Extrait de David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2014,
La nature générale de l’État à l’époque de la néolibéralisation est difficile à décrire pour deux raisons spécifiques. D’abord, on voit rapidement apparaître des écarts par rapport au modèle de la théorie néolibérale, des écarts qui ne peuvent pas tous être rapportés aux contradictions internes que je viens de souligner. Deuxièmement, la dynamique de la néolibéralisation a donné lieu à des adaptations qui ont grandement varié, d’un endroit à l’autre et au fil du temps. Toute tentative pour composer, à partir de cette géographie historique instable et erratique, l’image d’un État néolibéral typique, peut sembler vouée à l’échec. Néanmoins, il me semble utile d’esquisser quelques grandes lignes directrices qui montreront la pertinence du concept.
Il existe en particulier deux domaines où le projet de restauration du pouvoir de classe fait subir une distorsion à la théorie néolibérale, et même, d’un certain point de vue, la renverse en pratique. Le premier résulte du besoin de créer, pour les entreprises capitalistes, un « climat propice aux affaires et à l’investissement ». Si certaines conditions, telles que la stabilité politique, le plein respect de la loi, ou l’application équitable de celle-ci, peuvent raisonnablement être considérées comme neutres d’un point de vue de classe, d’autres sont manifestement discriminantes. Ces discriminations découlent, plus particulièrement, du fait que l’on traite le travail et l’environnement comme de simples marchandises. Si un conflit survient, l’État néolibéral typique aura tendance à choisir un climat propice aux affaires, aux dépens des droits collectifs (et de la qualité de vie) des travailleurs ou de la capacité de l’environnement à se régénérer. Le second type de discrimination tient au fait que, si un conflit survient, l’État néolibéral préférera généralement l’intégrité du système financier et la solvabilité des institutions financières au bien-être de la population ou à la qualité environnementale.
Ces partis pris systématiques ne sont pas toujours faciles à distinguer dans le fouillis des pratiques étatiques, souvent divergentes et très disparates. Les considérations pragmatiques ou opportunistes jouent un grand rôle. Le président Bush défend le marché libre et le libre-échange, mais il a imposé des taxes sur les importations d’acier pour consolider ses chances électorales dans l’Ohio (tactique qui se révéla finalement payante). On impose des quotas parfaitement arbitraire aux importations, dans le seul but d’apaiser des mécontentements intérieurs. Les Européens protègent leur agriculture, pour des raisons sociales, politiques et même esthétiques, tout en défendant le libre-échange dans tous les autres domaines. Les interventions spéciales de l’État favorisent des intérêts économiques particuliers (par exemple, les contrats d’armement), et un État peut arbitrairement choisir d’accorder des crédits à un autre État pour prendre pied politiquement et gagner de l’influence dans des régions sensibles au plan géopolitique (comme le Moyen-Orient). Pour toutes ces raisons, il serait bien surprenant de voir les États néolibéraux, fussent-ils les plus fondamentalistes, respecter constamment l’orthodoxie néolibérale.
