L’«exceptionnalisme» américain et le fascisme de Trump

Schriftzug Make democracy great again - Libertad! an Mauer

Vinod Mubayi, collaboration spéciale, samedi 8 février 2025. Traduction Johan Wallengren.

De nombreux présidents américains, y compris le président Obama, ont célébré l’Amérique pour son caractère « exceptionnel », prononçant une kyrielle de panégyriques vantant son exceptionnalisme. Ils ont fait cela dans un esprit tout à fait positif, bien sûr, mais il est difficile de ne pas considérer que du temps de leur fondation, les États-Unis se démarquaient par un trait singulièrement différent : leur hypocrisie.

Les pères fondateurs ont réussi à faire en sorte que la rhétorique développée dans la Déclaration d’indépendance se conjugue avec les principes des droits de la personne, principes entièrement niés, dans la pratique, par un système formel d’esclavage dans de nombreuses colonies et la continuation d’un génocide brutal de la population amérindienne. Maintenant que nous avons Donald Trump comme président, un homme qui a promis d’être un dictateur dès le premier jour de son second mandat, on voit poindre une forme exceptionnelle de gouvernement fasciste en Amérique.

Une forme exceptionnelle de gouvernement fasciste en Amérique

Trump est la tête d’affiche de son mouvement MAGA (pour Make America Great Again, ce qui peut se traduire par : rendons sa grandeur à l’Amérique), qui n’a jamais été guidé que par un but et un seul, qui peut se résumer ainsi : Qu’ai-je à y gagner ? (What’s In It For Me?). Sa façon de faire de la politique est celle d’un tyran qui cherche à dominer et qui exige la soumission. Mais, contrairement aux régimes fascistes du passé, comme l’Allemagne nazie, qui étaient dirigés par un Führer à la tête d’un parti à idéologie unique basée sur la race ou l’ethnie, le mouvement fasciste de Trump semble être bicéphale, avec d’un côté ce que l’on peut décrire comme un regroupement d’isolationnistes suprémacistes blancs sous l’étendard « L’Amérique d’abord » (America First) dirigé par des gens comme Steve Bannon, et de l’autre, une clique de géants du secteur technologique, dont le leader actuel est incontestablement Elon Musk, l’homme le plus riche au monde.

Ces deux groupes peuvent avoir certains objectifs en commun, comme la destruction de l’« État profond », mais ils ont aussi des différences d’approche considérables sur d’autres questions, de telle sorte que certains conflits ont déjà émergé ouvertement concernant les personnes migrantes qualifiées et l’octroi de visas H1­B à la main-d’œuvre étrangère du secteur de la technologie.

Trump a donné libre cours aux bas instincts fascistes qui lui sont propres dès son investiture en graciant les 1 600 criminels qu’il avait incités à attaquer le Capitole à Washington le 6 janvier 2021 pour empêcher la certification de la victoire de Joe Biden aux élections de novembre 2020. Un grand nombre de ces insurgés avaient plaidé coupables et furent condamnés à de longues peines de prison pour des agressions violentes contre des membres des forces de l’ordre.

Ce revirement totalement arbitraire a clairement montré au monde entier la fragilité de l’ordre juridique dans une nation soi-disant respectueuse des lois. Trump est lui-même un criminel condamné et il serait très probablement en prison aujourd’hui s’il n’avait pas été sauvé par un étrange jugement de la Cour suprême des États-Unis en juin dernier, qui a essentiellement fait de la présidence américaine un monarque échappant aux lois s’appliquant au simple citoyen.ne.

Cette fragilité est aggravée par le fait que peu de membres du Congrès appartenant au Parti républicain — qui contrôle actuellement le Sénat et la Chambre des représentants — n’ont pas manifesté de désapprobation à l’égard des grâces accordées par Trump, bien que plusieurs aient été en grand danger d’être agressés le 6 janvier 2021 lorsque la foule violente rameutée par Trump a pénétré de force dans le bâtiment du Capitole. Leur à-plat-ventrisme devant Trump évoque la servilité des cadres politiques du parti nazi face à Adolf Hitler.

Pour tenter de justifier ses grotesques grâces, M. Trump a selon le New York Times déclaré que, dans son décret de clémence, il avait tenté de présenter le 6 janvier 2021 comme un « jour d’amour » et que ce décret « mettrait fin à une grave injustice nationale perpétrée contre le peuple américain au cours des quatre dernières années » et entamerait « un processus de réconciliation nationale ». Le New York Times a par ailleurs relevé ce qu’a écrit dans une ordonnance un juge fédéral, Beryl A. Howell, afin de répudier la logique tordue de Trump, en énonçant ce qui suit : « aucune “injustice nationale” ne s’est produite ici et il est également possible d’établir qu’aucune fraude électorale déterminante n’a eu lieu dans le cadre de l’élection présidentielle de 2020, et qu’aucun “processus de réconciliation nationale” ne peut commencer tant que de pauvres perdants ayant vu le candidat qu’ils soutenaient débouté aux urnes seront glorifiés pour avoir perturbé une procédure constitutionnelle au Congrès et l’avoir fait en toute impunité ». Cette Cour, conclut le juge Howell, ne peut laisser perdurer le mythe révisionniste relayé par cette déclaration présidentielle.

