Le récent séisme en Haïti est un marqueur des réflexes médiatiques et humanitaires, qui, le plus souvent, se combinent. On s’interroge entre malchance et malédiction, regrette la lenteur des secours, faisant alterner des images du désastre et de l’aide internationale. On insiste d’autant plus sur les effets de cette énième catastrophe naturelle, qui frappe « le pays le plus pauvre du continent latino-américain », que les causes, elles, sont ignorées, et que la question de savoir pourquoi ce séisme aurait fait moins de dégâts et de victimes ailleurs est laissée en suspens.
Répétons-nous, tant le discours dominant est prégnant. La victime passive et impuissante est un mythe. Lors des catastrophes, les vies sauvées le sont principalement au cours des 72 premières heures, par les personnes locales, avant donc que l’aide internationale n’arrive. C’est moins la puissance de l’aléa naturel – cyclone, séisme, etc. – qui détermine l’ampleur des destructions et le nombre des victimes, que les conditions sociales – pauvreté, urbanisme, contexte démographique, accès aux services sociaux de base, etc. – du pays où il frappe. Aussi efficace et rapide que soit l’action humanitaire, elle est d’abord et avant tout le signe de l’échec des politiques publiques de prévention, de planification et de réparation, dont la mise en œuvre assure une sécurité et une protection que jamais l’humanitaire ne pourra offrir [1].
Interactions entre néolibéralisme et humanitaire
Comment expliquer le peu de prise de ces vérités, pourtant vérifiées et documentées depuis longtemps, sur le regard porté tant sur les catastrophes que sur la réponse à celles-ci ? Une clé d’explication ne résiderait-elle pas dans l’imprégnation de la rationalité néolibérale, y compris au sein de l’humanitaire ? Telle est la thèse du récent livre de Bertrand Bréqueville, L’humanitaire sous l’emprise du néolibéralisme. S’appuyant entre autre sur le travail de Pierre Dardot et Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie (La Découverte, 2016), l’auteur analyse les interactions entre le néolibéralisme et l’humanitaire, au point de transformer ce dernier en un humanitarisme néolibéral ; « indéfectible compagnon de route du néolibéralisme » [2].
Bréqueville explore la reprise de la rationalité néolibérale dans la gestion interne des organisations – gouvernance, management, évaluations, etc. –, leur rhétorique – résilience, capital humain, etc. – et jusque dans les principes de l’humanitaire : l’indépendance, la neutralité, l’impartialité, l’humanité. Ainsi, à propos du premier, il soulève la question : combien d’ONG humanitaires « peuvent faire d’elles-mêmes (…) le choix d’intervenir là où elles veulent, quand elles veulent, sans les coups de projecteur médiatiques et sans l’aide financière des principaux bailleurs de fonds institutionnels ? » [3].
De plus, « avec le principe de neutralité, la plupart des ONG humanitaires se placent aujourd’hui ‘confortablement’ au-dessus de la mêlée, se tiennent sciemment à l’écart de certaines questions internationales et des sujets qui fâchent, se contentent de soulager et font ça plutôt bien, alertent, témoignent ou dénoncent parfois en dignes héritières des French doctors, mais elles se gardent bien, la plupart du temps, d’émettre un quelconque avis sur les déterminants et les causes structurelles des maux qu’elles soulagent ou pensent soulager. Ce faisant, sous couvert de cette neutralité apolitique, la plupart des ONG humanitaires refusent de voir le caractère pourtant éminemment politique des situations dans lesquelles elles interviennent » [4].
En fin de compte, « les principes humanitaires apparaissent (…) comme une incitation permanente à ne pas voir la véritable nature des crises humanitaires. Ils dénaturent les situations, notamment celles dites ‘d’urgence’, en déterminant une appréhension purement technique des problèmes qui vide ceux-ci de toute substance politique, sociale ou économique, qui les décontextualise à outrance » [5].
La réponse au récent tremblement de terre en Haïti n’en apporte-telle pas la démonstration ? Le pays est placé sur une faille sismique, sur la route des cyclones, et est l’un des États les plus affectés par les conséquences du réchauffement climatique. Il est, en moyenne, frappé tous les deux-trois ans par une catastrophe naturelle [6]. Mais cette vulnérabilité relève avant tout d’une conditions sociales et politiques : la privatisation des institutions publiques, l’absence de volonté et de moyens d’une politique de santé, l’insécurité alimentaire – qui touche 40% de la population, catalysée par la baisse des tarifs douaniers (l’essentiel de l’alimentation consommée sur place étant importée) –, l’accaparement des ressources publiques par l’oligarchie locale, qui hypothèque toute planification et prévention des catastrophes, etc.
