Liban : chute dans la crise sociale

NADA MAUCOURANT ATALLAH ET JUSTINE BABIN, Médiapart, 6 mars

Le Liban connaît depuis octobre une dégradation brutale de la conjoncture économique. Selon certaines estimations, la moitié de la population pourrait sombrer dans la pauvreté, mais les moyens déployés restent insuffisants.

Beyrouth (Liban), correspondance.– Les bénéficiaires de l’association Beit el-Baraka se lèvent aux aurores. Dès 7 heures, ils affluent vers le petit supermarché solidaire ouvert il y a un an par l’ONG libanaise dans le quartier populaire de Karm El-Zeitoun, à Beyrouth. Cette aide alimentaire fait partie des trois services offerts – avec les soins de santé et les frais de logement – aux plus de 350 personnes âgées en situation de précarité qu’elle accompagne.

« Il n’y a pas de véritable système de retraite au Liban, en dehors du secteur public, explique la présidente de l’association Maya Ibrahimchah. Au mieux, vous terminez votre carrière avec une indemnité de fin de service équivalente à un mois de salaire par année travaillée ; au pire, pour les professions libérales ou les travailleurs informels, vous repartez sans rien. » En cas de rupture familiale, les personnes âgées sans économies se retrouvent vite démunies. C’est en partant de ce constat que Maya Ibrahimchah a décidé il y a un an et demi d’ouvrir cette structure.

Mais elle ne s’attendait pas à une telle demande. En raison de l’aggravation de la crise économique et sociale dans le pays ces quatre derniers mois, l’association est de plus en plus sollicitée. « Les réseaux traditionnels de solidarité, par exemple entre voisins, sont affaiblis, car tout le monde éprouve aujourd’hui des difficultés financières », observe-t-elle.

L’éclatement le 17 octobre d’un mouvement de contestation inédit contre la classe politique a en effet marqué le début d’une brutale dégradation de la conjoncture. Acculées par des restrictions bancaires sur les retraits et les transferts à l’étranger, dans un contexte de crise de liquidité, beaucoup d’entreprises ont été contraintes de mettre la clef sous la porte ou d’adopter des mesures drastiques d’économies.

Plus de 220 000 emplois ont ainsi été supprimés depuis le début du mouvement, selon une estimation fin janvier du cabinet d’analyses économiques indépendant InfoPro, la seule disponible à ce jour. Le taux de chômage officiel, estimé à 11,4 % en mars 2019, est désormais jugé largement sous-évalué. Par ailleurs, plus de la moitié des entreprises ont réduit les salaires de leurs employés, selon InfoPro.

Walid, 25 ans et originaire de la banlieue sud de Beyrouth, fait partie des victimes. Avant la crise, il cumulait plusieurs petits boulots : employé de supermarché, chauffeur de taxi, homme à tout faire pour des entreprises… Mais il n’a plus travaillé depuis trois mois. « Je ne m’en sors plus », explique le jeune homme, contraint de dormir sous les tentes installées par les manifestants au centre-ville de la capitale, épicentre du soulèvement.

La dévaluation de la livre libanaise chez les changeurs, en raison de la pénurie de dollars, et la hausse de l’inflation, notamment liée au renchérissement des importations, amplifient cette crise sociale. « Entre septembre 2019 et janvier 2020, l’inflation a été d’au moins 8 %, selon des estimations officielles, que l’on peut considérer comme basses », indique l’économiste Leila el-Sayed. En particulier, les produits alimentaires ont enchéri de 19 %.

Les premières victimes de cette baisse du pouvoir d’achat sont les ménages les plus défavorisés, pour lesquels les produits de première nécessité, particulièrement touchés par l’inflation, font partie des principaux postes de dépense. L’alimentation représente ainsi 25 % du budget du quart le plus pauvre des ménages, selon une étude publiée en 2012 par l’administration centrale de la statistique (ACS).

