie, au Guatemala, en RDC… – pour semer la terreur et soumettre les populations.

Avec les transitions démocratiques qui débutent dans les années 1980 en Amérique latine et qui se poursuivent en Asie et en Afrique ainsi que l’institutionnalisation – et la mondialisation – des politiques de genre dans les organisations internationales (au travers notamment des conférences des femmes des Nations unies), les revendications des mouvements de femmes deviennent progressivement plus audibles. De nombreux gouvernements, en quête de légitimité internationale, inscrivent la question de l’égalité homme-femme dans leurs agendas. Des réformes législatives sont promulguées, des politiques publiques sont entreprises et des organes « dédiés aux femmes » sont créés au sein des États. Des formes « officielles » du féminisme, d’inspiration libérale et en accord avec les normes internationales, fleurissent. Elles produisent des résultats incontestables en termes de participation aux structures de pouvoir et à la prise de décision, ainsi qu’au niveau de la lutte contre la violence.

Deux principales dérives sont toutefois observées. D’une part, les réformes progressistes et l’engagement verbal des gouvernants ne mettent pas fin aux politiques patriarcales, comme le décrit Anais Lopez Caldera au sujet du Venezuela. Les États ne questionnent qu’insuffisamment « l’idéologie ‘maternaliste’ [qu’ils utilisent] pour définir et comprendre les femmes ». D’autre part, ces nouveaux féminismes institutionnalisés s’éloignent ce faisant du militantisme protestataire des mouvements sociaux et réduisent «  la radicalité transformatrice du féminisme » (Vanden Daelen, 2009).

Il apparaît désormais plus commode de s’investir dans la mise en place des moyens légaux pour contrer la violence faite aux femmes ou de susciter la participation des femmes dans des institutions politiques, économiques ou sociales existantes que d’affronter les problèmes structurels d’un modèle de développement injuste et inégalitaire. Cette tendance sera manifeste sur le continent latino-américain – et au-delà – et provoquera de fortes turbulences au sein du mouvement.

L’institutionnalisation du féminisme s’est produite à deux niveaux, comme l’analyse Jules Falquet. En termes politiques d’abord, «  les premières positions d’autonomie farouche et de lutte en dehors du système ont souvent fait place à des stratégies d’influence sur — et de participation dans — les institutions gouvernementales et internationales, pour développer un ‘pouvoir des femmes’ ». Le « virage à gauche » de l’Amérique latine qui a marqué la première décennie du 21e siècle a par la suite accentué cette tendance. Des mouvements sociaux ont profité d’un contexte favorable pour inclure la lutte au sein de l’État comme l’une des composantes de leur répertoire d’action. Sur le plan organisationnel ensuite, «  les groupes informels ont fait place à des ONG de plus en plus spécialisées et professionnelles » (Falquet, 1997), ce qui a eu pour effet la reformulation des enjeux et des revendications féministes au sein de l’État avec une approche plus technocratique du genre.

Cette mutation aura comme double effet « une dépolitisation marquée de la formulation des inégalités » et « une marginalisation des voix dissonantes », analyse Nicole Forstenzer. Le mouvement dans la région en sortira divisé et affaibli, mettant dos à dos les « institutionnelles » – qui jouent la carte de la coopération avec les gouvernements – et les « autonomes » – qui dénonce la voie du compromis, estimant comme au Chili que «  la réception des demandes féministes dans le Chili post dictatorial constitue largement un cache-sexe d’inégalités criantes et persistantes ».

