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Amélie David, correspondante à Beyrouth

Le 4 août 2020, plus de 2700 tonnes de nitrate d’ammonium explosaient dans le port de Beyrouth. Cinq ans après, les plaies sont encore vives. Familles endeuillées, survivants, soignants et juristes luttent pour la vérité, la justice et la mémoire – dans un contexte d’impunité politique, de crise sociale persistante, et d’incertitudes écologiques majeures.

Sur l’autoroute longeant le port de Beyrouth, deux phrases en lettres rouges fixent les regards : «Act for justice» et «Act for independence». Face à la mer, les silos mutilés de l’explosion du 4 août 2020 tiennent encore debout, malgré les appels à leur démolition. Pour beaucoup, ils doivent rester en place comme témoins du crime d’État qu’a été cette double déflagration, la plus puissante explosion non nucléaire de l’histoire.

«Ce silo est la preuve de ce que la classe politique a fait à la population. Ils veulent le faire tomber pour faire tomber la mémoire», accuse Mariana Fodoulian, dont la sœur Gaïa a été tuée cette fin de journée là. Comme elle, des centaines de proches de victimes réclament justice et reconnaissance, mais aussi un lieu de mémoire digne des 235 morts, des 6500 blessés et des 300 000 sans-abri.

Cinq ans plus tard, l’enquête judiciaire a repris, timidement. Le juge Tarek Bitar, longtemps bloqué par des pressions politiques et des menaces, a pu relancer les auditions. Des ministres, un ancien Premier ministre et des responsables sécuritaires ont enfin été entendus, selon le ministre de la Justice Adel Nassar. L’avocat Melhem Khalaf se réjouit de la reprise de l’enquête, mais il insiste sur la douleur des familles de victimes. «Un crime impuni est un crime récompensé», tranche-t-il.

Mémoire en ruines

La bataille juridique se double d’un combat symbolique. En 2022, le gouvernement Mikati décidait de raser les silos du port, au nom de leur instabilité. Une décision combattue par les familles, des architectes et des ingénieurs. Pour Cécile Roukoz, avocate et sœur d’une victime, «pour que le Liban se reconstruise, il faut trois piliers : vérité, responsabilité, et un mémorial. Rien ne représente mieux la catastrophe que ces silos.»

Même combat pour Tatiana Hasrouty, dont le père, employé du port, est mort à son poste. Elle s’apprête à se marier cette année, sans que son père puisse l’accompagner à l’autel. «Cette année est encore plus douloureuse pour moi.»

Vies brisées, justice suspendue

L’explosion a laissé des traces physiques et psychiques profondes. Joseph Abikhalil, un rescapé franco-libanais, a survécu de justesse. Son visage reste marqué par les éclats de verre, mais c’est son esprit qui saigne encore. «Je me sentais comme un enfant, paniqué au moindre bruit», confie-t-il. Aujourd’hui encore, il poursuit une thérapie. Il a aussi porté plainte en France, accusant l’État de l’avoir abandonné. «Pourquoi ai-je payé tout ça gratuitement? Pourquoi n’y a-t-il pas de justice?», interroge-t-il, la voix tremblante.

Plusieurs associations et collectifs de victimes ont vu le jour. Ensemble, ils réclament non seulement des comptes, mais une reconnaissance collective du drame, dans un pays fracturé par la crise politique, la dévaluation et la défiance citoyenne.

Une catastrophe aussi environnementale

À la douleur humaine s’ajoute un brouillard écologique. Des milliers de tonnes de nitrate d’ammonium ont libéré d’énormes quantités de gaz et de poussières. Mais aucune étude systématique n’a été menée sur la pollution à long terme.

«À ce jour, on ignore la concentration des résidus chimiques», explique Zeina Dagher, professeure en sciences de l’environnement. Sans données environnementales, impossible d’évaluer l’impact réel sur la santé et les écosystèmes. Or les signaux d’alerte ne manquent pas. Des spécialistes évoquent des fumées suspectes, des bactéries produisant du gaz à haute température dans les grains stockés — autant de risques sous surveillance, mais non traités.

Mémoire, écologie, responsabilité

Pour Aimée Karam, psychologue blessée ce jour-là à l’hôpital Saint-Georges, l’enjeu est aussi collectif : «Le passé nous marque, mais il ne peut pas nous déterminer.» En aidant les victimes à se reconstruire, elle tente elle-même de guérir. Mais tant que la vérité sera empêchée, la reconstruction ne pourra être que partielle — qu’elle soit physique, mentale ou politique.

À l’approche du 4 août, la société libanaise reste confrontée à une triple impasse : judiciaire, mémorielle et environnementale. L’explosion du port de Beyrouth ne doit pas être enterrée sous les gravats. Ses causes, ses impacts et ses leçons engagent bien plus qu’un État en faillite : elles nous parlent d’injustices globales, de rapports au pouvoir et à la terre, de la dignité des vies abîmées.