Dans d’autres cas, on peut raisonnablement imputer les divergences et frictions entre théorie et pratique à des problèmes de transition, qui renvoient aux différentes formes étatiques qui existaient avant le tournant néolibéral. Par exemple, les conditions qui prévalaient en Europe centrale et en Europe de l’Est avant la chute du communisme étaient très particulières. La vitesse à laquelle la privatisation s’est opérée sous l’effet de la thérapie de choc infligée à ces pays au cours des années 1990 a créé des tensions énormes dont les répercussions se font sentir aujourd’hui encore. Les États sociaux-démocrates (comme les États scandinaves ou la Grande-Bretagne dans l’immédiat après-guerre) avaient longtemps maintenu hors de la sphère marchande des secteurs-clés comme la santé, l’éducation ou même le logement, au nom de l’idée selon laquelle la satisfaction des besoins humains les plus élémentaires ne devait pas être assurée par les forces du marché ni limitée par la capacité financière des individus. Si Margaret Thatcher a réussi à changer cette situation, les Suédois ont résisté bien plus longtemps, malgré les vigoureux efforts des capitalistes qui leur enjoignaient d’emprunter la voie néolibérale. Les États dits « développementalistes » (comme Singapour et quantité d’autres pays d’Asie) se sont, pour des raisons très différentes, appuyés sur le secteur public et sur la planification étatique, en association étroite avec le capital national et le capital d’affaires (souvent étranger et multinational), pour favoriser l’accumulation du capital et la croissance économique.4 Ils sont généralement très attentifs aux infrastructures sociales et physiques, d’où des politiques bien plus égalitaires en matière d’accès à l’éducation et à la santé, par exemple. Ainsi, ils considèrent l’investissement de l’État dans l’éducation comme une condition cruciale pour obtenir un avantage concurrentiel dans le commerce mondial. Ces États sont en phase avec la néolibéralisation dans la mesure où ils facilitent la compétition entre les firmes, les entreprises et les entités territoriales, acceptent les règles du libre-échange et s’appuient sur des marchés extérieurs ouverts. Mais ils sont activement interventionnistes dans la mesure où ils créent des infrastructures propres à entretenir un climat favorable aux affaires. La néolibéralisation offre donc aux États développementalistes la possibilité d’améliorer leur position dans la concurrence internationale grâce à la création de nouvelles structures d’intervention étatique (comme le soutien au secteur Recherche & Développement). Mais, du même coup, la néolibéralisation crée aussi les conditions pour la formation de classes, et à mesure que le pouvoir d’une classe se renforce, cette dernière a tendance (c’est le cas en Corée) à vouloir se dégager de sa dépendance à l’égard du pouvoir d’État, ainsi qu’à réorienter le pouvoir d’État suivant des lignes néolibérales.
À mesure que de nouveaux agencements institutionnels viennent définir les règles du commerce international – par exemple, pour devenir membre du FMI et de l’OMC –, les États développementalistes sont de plus en plus poussés à prendre un pli néolibéral. L’un des principaux effets de la crise asiatique de 1997-1998, par exemple, a été d’aligner davantage ces États sur les pratiques néolibérales les plus communes. Et, comme nous l’avons vu dans le cas britannique, il est difficile de maintenir à l’extérieur une position néolibérale (notamment en facilitant les opérations du capital financier) sans accepter à l’intérieur un minimum de néolibéralisation (la Corée du Sud a été confrontée exactement au même type de tensions). Mais les États développementalistes ne sont nullement convaincus que la voie néolibérale est la bonne, en particulier parce que ceux qui (comme Taïwan et la Chine) n’avaient pas libéralisé leurs marchés de capitaux ont beaucoup moins souffert de la crise financière de 1997-98 que ceux qui l’avaient fait.5
Les pratiques qui se rapportent au capital financier et aux institutions financières sont peut-être les plus difficiles à concilier avec l’orthodoxie néolibérale. En règle générale, les États néolibéraux, en pratiquant la dérégulation, élargissent la sphère d’influence des institutions financières, mais garantissent ensuite très souvent leur intégrité et leur solvabilité, quel qu’en soit le prix. Cet engagement provient en partie (et légitimement, selon certaines versions de la théorie néolibérale) d’une confiance aveugle dans le monétarisme, l’intégrité et la solidité de la monnaie étant perçues comme l’axe central des politiques publiques. Mais cela signifie paradoxalement que l’État néolibéral ne saurait tolérer de défaut financier massif, y compris quand ce sont les institutions financières qui ont pris les mauvaises décisions. L’État doit intervenir et remplacer la « mauvaise » monnaie par sa prétendue « bonne » monnaie – ce qui explique la pression exercée sur les banquiers centraux pour qu’ils assurent la solidité de la monnaie de l’État. Le pouvoir de l’État a souvent servi à renflouer de grandes entreprises ou à éviter des désastres financiers — ainsi, aux États-Unis, dans la crise des Caisses d’épargne de 1987-88, dont on estime qu’elle coûta 150 milliards de dollars au contribuable américain, ou dans l’effondrement du fonds spéculatif Long Term Capital Management en 1997-8, qui coûta 3,5 milliards.