L’institutionnalisation et l’ « ONGisation » ont entamé le « capital subversif » du féminisme en raison de liens de dépendance accrus envers l’État et ses orientations politiques, mais aussi à l’égard des bailleurs de fonds. Ces derniers ont imposé aux ONG des conditions de financement – nécessaires à leur survie – qui ont été déterminées non pas selon les priorités des bénéficiaires, mais en fonction de leurs intérêts spécifiques. Les acteurs locaux ont dès lors été soumis à un régime d’exécutants ou de « sous-traitants » et les bailleurs de fonds confondus avec des « donneurs d’ordres », laissant ainsi à nouveau « transparaître le rapport Nord-dominant/Sud-dominé ». Avec des marges de manœuvre réduites, les féministes en Haïti – dont Marie Frantz Joachim – estiment qu’aujourd’hui un de leurs défis majeurs est : « de chercher les voies et moyens pour sortir de la dépendance de la coopération internationale, et de s’organiser démocratiquement, en vue d’ériger un pouvoir susceptible d’attaquer simultanément le système patriarcal et le capitalisme néolibéral ».

Rapport au religieux

«  Il y a aujourd’hui cette idée, cette évidence pour le sens commun (…) que toute lutte et tout engagement pour l’émancipation passeraient nécessairement par une mise à distance du religieux » (Brun et Larzillière, 2012). La religion apparaîtrait nécessairement comme contraire au projet d’émancipation moderne et laïc et incarnerait de façon systématique un pouvoir patriarcal et oppressif. Derrière cette lecture, on trouve une tentation à l’universalisme qui établirait que féminisme et religion sont incompatibles par essence. Il est évident que les dogmes religieux demeurent problématiques pour les mouvements féministes. Un cadre religieux normatif peut avoir un caractère excluant envers des « catégories » d’individus. En outre, les interprétations humaines et contextuelles de textes sacrés peuvent donner lieu à des dérives sectaires qui défigurent les religions et en font des instruments d’oppression.

Au tournant des années 1980, le monde a assisté à une recrudescence des fondamentalismes religieux et à la promotion officielle de certains d’entre eux : nationalistes hindous en Inde, catholiques ultraconservateurs en Amérique latine, États rigoristes des monarchies du Golfe ou fondamentalistes islamiques chiites ou sunnites dans le monde arabe. Ce phénomène a été propice à l’émergence de postures visant à assigner à des peuples l’idéologie produite par la religion dominante d’une aire culturelle. Dans de tels contextes, les militances d’opposition et le féminisme en particulier ont dû fonctionner avec des marges de manœuvre réduites. Certaines se sont opposées ouvertement aux traditions religieuses, d’autres se sont abstenues de recourir à la religion dans leurs luttes, d’autres enfin ont investi le terrain sensible du religieux pour lui donner un caractère plus « progressiste » et le transformer en un instrument de libération.

Dans certains contextes et à certaines conditions donc, le religieux a pu constituer un vecteur par lequel les femmes ont milité pour leur droit. Les raisons d’un engagement au travers ou au nom de la religion résultent globalement d’une double démarche. Elle peut relever d’une foi sincère à la base d’un engagement politique pour plus d’égalité et de justice. Elle peut aussi recouvrir une dimension stratégique. En effet, dans le cadre de sociétés où la religion est un référent culturel et identitaire majeur, voire un marqueur de la nation, il devient difficile sinon impossible de penser en dehors d’elle.

Des militantes ont ainsi compris la nécessité de composer avec le facteur religieux, afin de rendre audible leurs revendications. Sans abandonner le cadre universaliste des droits humains, elles se sont engagées périodiquement auprès de théologiens éclairés et sont elles-mêmes retournées dans les textes fondateurs pour en proposer une relecture et démontrer la compatibilité de la religion et de la défense de l’égalité. Le féminisme islamique – abordé par plusieurs auteures dans cet ouvrage – repose ainsi sur l’idée que «  le Coran affirme le principe d’égalité entre tous les êtres humains : ce sont l’idéologie et les pratiques patriarcales qui ont entravé ou subverti la mise en pratique de l’égalité entre hommes et femmes » (Badran M. 2014).

Les féministes islamiques défendent avec acharnement – et à leur manière – qu’elles n’ont pas à choisir entre religion ou revendications d’égalité. Elles ne se soustraient pas à leur religion, mais déconstruisent les discours religieux traditionnels pour rendre compte de l’approche machiste qui les sous-tend. Les combats menés par ces actrices ont permis, entre autres réalisations, des réformes sur le plan législatif et des avancées au niveau communautaire afin d’« éveiller les consciences sur les droits existants et d’influencer les comportements sociaux », analyse Nida Kirmani à propos du Pakistan.