Non content de renverser des jugements bien établis juridiquement, Trump a émis toute une bordée de nouveaux décrets présidentiels touchant presque tous les aspects de la vie aux États-Unis où le gouvernement fédéral joue un rôle, de la politique scientifique à la politique environnementale, en passant par l’immigration, le système de santé, la politique énergétique, les questions de genre, les questions de réglementation, le changement climatique et l’aide à l’étranger.

Des décrets sur tous les aspects de la vie aux États-Unis

Comme il fallait s’y attendre, Trump a ordonné le retrait des États-Unis de l’accord de Paris sur le changement climatique. Trump et consorts ne croient pas en la science du changement climatique qui a permis d’établir que le réchauffement climatique est en grande partie causé par les émissions de gaz à effet de serre (GES) provenant de la combustion de combustibles fossiles, pétrole, gaz et charbon. Trump a en outre déclaré une urgence énergétique nationale aux États-Unis permettant à son gouvernement de promouvoir des projets axés sur les énergies fossiles tels que des centrales électriques alimentées au charbon et au gaz naturel, des terminaux d’exportation de gaz naturel liquéfié (GNL), des forages sur des terres fédérales protégées, et ainsi de suite. Les mesures prises par Trump dans le secteur de l’énergie collent de près à l’agenda du Projet 2025, un manifeste d’extrême droite susceptible de dresser un plan d’action pour le gouvernement fédéral dans le cadre d’un second mandat de Trump.

Les États-Unis sont de loin le plus grand émetteur historique de carbone en chiffres cumulés et actuellement le deuxième émetteur annuel derrière la Chine, l’Inde arrivant actuellement au troisième rang. Les États-Unis sont de surcroît le premier producteur mondial de pétrole et de gaz. Encourager et promouvoir la production de combustibles fossiles, comme le fait Trump avec son slogan « Forez, forez à tout-va » (Drill, baby drill) devrait être considéré comme rien de moins que de la folie et un crime contre l’humanité, alors que le réchauffement planétaire apparaît dans le monde entier comme le signe avant-coureur d’un changement climatique dévastateur et que 2024 a été l’année la plus chaude de l’histoire de ce monde.

Trump a également signé un décret visant à retirer les États-Unis de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), un organisme des Nations unies chargé de la santé mondiale. Cette bravade se veut une illustration du mépris de Trump et consorts envers les organismes internationaux et un moyen d’attiser les pulsions de l’« Amérique d’abord ».

Les deux semaines et demie d’orgie d’ordonnances et d’arrêtés de Trump peuvent être vues comme comportant deux volets : d’une part, celui de son fascisme intérieur illustré par ses tentatives et celles de ses comparses comme Musk de démanteler et de se saisir des structures du pouvoir américain et, d’autre part, celui de sa remise au goût du jour de la rhétorique de l’impérialisme américain du 19e siècle, façon Teddy Roosevelt et William McKinley, avec les visées annexionnistes que cela suppose. Aux prétentions de s’emparer du Groenland, du canal de Panama et du nord du Mexique et de faire du Canada le 51e État américain ont succédé des lubies encore plus extravagantes, des machinations aussi scandaleuses qu’insensées, comme l’idée de faire de Gaza un territoire américain, en expulser la population palestinienne et ériger au bord de l’océan une zone de villégiature qui serait sans aucun doute développée de manière à lui rapporter beaucoup d’argent.

L’expulsion des populations migrantes

Le commandement le plus ouvertement fasciste de Trump a consisté à ordonner l’expulsion de tous les immigrant.es sans papiers, éventuellement avec le concours de l’armée américaine, ce qui concernerait pas moins de 11 millions de personnes. Les politiques de Trump en matière de détentions de masse, illustrées par le projet de construction d’un camp de concentration devant permettre d’enfermer 30 000 déportés à Guantanamo (Cuba) et celles de déportation de masse sont devenues les expressions les plus concrètes du fascisme enchâssé dans l’idéologie de « l’Amérique d’abord ». Les vols d’expulsion sont des éléments de propagande de la machine de terreur que Trump souhaite lancer contre les familles et les communautés originaires de ce qu’il appelle les « pays de merde » (shithole countries). Les images de détenu.es enchaîné.es et entravé.es, conduit.es comme du bétail dans des avions-cargos militaires pour être transporté.es vers leur pays d’origine, ont maintenant été diffusées dans le monde entier.