Au niveau international, les États néolibéraux ont donné en 1982 toute autorité au FMI et à la Banque Mondiale pour négocier les allègements de dettes, ce qui revenait, dans les faits, à protéger les principales institutions financières mondiale de la menace d’un défaut. En réalité, le FMI couvre, du mieux qu’il peut, l’exposition aux risques et aux incertitudes sur les marchés financiers internationaux. Pratique difficile à justifier par rapport à la théorie néolibérale, puisque les investisseurs devraient en principe être responsables de leurs propres erreurs. Les néolibéraux les plus intégristes pensent donc que le FMI devrait être supprimé. Cette option à été sérieusement envisagée durant les premières années de l’administration Reagan, et les Républicains du Congrès soulevèrent à nouveau la question en 1990. James Baker, Secrétaire au Trésor sous Reagan, insuffla une nouvelle vie à l’institution après s’être trouvé confronté à une possible banqueroute du Mexique en 1982, impliquant de lourdes pertes pour les principales banques d’investissement new-yorkaises qui détenaient la dette mexicaine. Il utilisa le FMI pour imposer au Mexique des politiques d’ajustement structurel et protéger les banquiers de New York d’un défaut de paiement. Cette pratique consistant à donner la priorité aux besoins des banques et des institutions financières alors que l’on diminue le niveau de vie du pays débiteur avait déjà été expérimentée durant la crise de la dette de la ville de New York. Dans le cadre international, elle revient à extorquer des surplus aux populations pauvres du Tiers-monde pour rembourser les banquiers internationaux. « Drôle de monde, note Stiglitz avec ironie, dans lequel les pays pauvres subventionnent en fait les plus riches. » Même le Chili – exemple d’une pratique néolibérale « pure » à partir de 1975 – fut poussé dans cette voie en 1982-1983, si bien que son PIB chuta de près de 14 % et que le chômage grimpa à 20 % en un an. Les théoriciens n’allèrent pas jusqu’à en conclure que la néolibéralisation « pure » ne fonctionnait pas, mais les adaptations pragmatiques qui s’ensuivirent au Chili (de même qu’en Grande-Bretagne à partir de 1983) ouvrirent un espace de compromis qui approfondit davantage encore la fracture entre théorie et pratique.6
L’extorsion d’un tribut par l’intermédiaire de mécanismes financiers est une vieille pratique impériale. Elle s’est révélée très utile pour restaurer le pouvoir de classe, particulièrement dans les principaux centres financiers du monde, et elle n’a pas toujours besoin d’une crise d’ajustement structurel pour fonctionner. Ainsi, quand des entrepreneurs de pays en voie de développement empruntent de l’argent à l’étranger, l’exigence selon laquelle leur propre État doit avoir des réserves de change suffisantes pour couvrir leurs emprunts se traduit de la façon suivante : l’État doit investir, par exemple, dans des bons du Trésor américain. La différence entre le taux d’intérêt appliqué sur l’argent emprunté (mettons 12%) et celui auquel est soumis l’argent placé en parallèle dans des bons du Trésor à Washington (disons 4%) crée un puissant flux financier net en direction du centre impérial et aux dépens du pays en voie de développement.
Cette tendance, de la part d’États du centre comme les États-Unis, à protéger les intérêts financiers et à les laisser faire quand ils pompent des surplus aux quatre coins du monde, favorise et reflète à la fois la consolidation, autour des processus de financiarisation, du pouvoir de la classe dominante dans ces pays. Mais l’habitude d’intervenir sur les marchés et de renflouer les institutions financières lorsqu’elles sont en difficulté demeure irréconciliable avec la théorie néolibérale. Les investissements imprudents devraient être sanctionnés par des pertes pour le prêteur, mais les États prémunissent largement ces derniers contre les pertes. Ce sont donc les emprunteurs qui doivent payer à leur place, quel qu’en soit le coût social. Les théories néolibérales devraient avoir pour mot d’ordre : « Prêteurs, gare à vous » ; en pratique, on devrait plutôt dire : « Emprunteurs, prenez garde ».
