PABLO STEFANONI, médiapart, 11 mars 2020
La chute du gouvernement du Mouvement vers le Socialisme (MAS) a suscité de nombreux débats à gauche. Parallèlement, elle nous amène à réfléchir sur les voies du changement social, la question de la démocratie et, chose non moins importante, sur la meilleure façon d’éviter des retours de balancier réactionnaires
La démission et le départ en exil d’Evo Morales en novembre dernier n’ont pas seulement mis fin abruptement à ce que les Boliviens désignaient comme le « processus de changement » (proceso de cambio) ayant débuté en 2005 dans le sillage d’un cycle de mobilisations ouvert en 2000 et qui avait connu son apogée dans le conflit social dit de la « guerre du gaz » en 2003. Il s’agissait également de la chute d’un des gouvernements du « virage à gauche » latino-américain ayant suscité le plus de sympathie à l’échelle mondiale. C’est pourquoi, depuis lors, les débats sur ce qui s’est réellement passé en Bolivie continuent d’agiter la gauche internationale. Certains soutiennent la thèse du coup d’État comme une variable explicative « totale » tandis que d’autres, minoritaires mais comptant en leur rang des figures représentatives, affirment qu’il n’y a pas eu de coup d’État mais qu’Evo Morales est tombé sous son propre poids.
Le problème de ces deux visions est qu’elles rendent invisibles une série de questions pertinentes et font abstraction de la sociologie politique de la crise bolivienne : ni la thèse du coup d’État tout court ni celle de l’absence de coup d’État ne sont capables de rendre compte de la dérive réactionnaire concrète que connait la Bolivie, laquelle combine un processus de droitisation par le haut mais aussi par le bas, c’est-à-dire depuis la société civile elle-même. Elles ne permettent pas non plus d’expliquer la manière dont les acteurs des deux camps ont agi et réagi tant pendant les journées d’octobre et de novembre que par la suite, ni d’élucider la complexité de la séquence des évènements.
Deux dimensions sont incontournables pour pouvoir faire une « anatomie du renversement » du gouvernement du Mouvement vers le Socialisme (MAS), sans oublier les « moments fugaces » qui, dans les contextes de crise, définissent le cours des évènements.
La première, c’est que les organisations sociales, malgré les promesses de leurs dirigeants lors de leurs réunions avec Evo Morales, ne sont pas descendues massivement sur le terrain pour défendre le « gouvernement des mouvements sociaux » aux moments décisifs. La seconde, c’est que les militaires ont joué leurs propres cartes « en dernière instance », c’est-à-dire après que le gouvernement ait été dépassé par l’agitation dans les rues, accompagnée par une rébellion policière en coordination avec les secteurs les plus réactionnaires de l’opposition, en particulier le président du Comité civique de Santa Cruz (capitale de l’est agro-industriel du pays), Luis Fernando Camacho, et marquée par une radicalisation générale des mobilisations. C’est cette dernière qui, selon certains représentants du MAS, aurait provoqué l’échec des négociations entre le gouvernement et le principal candidat d’opposition Carlos Mesa (centriste) en faveur d’une solution incluant la démission d’Evo Morales et la nomination de la présidente masiste du Sénat, Adriana Salvatierra, dans une sorte de gouvernement de transition faisant consensus et qui aurait convoqué de nouvelles élections.