Dans le cas de l’Inde (troisième pourvoyeur d’immigré.es clandestin.es aux États-Unis en importance, après le Mexique et le Salvador, selon une enquête de Pew), l’image des 104 migrant.es enchaîné.es qui ont atterri à Amritsar il y a quelques jours, au terme d’un vol d’une durée de 40 heures par avion-cargo militaire C-17, a suscité de vives réactions négatives dans tout le pays, à l’exception honteuse des porte-paroles du gouvernement indien. Le ministre des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, a affirmé que l’ICE (Immigration and Customs Enforcement, entité du gouvernement américain compétente en matière d’immigration et de douanes et en l’occurrence, geôlier) lui avait « assuré » que tout s’était déroulé conformément à ses procédures opérationnelles standard. Ce comportement servile de la part des cadres d’un pays qui aspire à devenir un Vishwaguru (gourou du monde) contraste fortement avec celui du président colombien Gustavo Petro, qui est à la tête d’un pays dont la population représente à peine 3 % de celle de l’Inde — encore un pays faisant l’objet de brimades de la part des États-Unis — qui a refusé de laisser atterrir sur son sol des avions militaires américains transportant des immigré.es clandestin.es colombien. nes enchaîné.es, leur assurant au contraire une arrivée digne dans des avions civils colombiens.

Des observateurs et observatrices ont souligné qu’en dépit des fanfaronnades de Trump, l’expulsion de millions d’immigré.es clandestin.es est une impossibilité logistique, quelle que soit la période sur laquelle elle serait censée s’étendre, et certainement dans les quatre années restantes du mandat de Trump. Mais, comme l’écrit l’économiste et commentateur Paul Krugman dans son blogue, « à mesure que les démarches officielles pour se débarrasser des immigré.es s’intensifieront, un climat de délation et d’intimidation s’installera chez une bonne partie de la population américaine… Tout cela sera laid et effrayant.

L’Amérique pourrait très rapidement devenir une nation dans laquelle tout le monde — ou du moins tous les non-Blancs — ressent le besoin d’avoir sur eux une preuve de résidence légale où qu’ils aillent et où même le fait d’avoir les bons papiers pourrait ne pas représenter un sauf-conduit pour échapper à la violence de groupes hostiles. Krugman prédit que cette répression aura des répercussions économiques très négatives. Près de la moitié de la main-d’œuvre du secteur agricole américain est constituée d’étrangers sans papiers et leur absence au travail, qu’elle soit due à l’expulsion ou à la peur de se présenter chez leur employeur, entraînera une grave pénurie de main-d’œuvre agricole et une montée en flèche des prix des denrées alimentaires. De même, les étrangers sans papiers représentent 25 à 30 % de la main-d’œuvre dans le secteur de la construction et leur expulsion entraînerait également des problèmes majeurs.

Le décret de Trump visant à mettre fin au droit du sol garanti par le quatorzième amendement de la Constitution américaine a été temporairement bloqué par un juge fédéral qui a qualifié cette initiative de « manifestement inconstitutionnelle ». Le litige fera certainement l’objet d’un recours et on peut s’attendre à ce que cette affaire remonte jusqu’en Cour suprême des États-Unis.

L’abolition des mesures contre les discriminations

Au moyen d’un autre décret, Trump a révoqué le décret sur la non-discrimination des entrepreneurs fédéraux (EO 11246) signé par Lyndon Johnson en 1965, qui protégeait contre la discrimination du personnel des entreprises cherchant à obtenir des contrats fédéraux. Trump et son père ont été accusés, en vertu de ce décret, de discrimination à l’égard des Noirs et des Hispaniques dans le cadre de leurs projets de logements fédéraux des années 1970, et il est très probable que Trump ait toujours gardé un ressentiment à l’égard de ce grief. La décision de Trump menant au licenciement des inspecteurs généraux ayant pour mission de détecter les fraudes, les gaspillages et les abus dans leurs sphères respectives à différents niveaux de l’État américain et de sévir contre les fonctionnaires responsables, témoigne d’une plus grande malveillance encore.