Il y a toutefois des limites à la capacité de soutirer des surplus aux économies des pays en développement. Pour ces pays, prisonniers d’une d’austérité qui les condamne à une stagnation économique chronique, la perspective de rembourser leurs dettes est souvent reléguée dans un lointain avenir. Dans ces conditions, des pertes limitées peuvent apparaître comme une option séduisante. C’est ce qui s’est passé avec le plan Brady de 1989. Les institutions financières acceptèrent de réduire de 35% le montant de la dette cumulée, en échange de bons du Trésor au rabais (garantis par le FMI et le Trésor américain), pour garantir le remboursement du reste (en d’autres termes, les créanciers voyaient leur dette garantie à hauteur de 65 cents pour un dollar). En 1994, 18 pays (dont le Mexique, le Brésil, l’Argentine, le Venezuela et l’Uruguay) passèrent des accords qui annulaient leur dette à hauteur de 60 milliards. Ils espéraient, évidemment, que cette remise de dette provoquerait une reprise économique qui permettrait le remboursement du reste de la dette dans un délai raisonnable. Mais le FMI veilla à ce que tous les pays bénéficiaires de cette modeste remise de dette (que beaucoup jugeaient minime par rapport à ce que les banques pouvaient permettre) soient aussi tenus d’avaler la pilule empoisonnée des réformes institutionnelles néolibérales. La crise du peso de 1995 au Mexique, la crise brésilienne de 1998 et l’effondrement total de l’économie argentine en 2001 furent le résultat prévisible de toutes ces mesures.
Voilà qui nous amène enfin au problème épineux du rapport des États néolibéraux au marché du travail. Sur le plan intérieur, l’État néolibéral est nécessairement hostile à toute forme de solidarité sociale, qui impose des limites à l’accumulation du capital. Par conséquent, les syndicats indépendants et autres mouvements sociaux qui ont acquis un pouvoir considérable sous le régime du libéralisme intégré, doivent être disciplinés, sinon détruits, au nom de la sacro-sainte liberté individuelle du travailleur isolé. La « flexibilité » devient le maître-mot en ce qui concerne le marché du travail. Il est difficile de défendre l’idée que la flexibilité est foncièrement mauvaise, notamment face à des pratiques syndicales hautement restrictives et sclérosées. Certains réformateurs de gauche plaident donc avec force pour « la spécialisation flexible », qui serait un moyen d’aller de l’avant. Quelques individus en tireraient indiscutablement profit, mais les asymétries d’information et de pouvoir qui se font jour, combinées à l’absence d’une circulation facile et libre pour la force de travail (en particulier pour ce qui est de franchir les frontières étatiques) désavantagent les travailleurs. La spécialisation flexible peut être utilisée par le capital comme une moyen commode de trouver des modes d’accumulation plus flexibles. Les deux termes – spécialisation flexible et accumulation flexible – ont des connotations bien différentes.9 Ces différentes tendances ont en général pour résultat : une baisse des salaires, une insécurité de l’emploi croissante, et dans bien de cas, la disparition des avantages et des protections liés à l’emploi. Ces tendances sont clairement visibles dans tous les États qui ont emprunté la voie néolibérale. Si l’on en juge par l’attaque violente contre toutes les formes d’organisation des travailleurs et le recours massif à des réserves de travailleurs considérables mais largement inorganisées dans des pays comme la Chine, l’Indonésie, l’Inde, le Mexique le Bangladesh, il semble bien que le contrôle des travailleurs et le maintien d’un fort taux d’exploitation de la force de travail ont occupé une place centrale tout au long du processus de néolibéralisation. La restauration et la formation du pouvoir de classe se fait, comme toujours, aux dépens des travailleurs.
