Malgré la distance sociale et historique qui sépare le Brésil de 2013 et la France de 2018, les ressemblances entre les « journées de juin » et les « gilets jaunes » sont frappantes. Analyse par le sociologue et co-président de l’association « Autres Brésils »
Glauber Sezerino, Regards,11 décembre 2018
Qu’est-ce que le Brésil de 2013 pourrait offrir à une France ébranlée par la mouvance des gilets jaunes de ces dernières semaines ? En quoi le regard sur les mouvances politiques brésiliennes d’il y a cinq ans permettrait une meilleure compréhension du moment français actuel ?
Ce pari intellectuel semble perdu d’avance au vu de la distance sociale et chronologique entre ces deux « mouvements ». Rien de plus compliqué que de comparer des mondes sociaux si différents, si éloignés en matière de structuration et de hiérarchie sociale, avec une difficulté supplémentaire due aux cinq ans qui séparent les deux moments historiques. Plus qu’un exercice de politique de comptoir, l’objectif de ces lignes est pourtant d’offrir un point de départ, et surtout un décentrement du regard pour mieux réfléchir sur l’actualité française.
En effet, les ressemblances entre ces différentes réalités sociales sont frappantes. Comme en 2013 au Brésil, la France de cette fin d’année 2018 voit un mouvement diffus, d’origine « spontanée » et partant d’une demande concrète liée à la question de la mobilité mettre le feu dans les rues du pays. Dans les deux cas, un incendie social vient déstabiliser les structures d’une République apparemment solide et en même temps nier la soi-disant apathie des couches moyennes-pauvres des deux pays.
Ainsi qu’au Brésil, le mouvement français évolue à une vitesse telle qu’il agrège des nouvelles demandes quotidiennement, laissant derrière lui chaque porte-parole auto-proclamé la veille. Des taxes sur le carburant, nous avançons vers une discussion de fond sur le rôle de l’État et sa fiscalité, sur la contraction constante et inégale des salaires, ainsi que sur les violences policières ou encore sur les mécanismes d’intégration politique propres à la démocratie représentative. Tout cela sous un climat de ras-le-bol généralisé contre le chef d’État et son gouvernement, radicalement dissociés de la population.
Ainsi qu’au Brésil, la difficulté à définir le sens et les appartenances idéologiques du mouvement a déstabilisé plus d’un analyste. Mouvance néo ou proto-fasciste pour certains, insurgence populaire pour d’autres. Plus qu’un mouvement clairement défini dont les résultats politiques seraient déterminés au départ, le moment débouche sur l’ouverture d’un espace de dissensus social réel qui est par essence propice aux disputes politiques de tout genre : autour du sens, de la portée et des possibles futurs.
Ainsi qu’au Brésil, les propositions présentées par le chef d’État et ses représentants ne sont pas à la hauteur des enjeux. Elles ne font qu’attiser une colère de plus en plus généralisée, faisant ainsi converger des groupes sociaux jusque-là occupants des positions différentes sur l’échiquier politique. Avec cette convergence, l’unique réponse donnée est la répression : du nombre des grenades lancées en passant par des scènes grotesques des lycéennes et lycéens menottés et à genoux au nombre des gardes à vue, tous les records semblent être battus ces derniers jours.
L’échec de la gauche brésilienne…
Entre les deux situations historiques, une particularité conjoncturelle majeure est pourtant à remarquer : aux tropiques, la cheffe d’État en 2013 représentait un gouvernement de centre-gauche qui a manqué aux promesses d’une intégration sociale et économique durable des « nouvelles classes moyennes ». En ayant rendu possible l’insertion de toute une partie de la population au marché du travail formel, aux droits qui en découlent et à un marché de consommation des biens durables, le gouvernement du Parti des Travailleurs au Brésil n’a pourtant pas pu faire face à la crise économique mondiale initiée en 2008. L’arrivée au pays de cette crise au début des années 2010 a en effet bloqué une ascension sociale promise par les efforts « développementistes » du parti de Lula. Mécontents et délaissés par des politiques économiques à chaque fois plus en accord avec les idéaux néo-libéraux, ces « nouvelles classes moyennes » se sont alors lancées dans les « journées de juin ».
Face à cette configuration sociale particulière, une bonne partie de la gauche, notamment celle plus proche du gouvernement en place, a choisi d’abandonner les rues en 2013, en croyant que la défense du gouvernement tenu par le Parti des Travailleurs était prioritaire. Le pari politique étant qu’ainsi faisant elles ne serviraient pas comme masse de manœuvre à l’opposition de droite représentée par des partis de l’ordre ou encore par les grands groupes médiatiques. Le choix pour cette gauche a été de résoudre la crise par le haut, avec une proposition de réforme des instances politiques de la nouvelle république via une assemblée constituante restreinte.
Nulle mention à ce moment d’une vraie réforme fiscale visant le système d’impôts régressif via la taxation des grandes fortunes ou encore une mise en question du caractère néo-colonial de l’économie nationale, vouée à exporter des matières premières et acheter dans le marché international ses produits manufacturés. Nulle mention de leur part non plus à un élargissement des services publics ou à la fin d’une la violence d’État structurelle, dans un pays où les forces de l’ordre sont responsables pour plus de 5000 homicides par an !