L’illégalité pure et simple de l’ordonnance de Donald Trump autorisant Elon Musk à licencier arbitrairement le personnel du gouvernement américain, à fermer des agences fédérales établies de longue date comme l’USAID et, plus sinistre encore, à permettre à Musk et à son équipe de cracs de la technologie d’accéder à des fonctions gouvernementales clés, y compris le contrôle direct du système de paiement du Trésor, ne saurait être sous-estimée. Le système en question représente le pain et le beurre du gouvernement fédéral, puisqu’il détermine quels organes de l’État, entrepreneurs et programmes seront dotés de financement ; en somme, il s’agit du chéquier du gouvernement fédéral. Musk affirme avoir gelé des paiements à des organisations qu’il désapprouve, coupé les vivres à d’autres bénéficiaires sur la base de griefs personnels et réalloué d’autres fonds, le tout sans l’approbation du Congrès ni aucun contrôle sur le plan juridique. Comme l’a fait remarquer un commentateur :

« Elon Musk n’occupe aucune fonction officielle au sein du gouvernement des États-Unis. Il n’a pas été élu pour exercer une quelconque fonction. Il n’a pas non plus été nommé — et encore moins confirmé dans ses fonctions — par le Congrès dans un rôle qui lui confère une autorité légale sur les politiques publiques ou le fonctionnement du système fédéral. Malgré cela, il s’est arrogé des pouvoirs gouvernementaux essentiels, avec l’approbation apparente du président Donald Trump… L’étendue du contrôle informel exercé par Musk est stupéfiante. Cela fait longtemps que ses entreprises — Tesla, SpaceX et X (anciennement Twitter) — sont dépendantes de contrats et de subventions du gouvernement. Mais Musk est passé du statut de chef d’entreprise avec des ramifications au sein de l’appareil d’État à celui d’autocrate non élu… Ce que Musk est en train de faire comporte toutes les caractéristiques d’un coup d’État, ce qui va plus loin et plus haut que l’assaut plus général de Trump contre la Constitution. On parle de coup d’État quand une personne ou un groupe de personnes prend le contrôle de l’État en agissant comme si cette ou ces personnes étaient au-dessus des lois. Les actions de Musk, bien que non conventionnelles, répondent à cette définition. Sans avoir de fonction ou d’autorité formelle, il a effectivement pris le contrôle de fonctions gouvernementales essentielles, contournant les processus constitutionnels à coups d’édits personnels. »

Cela représente, sans l’ombre d’un doute, un effondrement de l’ordre constitutionnel démocratique bourgeois fondé sur la recherche d’un équilibre entre pouvoirs et contre-pouvoirs (checks and balances) au sein des différentes branches du gouvernement : l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Reste à voir s’il s’agit d’une situation temporaire ou non.

L’idéologie woke

L’excuse avancée par les cohortes soutenant Trump pour justifier de tels décrets et édits consiste à dire qu’on veut éliminer « l’idéologie woke » au sein du gouvernement, c’est-à-dire les principes dits de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI), qui contrarient le patriarcat, la suprématie de la race blanche et la hiérarchie. Ce phénomène s’est maintenant étendu de manière presque comique aux organes scientifiques et techniques du gouvernement. Le CDC (Centre for Disease Control — Centre de contrôle des maladies) a demandé à ses scientifiques de rétracter ou de suspendre la publication de tout manuscrit de recherche examiné par une revue médicale ou scientifique, afin de s’assurer qu’aucun « terme interdit » n’apparaisse dans le travail. Et quels sont ces termes interdits ? Selon un courriel envoyé aux fonctionnaires du CDC, les scientifiques n’ont reçu l’ordre de ne pas mentionner les termes suivants ni y faire allusion : « genre, transgenre, personne enceinte, LGBT, transsexuel, non binaire, assignée homme à la naissance, assigné femme à la naissance, biologiquement masculine, biologiquement féminin. » Cela se passe de tout commentaire…

La viabilité d’une vision fasciste aux États-Unis et le potentiel d’entraver ou de ralentir pareil projet sont difficiles à évaluer à l’heure actuelle. Le seul programme législatif que le Parti républicain au Congrès semble avoir à se mettre sous la dent est une nouvelle réduction massive des impôts pour les riches qui nécessitera des coupes sombres dans les programmes sociaux tels que Medicare et, peut-être, la sécurité sociale. Cette perspective est de nature à faire plaisir à Musk et à ses acolytes de la technologie, mais portera un dur coup aux couches de la classe ouvrière qui ont été séduites par les promesses de Trump d’assécher le marécage de Washington et qui ont voté pour lui lors des dernières élections. Il s’agit là d’une contradiction fondamentale habitant le mouvement pro-Trump, qui confie le pouvoir à des milliardaires non élus en vue de désintégrer le maigre filet de sécurité sociale dont les États-Unis pouvaient se prévaloir jusqu’ici. Il reste à voir si les forces d’opposition peuvent, de manière créative, rendre encore plus béante cette contradiction.