C’est précisément dans ce contexte de diminution des ressources personnelles tirées du marché du travail que la volonté néolibérale de re-transférer aux individus toute responsabilité en matière de santé a un effet doublement délétère. L’État se retirant du domaine de la protection sociale et réduisant son rôle dans des secteurs comme la santé, l’enseignement public, les services sociaux, il laisse des portions de plus en plus larges de la populations exposées à la pauvreté. Le filet de protection sociale est réduit au strict minimum, au bénéfice d’un système qui insiste sur la responsabilité individuelle. L’échec d’une personne est généralement attribuée à des défaillances personnelles, et la victime très souvent rendue responsable de son malheur.
Derrière ces tournants majeurs de la politique sociale se cachent d’importants changements structurels dans la nature de la gouvernance. Étant donnée la suspicion du néolibéralisme envers la démocratie, il faut trouver un moyen d’intégrer les processus de décisions étatiques dans les dynamiques de l’accumulation du capital et dans les réseaux du pouvoir de classe qui sont en cours de restauration ou, comme en Chine ou en Russie, en cours de formation. La néolibéralisation a occasionné, par exemple, un recours croissant aux partenariats public-privé (c’était l’une des idées fortes avancées par Margaret Thatcher lorsqu’elle mit en place des « institutions quasi-gouvernementales », telles que les agences de développement urbain, qui devaient favoriser le développement économique). Non seulement les milieux d’affaires et les grandes entreprises collaborent intimement avec l’État, mais ils acquièrent en plus un rôle considérable en rédigeant des textes de loi, en déterminant les politiques publiques et en instaurant des cadres réglementaires (qui sont pour la plupart faits à leur avantage). De nouveaux modèles de négociation émergent, qui intègrent le monde des affaires et quelquefois des corps professionnels, lors d’étroites consultations parfois tenues secrètes.
L’État produit généralement une législation et des cadres réglementaires avantageux pour les entreprises et, dans certains cas, pour des branches particulières comme le secteur de l’énergie, l’industrie pharmaceutique, l’agribusiness, etc. Dans bien des partenariats public-privé, en particulier au niveau municipal, l’État assume la majeure partie des risques tandis que le secteur privé récupère la plupart des profits. En outre, l’État pourra si nécessaire recourir à une législation coercitive et à des tactiques de maintien de l’ordre (des lois anti-grèves par exemple) pour disperser ou réprimer les oppositions collectives au pouvoir des entreprises. Les formes de surveillance et de maintien de l’ordre prolifèrent : aux États-Unis, l’incarcération est devenu une stratégie centrale de l’État pour traiter les problèmes qui ont surgi dans les rangs des ouvriers licenciés et au sein des minorités marginalisées. Le bras armé de l’État est renforcé pour protéger les intérêts des entreprises et, si besoin, réprimer les oppositions. Rien de tout cela ne semble en phase avec la théorie néolibérale. La peur néolibérale de voir des groupes d’intérêts particuliers pervertir et subvertir l’État n’a nulle part plus de réalité qu’à Washington, où des armées de lobbyistes (dont la plupart ont profité des passerelles (revolving doors) entre la fonction publique et des emplois bien plus lucratifs dans les grandes entreprises) dictent bel et bien la loi pour servir leurs intérêts particuliers. Si certains États continuent à respecter la traditionnelle indépendance de la fonction publique, son intégrité a été partout menacée par le progrès de la néolibéralisation. La frontière entre l’État et l’entreprise est devenue de plus en plus poreuse. Ce qui reste de la démocratie représentative se trouve submergé, corrompu légalement par le pouvoir de l’argent.