Ces dynamiques féministes qui prennent de l’ampleur dans les mondes musulmans suscitent de nombreuses réticences ou attaques, de la part de féministes qui considèrent que toute religion est patriarcale, mais aussi de la part de musulmans qui dénoncent l’occidentalisation de la tradition islamique considérée comme un cadre fini, fermé à toute dynamique de relecture. Au-delà des critiques, les féministes islamiques offrent ceci de stimulant qu’elles ont permis de renouveler les cadres de la pensée et de l’action féministes, de dépasser la traditionnelle dichotomie laïc-religieux en conciliant les approches confessionnelles, sociologiques et universalistes.

Rapport aux autres mouvements sociaux

Si l’autonomie des mouvements de femmes doit être interrogée au regard des pouvoirs institutionnels et de la religion, elle doit l’être également dans sa relation avec les autres mouvements sociaux. La « mixité » organisationnelle, la construction d’alliances autour de finalités communes peuvent constituer un atout à condition qu’elles préservent l’autonomie politique des luttes féministes. Nombreux sont les exemples où leurs revendications se sont effacées dans des luttes généralistes. La culture patriarcale et androcentrique s’est immiscée là comme ailleurs et a été «  intériorisée dans la vie quotidienne des organisations », comme le constate Claudia Korol. Longtemps niée par les mouvements pour défendre la domination masculine qui y régnait et par les femmes elles-mêmes pour ne pas affaiblir le « front » des luttes, elle est aujourd’hui dénoncée et combattue.

Des femmes conditionnent désormais leur participation à la création d’espaces de dialogue non mixtes au sein de mouvements plus larges pour pouvoir – symboliquement, mais aussi physiquement – se tenir à l’écart des rapports de pouvoir. Les femmes affirment ainsi à nouveau par ces exigences leur refus d’être instrumentalisées quelle qu’en soit la justification. Comme Mirla Cisne et Telma Gurgel le rappellent dans leur article, « des alliances ne peuvent être réalisées par l’intérêt qu’ont les autres mouvements à obtenir, de façon instrumentale, plus de militants en recrutant des femmes, mais bien par l’intégration de l’importance du féminisme pour la construction d’une société nouvelle ».

CONCLUSION

L’autonomie féministe (organisationnelle, idéologique et financière) ne signifie pas un rejet absolu des partis, des États, des institutions (inter)nationales, des religions, des organisations mixtes. Elle ne condamne pas ses adhérentes à la marginalité loin de tout lieu de pouvoir, mais défend l’idée que le combat féministe, pour s’allier à d’autres, doit être compris comme une «  composante stratégique et structurante d’un projet de société émancipateur » (Cisne et Gurgel).

Le féminisme est une pensée en mouvement et un mouvement sociopolitique riche de pensées. Il s’inscrit dans une tradition de luttes qui vise à contester des postulats sexistes et patriarcaux et, plus globalement, à renverser un ordre – produit et établi – pour une transformation durable de la société. Au-delà de ces grandes lignes de convergence, les mouvements de femmes dans le Sud, au cœur de cet État des résistances, rappellent le caractère ancré et local des luttes pour l’émancipation et l’exigence d’un agenda féministe adapté qui réponde, comme nous le rappelle avec force Jennifer Fluri, à des « réalités internes et non des attentes externes ».

 

Bähr K. (2011), Les féminismes du Sud : entre construction et questionnement, www.oxfammagasinsdumonde.be.
Degavre F. (2004), « Les questions sociales des femmes », La Revue nouvelle, mars.
Dutoya V. (2014), « Féminisme indien ou féminisme ‘
tout court’ ? Quelques remarques sur la spécificité de la pensée et de la pratique féministes en Inde », Mouvements des idées et des luttes, printemps, n°77.

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