… ouvre la porte à la droite…
En abandonnant la politique des rues, en cherchant seulement à capitaliser rhétoriquement ce sentiment légitime de ras-le-bol et en se montrant en deçà des enjeux sociaux avec une proposition de sortie institutionnelle de la crise, la gauche brésilienne a ainsi raté une opportunité en 2013. Ce faisant, elle a laissé la voie ouverte à la victoire politique d’une nouvelle droite naissante : pas représentée par les partis de l’ordre et constituée par une nouvelle génération des membres des anciennes classes moyennes conservatrices, cette droite était clairement moins soucieuse des institutions démocratiques et était centrée sur la défense de ses privilèges.
Apparue lors des « journées de juin », cette nouvelle droite se composait d’un ensemble hétéroclite d’organisations et groupuscules, sans lien apparent au-delà de l’aversion pour les valeurs reconnues comme étant « de gauche ». Habillées en jaune et vert avec le maillot de l’équipe nationale de foot, ces militantes et militants de droite n’ont été identifiés qu’après coup. Passé le mois de juin, ils continuaient d’occuper les rues du pays, les médias et les réseaux sociaux en affichant enfin leurs intentions et objectifs. Au départ limitée à quelques dizaines d’activistes financés par des réseaux internationaux de l’extrême droite et néo-cons, cette nouvelle droite n’a cessé d’acquérir de l’importance sur la scène politique, notamment en utilisant la campagne pour la destitution de Dilma Rousseff pendant l’année 2016.
Face à cette mouvance, la gauche traditionnelle s’est de plus en plus réduite à la défense de l’héritage du gouvernement du Parti des Travailleurs représentée par les mandats de Lula et Dilma Rousseff. Aucune mise en question de l’inefficacité des politiques économiques austère ténue par la présidence en place ni aucun effort réel pour disputer le sens et les aboutissants des mécontentements populaires exprimés lors des journées de juin.
… et à l’extrême droite
Or, ces choix politiques se payent maintenant. L’arrivée d’un nouveau président brésilien de claire ascendance fasciste est plus que la victoire électorale due simplement aux conseils vendus par le gourou Steve Banon à son équipe de campagne ou en raison de l’usage massif des fake news diffusées sur les réseaux sociaux. Elle est aussi et surtout le résultat d’une importante victoire de cette nouvelle droite décomplexée qui n’a pas rencontré trop de difficultés à porter son discours dans les rues du pays et pour qui les principes de type fasciste ne sont pas à déplorer.
Ici encore une ressemblance avec la situation française semble sauter aux yeux : en utilisant des réseaux sociaux, des groupes identitaires, voir néo-fascistes ainsi que de partis d’extrême droite appartenant à l’ordre établi font appel à une démocratie directe 2.0 pour court-circuiter les instances de concertation nationale représentées par la politique institutionnelle, les partis et les syndicats.
Néanmoins, dans l’hexagone (et ses colonies) où émergent des gilets jaunes, dix ans après le début de la crise de 2008, la tête de l’État est tenue par un président ultra-libéral qui fait la sourde oreille aux mécontentements et détresses d’une classe moyenne constamment appauvrie par des plans d’ajustement structurel consécutifs, de gestion managériale des services publiques et par une réduction constante du pouvoir d’achat.
Différences franco-françaises
À la différence de ce qu’a vécu le Brésil en 2013, les demandes françaises semblent évoluer vers des problématiques qui mettent en porte-à-faux ces groupes d’extrême droite. La question salariale, les inégalités fiscales et les violences policières étant des contradictions majeures au sein de la société française, les demandes faites actuellement par le mouvement bloqueraient de fait la capacité de récupération par le discours anti-solidaire propre à ces secteurs politiques.
La conjoncture politique française permet a contrario que syndicats, partis, collectifs féministes et autres groupes plus proches des différentes gauches anti-libérales investissent le soulèvement populaire des couches moyennes appauvries. Plus important encore, l’actualité politique française a ouvert la porte aux alliances avec les demandes des populations non-blanches des zones périphériques des grands centres urbains. À cela vient s’ajouter l’arrivée des lycéennes et lycéens, étudiantes et étudiants, pour qui l’actuel gouvernement ne fait que proposer un futur de précarité et un présent autoritaire.
Malgré les éventuelles réticences d’intellectuels ou de représentants des mouvements de la gauche traditionnelle par rapport à la capacité qu’aurait l’extrême droite à récupérer les gilets jaunes, des syndicats, des féministes, des jeunes et des « mouvements des quartiers » sont également en train de disputer le sens des événements. En effet, ils et elles ne cessent de dire haut et fort : l’abandon dont sont victimes les gilets jaunes est semblable à celui vécu par les jeunes, par les femmes, par celles et ceux qui ne correspondent pas à l’identité forgée par la République française (homme, blanc et riche). De leur point de vue, et face à cet abandon, une alliance est plus que jamais à l’ordre du jour.
Convergence des luttes ?
Une telle alliance pourra se faire, semble-t-il, sur la base d’une restructuration fiscale profonde, d’un élargissement conséquent des services publics et d’une mise en question du rôle de la violence dite légitime utilisée par l’État pour gérer le dissensus propre au fonctionnement social. Voici le programme qui semble sortir des dernières journées de mobilisation : pas de quartier pour l’extrême droite, pour un partage équitable de la richesse et pour une démocratie de fait à toutes et tous.
Plus que jamais, le moment demande une alliance entre gilets jaunes, « gauchistes » de toute heure, jeunes précaires et populations non-blanches déshéritées par une République des riches, blancs et ultra-libéraux. Seule cette éventuelle alliance peut réellement s’opposer à l’avancement d’un fascisme qui n’arrête pas de ronger le présent. Après tout, c’est lui l’ennemi le plus urgent.