L’accès au système judiciaire est en principe égal pour tous. En pratique, il est particulièrement coûteux (qu’il s’agisse d’un individu intentant un procès pour négligence ou d’un pays portant plainte contre les États-Unis pour non-respect des règles de l’OMC, procédure qui peut coûter un million de dollars, somme équivalente au budget annuel de certains petits pays pauvres), les jugements sont souvent très favorables à ceux qui jouissent du pouvoir de l’argent. Ce parti pris de classe dans les décisions de justice est sinon systématique, du moins fréquent. Il n’y a pas lieu de s’étonner que, dans un régime néolibéral, les moyens privilégiés d’action collective soient définis et formulés par des groupes de pression non élus (et généralement dirigés par l’élite), créés pour défendre divers droits. Dans certains domaines, comme la protection des consommateurs, les droits civils, ou les droits des personnes handicapées, des progrès importants ont été obtenus par ce moyen. Les organisations non gouvernementales (ONG) et les organisations populaires (grassroots) se sont remarquablement développées sous le règne du néolibéralisme, nourrissant la croyance selon laquelle une opposition mobilisée en dehors de l’appareil d’État et à l’intérieur d’une entité séparée appelée « société civile » constitue le moteur de la contestation politique et de la transformation sociale. La période au cours de laquelle l’État néolibéral est devenu hégémonique a aussi été celle où le concept de société civile – souvent entendu comme une entité opposée au pouvoir d’État – est devenu central dans la formulation de la contestation politique. L’idée gramscienne de l’État comme unité de la société politique et de la société civile a cédé la place à l’idée selon laquelle la société civile serait le principal foyer d’opposition, voire l’alternative, à l’État.
Cela montre clairement que le néolibéralisme ne condamne pas l’État, ou certaines institutions étatiques, à l’insignifiance, comme l’ont soutenu des commentateurs de droite et de gauche. Toutefois, il s’est opéré une reconfiguration radicale des institutions et des pratiques étatiques (notamment en ce qui concerne l’équilibre entre coercition et consentement, entre le pouvoir du capital et celui des mouvements populaires, entre les pouvoirs exécutif et judiciaire, d’une part, et le pouvoir de la démocratie représentative, d’autre part).
Mais il y a des choses qui ne tournent pas rond dans l’État néolibéral. Aussi apparaît-il comme une forme politique transitionnelle ou instable. Au cœur du problème, l’écart grandissant entre les objectifs affichés du néolibéralisme – le bien-être de tous – et ses conséquences réelles – la restauration du pouvoir de classe. Mais derrière tout cela se cache toute une série de contradictions plus spécifiques qu’il convient de mettre en évidence :
- D’un côté, on attend de l’État néolibéral qu’il se mette en retrait et se contente de préparer le terrain au marché, mais d’un autre côté, il est censé se démener pour créer un climat favorable aux affaires et se comporter comme une entité compétitive sur la scène politique mondiale. Dans ce dernier rôle, il doit agir comme un corps collectif, ce qui pose un problème : comment assurer la loyauté des citoyens ? Le nationalisme est une réponse qui s’impose d’elle-même, mais il est profondément contraire au programme néolibéral. C’était le dilemme de Margaret Thatcher : elle était obligée de jouer la carte nationaliste dans la guerre des Malouines et plus encore dans la campagne contre l’intégration européenne pour obtenir sa réélection et poursuivre les réformes néolibérales en Grande-Bretagne. Que ce soit au sein de l’Union Européenne, du Mercosur (où les nationalismes brésilien et argentin entravent l’intégration), du NAFTA ou de l’ASEAN, le nationalisme, nécessaire au bon fonctionnement de l’État comme entreprise cohérente et compétitive, vient constamment entraver les libertés commerciales au sens large.