Tout cela n’élimine pas la thèse du putsch. Dès lors que les militaires « suggèrent » la démission du président et remettent l’écharpe présidentielle à la personne qui lui succède, cela ressemble fort à un coup d’État. Tout comme les indices que les plus hauts gradés, notamment ceux de l’armée de l’air, auraient commencé à agir de leur propre chef avant la démission d’Evo Morales, c’est-à-dire lorsque ce dernier était encore leur commandant en chef. (Il faut dire aussi que, pendant les quatorze années de pouvoir du MAS, l’armée a été « politisée », notamment à travers les cours que devaient suivre les officiers dans le cadre d’une « École anti-impérialiste » ; bref, le gouvernement d’Evo Morales avait légitimé un certain niveau d’ingérence politique dans l’institution militaire, même si, en Bolivie, les militaires ne sont jamais devenus un élément organique du pouvoir comme dans le Venezuela de Chávez et Maduro). Reste qu’il faut placer la question du coup d’État dans un contexte plus large : la crise d’un mode d’exercice du pouvoir dont l’origine se trouve dans le référendum du 21 février 2016, lorsque le gouvernement a consulté la population sur un changement constitutionnel et que le « Non » à la possibilité de réélection présidentielle indéfinie s’est imposé par 51,3 % des voix contre 48,7 %. Plus largement, cette crise s’enracine dans l’impossibilité pour le pouvoir masiste de penser la possibilité d’une défaite électorale.
Le MAS – à l’instar d’une bonne partie de la gauche internationale – a alors sous-estimé l’impact de sa décision de passer outre au résultat d’une consultation populaire, faisant appel à une myriade d’arguments pour relativiser les résultats. Dès ce moment, et pour la première fois depuis 2006, le drapeau de la démocratie a été laissé aux mains de l’opposition, avec des conséquences importantes pour l’avenir.
Au lendemain du 21 février 2016, le gouvernement a consacré toute son énergie à concocter divers artifices pour rendre possible la réélection. C’était pratiquement la seule question à l’ordre du jour. C’est dans ce contexte que, fin 2017, la Cour constitutionnelle a fini par valider la possibilité d’un nouveau mandat d’Evo Morales. C’est cette situation qui a créé les conditions pour la (ré)émergence et la légitimation de figures d’opposition radicale comme Camacho, qui est parvenu à la tête du Comité civique pro-Santa Cruz sous la bannière du référendum du 21 février et en dénonçant un « pacte » des élites de Santa Cruz avec le gouvernement du MAS.
La campagne électorale, comme le reflète bien le documentaire de Diego González Antes del Golpe, a manqué de souffle épique et s’est appuyée sur la mobilisation des ressources de l’État plutôt que sur la mobilisation sociale. Elle a aussi fortement tendu le climat politique. C’est sur la base de ces tensions qu’ont émergé le 20 octobre 2019 des dénonciations de « fraude » qui ont suscité de la part du gouvernement des réponses peu cohérentes et parfois peu crédibles, finissant par saper la légitimité présidentielle. Le tout facilité par le fait que l’Organisation des États américains (OEA) a choisi le moment opportun pour publier son rapport sur la question. Paradoxalement, au début de la campagne électorale, le secrétaire-général de l’OEA Luis Almagro avait été accusé par l’opposition d’être un homme de paille d’Evo tandis que l’ancien président Jorge Tuto Quitoga lui avait même reproché d’avoir « vendu son âme » au gouvernement du MAS.
Il est clair qu’Evo Morales n’est pas tombé sous son propre poids, comme l’affirme l’anthropologue féministe argentine Rita Segato dans une interview à Radio Deseo, de La Paz. Le MAS est tombé du fait de la mobilisation de secteurs urbains, aidée par une rébellion policière dans les neuf départements du pays et par la passivité ou l’assentiment tacite des forces armées. Le tout dans un contexte d’extrême violence contre toute personne identifiée au gouvernement qui ressemble fort à un climat de « fascistisation » sociale. Certes, ces mobilisations avaient été pour bonne part provoquées par de réels déficits démocratiques mais, comme cela s’est déjà produit dans l’histoire bolivienne – par exemple lors des émeutes d 1946 qui se terminèrent par l’assassinat brutal et la pendaison du président Gualberto Villarroel –, ce type de soulèvements « anti-populistes » ne donnent pas naissance à plus de démocratie mais à une sorte de revanchisme réactionnaire et anti-populaire.