Les régions périphériques sont aussi en première ligne : « La détérioration de la situation économique s’inscrit dans le cadre de disparités régionales préexistantes », confirme Adib Nehmé, ancien conseiller régional auprès de la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (CESAO) et consultant en développement. À l’image de Tripoli, la deuxième plus grande ville, située au nord du pays, qui, selon une étude de l’ONU en 2015, comptait plus de 60 % de pauvres, soit un taux presque deux fois supérieur à la moyenne nationale. Pour Adib Nehmé, cette proportion approcherait aujourd’hui les 80 %.

Les « classes moyennes » libanaises sont, enfin, particulièrement touchées, et une partie est déjà en train de basculer dans la pauvreté. La Banque mondiale a en effet estimé en novembre qu’un niveau d’inflation de 25 % ferait grimper le taux de pauvreté dans le pays à 50 %, contre 30 % avant la crise.

Leur situation était déjà fragile. « En réalité, le pays n’a pas vraiment de classe moyenne, tant la structure de la société est inégalitaire. Ainsi, les 40 % de la population aux revenus médians ne gagnent en moyenne que 11 500 euros par an, contre 81 500 euros pour le top 10 % », explique Lydia Assouad, auteure de la seule étude récente sur les inégalités dans le pays. Mais depuis la crise, leurs conditions de vie tendent à se dégrader avec « relativement plus d’intensité et de rapidité que chez les plus pauvres, déjà coupés du système bancaire », explique Adib Nehmé.

Un constat alarmant, que confirment les associations humanitaires et de développement sur le terrain. « Nous recevons de plus en plus de demandes d’assistance de la part des Libanais », alerte Kamel Mohanna, président d’Amel, l’une des plus grandes ONG libanaises. Une frange grandissante de la population a désormais du mal à couvrir des besoins de base, comme l’alimentation, le logement ou encore les soins de santé. « Des centres de soins médicaux primaires autrefois fréquentés uniquement par les réfugiés sont aujourd’hui pris d’assaut par les Libanais », observe Yasmina el-Assi, qui dirige LHDF, une plateforme de coordination d’ONG locales.

L’éducation est également un secteur sous tension. Environ 40 000 élèves ont dû quitter en cours d’année l’enseignement privé payant pour l’école publique gratuite, selon le magazine économique libanais Le Commerce du Levant. Une pression supplémentaire sur un système public considéré comme de piètre qualité et déjà en surcapacité, qui fait craindre une déscolarisation des plus vulnérables.

Face à la détresse sociale, les moyens disponibles sont insuffisants. Les ONG, qui ont historiquement remplacé l’État, en l’absence de mécanismes de protection sociale, sont elles-mêmes touchées de plein fouet par la crise. Entre les arriérés de paiement des subventions publiques, le tarissement des sponsors locaux et la baisse des fonds internationaux, notamment accordés au Liban depuis 2011 pour faire face à l’afflux sur son territoire d’environ 1,5 million de réfugiés syriens, les ONG manquent de moyens. Ainsi, alors même que la demande augmente, la plupart n’ont d’autre choix que de baisser leurs activités, voire, pour certaines, de les arrêter complètement. « Nous allons devoir fermer nos centres éducatifs et médicaux si les fonds de l’État que nous attendons depuis un an et deux mois ne sont pas versés bientôt », s’inquiète Nasr Maamari, qui dirige une ONG à Tripoli. De nombreux professionnels du secteur redoutent également une montée des tensions avec les réfugiés syriens. « Si les programmes d’aide ne sont pas adaptés pour répondre à la fois à la nouvelle crise libanaise et à la crise humanitaire syrienne, il existe un vrai risque sécuritaire, explique Yasmina el-Assi. Les Syriens pourraient être désignés comme boucs émissaires. » 

Dans ce contexte, beaucoup de Libanais redoutent les conséquences sociales des mesures d’austérité qui pourraient accompagner la mise en œuvre d’un plan du Fonds monétaire internationale (FMI). « Famine, misère, injustice… FMI ne touche pas à mon peuple », pouvait-on lire sur des pancartes de manifestants qui défilent chaque samedi dans les rues de la capitale.

Une intervention du FMI est en effet l’une des options envisagées afin de redresser les finances du pays, au moment où le Liban menace de faire défaut sur sa dette dès le 9 mars prochain.