Martin Gallié, UQAM, Réseau européen en solidarité avec l’Ukraine

Le Réseau européen en solidarité avec l’Ukraine vient de rendre public une analyse du soutien des des mouvements syndicaux international et national au peuple ukrainien. Le rapport de recherche fut réalisé par Martin Gallié du Département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal. Nous publions l’introduction un peu raccourcie sans les notes en bas de page, pour offrir un résumé des contenus observés par Martin Gallié dans sa recherche. On peut accéder au document complet ici – la Rédaction.


Les guerres sont rarement des sujets de discussion au sein des organisations syndicales, à moins qu’elles ne les concernent directement ou qu’elles aient des répercussions sur l’emploi, en raison d’un accroissement des budgets militaires, notamment. Certes, les confédérations internationales et des syndicats adoptent régulièrement des déclarations ou des communiqués de presse pour afficher leur solidarité ou pour dénoncer tel ou tel conflit armé. Mais il est rare que l’engagement syndical aille au-delà de ces déclarations de principes ou d’une aide humanitaire plus ou moins ponctuelle.

Les prises de position sur la nécessité d’apporter un soutien armé à des travailleurs et des travailleuses en guerre et les actions menées à cette fin (pour appuyer ou bloquer les livraisons d’armes, favoriser ou réduire la production, grèves de solidarité ou boycotts, ralentissement de production, actes de sabotage, etc.) semblent rares et restent largement à être documentées. Comme le souligne Édouard Sill «l’internationalisme en acte […] demeure un sujet non pas en friche, mais pratiquement vierge». Et en ce sens force est de constater qu’à l’exception des brigades internationales pendant la guerre civile espagnole, les données sur la solidarité armée internationale, sur les actions du mouvement ouvrier concernant les livraisons d’armes sont difficiles d’accès et n’ont jamais été l’objet d’étude globale.

(…) Le pacifisme et le soutien armé à l’un des belligérants sont par définition incompatibles. La guerre en Ukraine et les débats sur la solidarité armée sont peut-être à cet égard exemplaires. En effet, du côté ukrainien non occupé, il n’y a aucun débat sur le sujet. À de multiples reprises et de manière continue, les principaux syndicats ukrainiens ont réclamé de leurs camarades hors Ukraine de faire pression sur leurs gouvernements respectifs afin d’obtenir davantage d’armes et de bloquer les livraisons d’armes à la Russie. Cette revendication ne provient pas seulement des grandes centrales syndicales ukrainiennes, mais également de multiples organisations de travailleurs et de travailleuses, anarchistes, socialistes, féministes, LGBTQI+ ou écologistes. Bref, sur la question précise des livraisons d’armes, le mouvement social ukrainien au sens large est unanime ou quasi unanime. La résistance ou la défaite militaire face à l’agression russe ne sont pas synonymes.

La défaite c’est l’assurance d’un recul des droits civils, politiques et syndicaux des travailleurs et des travailleuses. La résistance à l’invasion et à la colonisation, c’est minimalement, du point de vue syndical, de la lutte de classe, de la lutte féministe ou LGBTQI+, l’espoir de pouvoir continuer à lutter contre le patronat, le sexisme et les attaques frontales du gouvernement Zelensky contre le droit du travail, les protections sociales et les biens publics. Le mouvement syndical ukrainien se saisit donc de la question des armes et affirme que la solidarité ouvrière internationale est indispensable et qu’elle doit se matérialiser par un soutien aux livraisons d’armes.

Or au niveau international, cette revendication divise profondément la gauche radicale. Au nom de la désescalade, du pacifisme, du désarmement, de la lutte contre l’impérialisme étatsunien et de l’OTAN, de la promotion d’un «monde multipolaire», de la défense des priorités ou des intérêts syndicaux nationaux (lutte contre l’inflation, protection de l’emploi, contre l’augmentation du coût du chauffage ou des produits de première nécessité, etc.) de nombreux partis politiques à la gauche de l’échiquier politique refusent d’appuyer ou même de simplement relayer cette revendication de la classe ouvrière ukrainienne.

Seule une minorité d’organisations de la gauche radicale défend la nécessité d’offrir un soutien armé à la résistance ukrainienne au nom de la solidarité, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de l’internationalisme. Ces divisions, qui marqueront durablement la gauche radicale, sont désormais bien documentées. Ce qui l’est moins en revanche, ce sont les prises de position du mouvement syndical, hors Ukraine, en particulier. C’est ce que ce texte souhaiterait documenter, dans la continuité d’un premier rapport consacré aux prises de positions du mouvement social ukrainien sur la résistance armée à l’agression russe.

Nous montrerons que les déclarations syndicales hors Ukraine sur le soutien armé sont rares, au point que les revendications du mouvement ouvrier ukrainien sur le sujet sont largement ignorées par les organisations syndicales, tant au niveau syndical international que national.

De surcroît, une minorité des syndicats nationaux ont clairement pris position contre les livraisons d’armes et certains ont mené des opérations de blocages des armes à destination de l’Ukraine. Ici, la revendication des syndicats ukrainiens est non seulement ignorée, mais dénoncée et méprisée au nom d’intérêts présentés comme «supérieurs» à la solidarité internationale, comme la lutte contre l’impérialisme étasunien, le pacifisme et la défense de la classe ouvrière nationale principalement. Seuls de rares syndicats ont explicitement pris position en faveur des livraisons d’armes, relaient cette revendication et apportent parfois un soutien qui permet de financer des drones, des gilets pare-balles, des ambulances blindées notamment, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de la solidarité ouvrière internationale.

Là encore cependant, les rares débats disponibles au sein des organisations syndicales, comme ceux qui ont eu lieu lors des Trade Union Congress au Royaume-Uni en 2022 et 2023, révèlent que ce soutien à la résistance armée peut parfois être justifié au nom d’intérêts nationaux, comme la défense de l’emploi dans l’industrie de l’armement ou de l’OTAN. Mais ces débats syndicaux mettent surtout en lumière le fait que la classe ouvrière ne sait rien ou presque sur la question des armes, de leur production, de leur condition de production ou de leur destination. Une telle ignorance favorise alors les manipulations, les instrumentalisations, les mensonges comme ceux visant à faire croire que le soutien armé à l’Ukraine est la cause du réarmement, de l’inflation, des coûts de l’énergie, de l’augmentation du prix du chauffage, etc.

Mais dans le même temps, ces trop rares débats syndicaux favorisent aussi une prise de conscience par le mouvement ouvrier de l’urgence à se saisir de questions longtemps délaissées, comme celle de la sécurité collective des travailleurs et des travailleuses et de la nationalisation de l’industrie de l’armement, notamment.


Martin Gallié, Les syndicats et les livraisons d’armes à l’Ukraine (24 février 2022, septembre 2024)Archipel, UQAM, 2024.