Cet aspect a constitué un point aveugle pour la gauche critique qui, malgré des indices précoces, a considérablement sous-estimé la dimension restauratrice du nouveau bloc de pouvoir et ne s’est concentrée que sur la « dissolution de la domination masiste ». S’il est vrai que les mobilisations d’octobre et novembre ont inclus divers acteurs et sensibilités idéologiques (écologistes, progressistes, féministes, etc.), cela n’a pas empêché la droite conservatrice de s’imposer sans difficulté. On peut toutefois citer le cas exceptionnel de la féministe libertaire María Galindo, qui, malgré les fortes critiques à l’égard du MAS qu’elle formule depuis des années, s’est exprimée très fermement contre le virage conservateur et réactionnaire. Un virage qui, ne l’oublions pas, a aussi impliqué divers groupes de la société civile qui ont harcelé les ambassades – en particulier celle du Mexique, où des hauts fonctionnaires du gouvernement d’Evo sont demandeurs d’asile – et des domiciles privés de représentants du MAS, et ont adopté une esthétique et des formes de mobilisation d’extrême droite.
Hors de Bolivie, une grande partie de la gauche, surtout la gauche de matrice « nationale-populaire », a assumé une forme de solidarité internationaliste qui n’a eu que peu d’écho en Bolivie, où il n’y a pas eu de résistance au coup d’État au sens strict. Alors que le noyau du gouvernement en exil dénonçait le putsch depuis Buenos Aires avec un radicalisme qui ne tenait guère compte des possibilités d’action dans le contexte bolivien, le bloc parlementaire du MAS, qui contrôle les deux tiers du Congrès, est entré dans une dynamique de « pacification » et de négociation avec la présidente intérimaire Jeanine Áñez et a pris ses distances par rapport aux instructions de l’ancien président. Plusieurs facteurs expliquent cette situation. L’un d’eux est le manque d’organicité du MAS et le décisionnisme présidentiel : après la démission d’Evo et le départ du pouvoir d’autres figures « fortes » du gouvernement précédent, les parlementaires masistes qui estimaient ne pas avoir eu la place qu’ils méritaient se sont retrouvés dans une situation de pouvoir inédite (comme la sénatrice d’El Alto Eva Copa) et ont commencé à jouer sur ce nouveau terrain en arguant de leur légitimité pour avoir pris des risques considérables en restant sur place. D’autre part, du fait même d’être en Bolivie, ces parlementaires étaient plus conscients des nouveaux rapports de pouvoir et de l’ampleur du rejet du MAS, surtout dans les journées qui ont suivi le départ de Morales du pays. (On ne peut évidemment pas exclure que certains aient simplement souhaité préserver leur salaire et leur poste).
De leur côté, les organisations sociales se sont battues sur certaines questions sensibles, comme la défense du drapeau indigène, la wiphala, mais elles n’ont pas demandé le retour d’Evo Morales au pouvoir. Cela montre la distance qui existe entre l’exil et la Bolivie, mais reflète aussi la situation de certains mouvements sociaux qui ont été paradoxalement affaiblis par quatorze ans de « gouvernement des mouvements sociaux » et par ses conséquences : absence de pluralisme interne, imposition des décisions gouvernementales, perte d’intensité de la vie interne des mouvements, couches dirigeantes excessivement préoccupées par la quête des postes administratifs, etc. À bien des égards, et avec le fort degré de pragmatisme qui les caractérise, les organisations sociales se sont adaptées au scénario post-Evo – ce qui ne veut pas dire que l’ancien président n’est plus une figure populaire ou que sa carrière politique soit terminée. Un exemple en est le soutien apporté par ces organisations à la candidature présidentielle David Choquehuanca, une figure à laquelle Morales s’opposait et qui se présentera finalement comme compagnon de formule (candidat à la vice-présidence) de l’ancien ministre de l’économie Luis Arce Catacora, soutenu depuis Buenos Aires. On peut aussi citer l’enthousiasme suscité par le jeune cocalero (cultivateur de coca) Andrónico Rodríguez, qui est maintenant de facto le chef des six fédérations syndicales du tropique de Cochabamba, bien que celles-ci continuent d’être présidées et contrôlées par Morales.