- L’autoritarisme mis au service du marché s’accorde mal avec l’idéal des libertés individuelles. Plus le néolibéralisme tend vers l’autoritarisme, plus il lui est difficile de maintenir sa légitimité en respectant ces libertés, et plus il doit révéler sa vraie nature anti-démocratique. Parallèlement à cette contradiction, on constate une dissymétrie croissante dans la relation entre les entreprises et les individus comme vous et moi. Si « le pouvoir des entreprises nous vole notre liberté personnelle », alors les promesses du néolibéralisme sont réduites à néant. Cela vaut pour les individus sur leur lieu de travail comme dans leur vie privée. C’est une chose d’affirmer, par exemple, que mon état de santé relève de mes choix et de ma responsabilité personnelle. Mais est-ce une raison pour faire du marché le seul moyen de satisfaire mes besoins en payant des sommes exorbitantes à des compagnies d’assurances aussi inefficaces, gargantuesques et bureaucratiques que lucratives ? En outre, lorsque ces compagnies ont même le pouvoir de définir de nouvelles catégories de maladies correspondant à de nouveaux médicaments arrivant sur le marché, il y a clairement quelque chose qui ne tourne pas rond. Dans une telle situation, le maintien de la légitimité et la perpétuation du consentement deviennent, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, un difficile exercice d’équilibriste qui peut facilement finir en culbute si les choses commencent à mal tourner.
- S’il est sans doute crucial de préserver l’intégrité du système financier, l’individualisme irresponsable des acteurs de ce système produit de la volatilité spéculative, des scandales financiers et une instabilité chronique. Les scandales de Wall Street, les affaires de comptabilité frauduleuse de ces dernières années ont sapé la confiance et posé aux autorités de régulation de sérieux problèmes : comment et quand intervenir, au niveau international comme au niveau national ? Le libre-échange international exige des règles du jeu globales et ne rend que plus manifeste la nécessité d’une forme de gouvernance à l’échelle planétaire (qui serait par exemple assurée par l’OMC). La dérégulation du système financier facilite des comportements qui appellent de nouvelles formes de régulation si l’on veut éviter les crises.
- Tandis que l’on vante les vertus de la concurrence, on assiste en réalité à la consolidation croissante d’un pouvoir oligopolistique, monopoliste et transnational détenu par une poignée de multinationales centralisées : la compétition en matière de sodas se réduit à l’opposition Coca-Cola vs. Pepsi, l’industrie de l’énergie se résume à cinq gigantesques transnationales, et quelques magnats des médias contrôlent l’essentiel des informations, qui constituent en grande partie de la propagande pure et simple.
- Au niveau des populations, la dynamique de libération des marchés et de marchandisation de toute chose peut facilement verser dans le délire et produire des incohérences sociales. La destruction des formes de solidarité sociale et même, comme le suggérait Thatcher, de l’idée de société, laisse un trou béant dans l’ordre social. Il devient alors particulièrement difficile de lutter contre l’anomie et de contrôler les comportements anti-sociaux qui en découlent, comme la criminalité, la pornographie et la quasi-mise en esclavage d’une partie de l’humanité. La réduction de la « liberté » à la « liberté d’entreprendre » déchaîne toutes ces « libertés négatives » que Polanyi considérait comme inextricablement liées aux libertés positives. La réponse consiste donc à reconstruire des solidarités sociales, mais selon des modalités différentes – d’où le regain d’intérêt pour la religion et la morale, pour de nouvelles formes d’association (autour de questions de droits et de citoyenneté par exemple) et même le retour de formes politiques anciennes (fascisme, nationalisme, localisme et autres tendances du même genre). Le néolibéralisme à l’état pur a toujours menacé de faire apparaître sa Némésis, les diverses formes de populisme autoritaire et de nationalisme. Dès 1996, Schwab et Smadja, les organisateurs de la grande fête néolibérale de Davos, lançaient l’avertissement suivant :
La mondialisation de l’économie est entrée dans une phase nouvelle : une violente réaction contre ses effets est en train de monter, tout particulièrement dans les démocraties industrielles, où elle menace de perturber l’activité économique et la stabilité sociale de nombreux pays. L’état d’esprit qui domine dans ces démocraties est un mélange d’impuissance et d’inquiétude, qui contribue à expliquer le succès de politiciens populistes d’un nouveau genre. Tout cela pourrait facilement finir en révolte.