Or, la communauté internationale a été (et continue d’être) partie prenante de l’affaiblissement de l’État haïtien (parallèlement au renforcement de « l’élite » au pouvoir et des inégalités), et des logiques de privatisation, de dépossession et de dépendance. L’aide d’urgence risque fort alors de s’apparenter à un moyen commode de reconfigurer la crise politique que traverse Haïti en crise humanitaire, et de se donner à bon compte une image positive et bienveillante, tout en occultant sa propre responsabilité dans la situation actuelle. Haïti a certes besoin d’aide. Mais, plus que tout, elle a besoin d’un changement. Or, les acteurs internationaux qui prétendent venir au secours du pays sont les mêmes qui contribuent à empêcher la transition de rupture à laquelle aspire la majorité des organisations sociales haïtiennes. L’humanitaire serait-il une manière d’agir sans rien changer, en évacuant même la question du changement ?
À l’encontre des idées toutes faites, Thomas Gebauer situe le principal problème de l’aide dans sa dépolitisation plutôt que dans sa politisation [7]. La dépolitisation est une politique qui ne dit pas son nom et qui, en tant que telle, participe de l’instrumentalisation. Pour Bertrand Bréqueville, cette dépolitisation a une triple dimension : la décontextualisation, l’incapacité à considérer les victimes comme des sujets politiques, et, enfin, la mise hors-champ de toute transformation sociale.
Un nouveau paradigme humanitaire ?
L’humanitaire sous l’emprise du néolibéralisme offre une réflexion stimulante, invitant à repenser l’humanitaire dans son intégralité, dégageant quelques pistes dont la plus stratégique est certainement celle d’une alliance entre mouvements sociaux et acteurs humanitaires. Malgré son regard critique, le livre semble pêcher cependant par une certaine idéalisation nostalgique du sans-frontiérisme à ses débuts, dont Eleanor Davey a brillamment analysé l’histoire en France, même si elle faisait l’impasse justement sur sa connexion avec le néolibéralisme [8].
Ainsi, le retour prôné au « volontarisme » des French doctors et à leur remise en question de la solidarité internationale à la racine, tend à faire « oublier » les conditions de leur engagement : l’interprétation des situations problématiques « à travers le prisme de l’anticommunisme » [9], la défiance envers les États et une prise de parole décomplexée au nom, sinon à la place, des « victimes ». De manière générale d’ailleurs, la reconfiguration néolibérale des États du Sud et des rapports néocoloniaux est à peine abordés par Bertrand Bréqueville, alors qu’elle contribue pourtant à imposer le cadre dans lequel l’humanitaire intervient [10].
En réalité, les chances d’un changement proviennent davantage de la pression extérieure que des acteurs humanitaires eux-mêmes : ce n’est pas tant que ceux-ci ne veulent plus fonctionner comme avant, mais bien qu’ils ne peuvent plus le faire. Ainsi, ces dernières années, plusieurs États du Sud, victimes de catastrophes naturelles, tels que l’Inde et l’Indonésie, par exemple, ont tenté de canaliser, limiter et coordonner l’aide internationale. Même l’État haïtien a émis de telles prétentions au lendemain du dernier séisme [11]. Cela ne va pas sans poser question ni susciter des suspicions, mais le mythe de l’efficacité d’un secteur humanitaire dérégulé a fait long feu. Du moins au Sud.
L’espoir réside cependant surtout dans les mouvements sociaux et l’auto-organisation des acteurs locaux. C’est d’ailleurs sous la pression de ces derniers que le gouvernement haïtien et les acteurs internationaux se sont vus obligés, au regard de l’échec de l’intervention post-séisme en 2010 et de la défiance de la population [12], d’allumer une série de contre-feux, et de revoir la façon dont ils communiquent et interviennent. Peut-être ne s’agit-il encore, à ce stade, que de mots, mais ceux-ci ont des implications politiques : « les mots ne se contentent pas de dire une réalité. Ils la construisent et la construction qu’ils opèrent sert à la fois à décrire et à prescrire, à donner une certaine image du monde social et à intervenir sur lui pour le transformer » [13].
[7] Shankar Gopalakrishnan, Thomas Gebauer, « Repolitiser les ONG pour éviter l’instrumentalisation », CETRI, ONG : dépolitisation de la résistance au néolibéralisme ? Alternatives Sud, Paris, CETRI/Syllepse, 2017.
[8] Eleanor Davey, Idealism beyond borders. The french revolutionary left and the rise of humanitarianism, 1954-1988, Cambridge, Cambridge university press, 2015. Lire également Frédéric Thomas, « Généalogie du sans-frontiérisme », CETRI, 27 décembre 2016, https://www.cetri.be/Genealogie-du-sans-frontierisme.
[10] De plus, l’auteur évoque les bailleurs publics de l’aide humanitaire, « largement imprégnés par le mode de pensée néolibéral » (page 112), sans rien dire des images, de la méthodologie et des dispositifs de récolte privé, comme si ceux-ci échappaient miraculeusement à cette empreinte.
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