De fait, le noyau en exil à Buenos Aires, le groupe parlementaire et les organisations sociales (en particulier les organisations paysannes) sont aujourd’hui les trois galaxies de référence du MAS, une formation qui a toujours pâti d’un certain déficit d’organicité et dont le « ciment » était les expectatives d’accéder à l’État de secteurs populaires longtemps exclus du pouvoir. Bien qu’Evo Morales ait joué un rôle central dans le maintien de l’unité du MAS, il n’a jamais été un leader charismatique au sens strict. Ce n’est que progressivement, du fait des exigences réélectionnistes, qu’il a assumé le rôle de « leader irremplaçable », mais sa légitimité a toujours été fondée sur l’idée de l’autoreprésentation paysanne, mythe d’origine du MAS, et sur l’idée qu’« Evo n’est que l’un des nôtres ».
La trajectoire du processus de changement bolivien soulève plusieurs questions. L’une d’entre elles est la possibilité de penser de manière non catastrophique la cession du pouvoir et les conséquences de vouloir faire passer en force, une fois de plus, contre vents et marées, la réélection présidentielle ; le tout accompagné par une vision excessivement instrumentale de la démocratie. L’autre est de savoir comment combiner la volonté de transformation profonde avec un exercice pluraliste de la gouvernance et une amélioration de la qualité de la vie civique. (Sauf si l’on pense, comme certains analystes « bolivariens », que la chute du MAS est due au fait que le gouvernement n’a pas suffisamment exercé son pouvoir de répression – comme le font Nicolás Maduro et l’armée vénézuélienne – et que le problème aurait dès lors été « un excès de démocratie ».) Et, parallèlement, une question clé est de savoir comment empêcher la légitimation des retours de balancier réactionnaires.
Comme le montre un simple examen de l’histoire récente, Evo Morales l’a emporté en 2014 avec plus de 60 % des voix ; à cette occasion, il a même triomphé dans une Santa Cruz pourtant a priori peu favorable grâce à la bonne situation économique. Le journaliste Fernando Molina annonçait même à l’époque, preuves chiffrées à l’appui, la « fin de la polarisation ». Personne ne parlait alors de « tyrannie », comme le font tous les jours les éditorialistes des classes moyennes dans des médias qui ne cessent d’exalter la mystique de la « révolution des ficelles (pititas)» (à cause des ficelles et des cordes utilisées par les protestataires pour barrer les rues), interprétée comme une « révolution libératrice ». On entend même parler de « quatorze ans de ténèbres », comme si le soleil avait disparu pendant les mandats d’Evo Morales. Pourtant, contrairement à ce que croient certains secteurs nationaux-populaires, ce qui a repolarisé la Bolivie, ce ne sont pas les mesures radicales du gouvernement (il n’y en a eu aucune depuis 2014), mais plutôt son insistance sur la réélection indéfinie dans un pays qui, tout au long de son histoire, s’est montrée anti-réélectionniste et a connu plusieurs rébellions contre les mandataires qui essayaient de se maintenir au pouvoir. En l’occurrence, en 2019, un mouvement réactionnaire a su chevaucher ces impulsions antiréélectionnistes pour contrer la dynamique d’« émergence plébéienne » qui, au cours de ces années, a érodé comme jamais auparavant les structures « seigneuriales » du pouvoir bolivien.
Dans ce contexte, suite au choc qu’a constitué sa sortie inattendue du pouvoir, le MAS est entré dans une nouvelle phase de recomposition et, peut-être, d’autocritique. Dans tous les cas de figure, il jouera un rôle clé dans la gouvernabilité du pays. Même s’il perd la présidence, il est possible qu’il obtienne une majorité des sièges au parlement. Les sondages montrent qu’il conserve une robuste base de soutien populaire auprès d’environ 30 % de l’électorat et qu’il est aujourd’hui la seule organisation de gauche ayant une projection politique dans le pays, et aussi la force politique la plus importante du monde rural bolivien.