Le confessionnalisme du système politique libanais n’a plus de sens, car il compromet la notion de citoyenneté, la cohésion sociale, la coexistence des différences et l’édification d’un État, relève, dans une tribune au « Monde », l’écrivaine libanaise.
L’explosion du 4 août dans le port de Beyrouth [1] a sans doute fait moins de morts qu’on pouvait s’y attendre – 208 −, mais elle a semé la mort un peu partout. Dans l’air, dans les regards, dans la force de communiquer, de parler, d’écouter, dans l’envie même de se plaindre. Au-delà du nombre incalculable de blessés, de toits effondrés, de commerces soufflés, elle a porté le sentiment de l’humiliation à son comble. L’absence abyssale du pouvoir aux lendemains du désastre, son indifférence affichée ont fait l’effet d’une seconde explosion. Cette déflagration muette, sans image ni repères, a renfloué la stupeur. Le désarroi, la rage ont paralysé la population au lieu de la jeter dans les rues.
Il lui fallait non seulement soigner, reconstruire, réparer à mains nues, sans moyens, sans soutien, mais se masquer, se protéger du virus et apprendre à continuer alors que le passé flanchait. En a résulté une dose impressionnante de courage individuel, comme à chaque fois, mais aussi une énorme régression au plan de la contestation politique : sommées en toute logique de s’unir, les forces se sont au contraire divisées, atomisées. Il faut dire qu’outre la pandémie et la catastrophe économique et sociale, qui expose une partie importante de la population à la famine, la présence sur le territoire d’une force politique surarmée – celle du Hezbollah – rend quasi impossible la négociation d’un équilibre interne.
Justifier l’injustifiable
La clique au pouvoir – tous des hommes – incarne pour finir un phénomène qui ne répond à aucun mot : une forme informe et parfaitement opérationnelle de puissance indigente et d’impuissance satisfaite. Les six principaux chefs de clan libanais – deux chiites, deux maronites, un druze, un sunnite – ont fait fortune en vidant « équitablement » et sans état d’âme les caisses de l’Etat. Ils ont beau être à tour de rôle, et à des degrés divers, en désaccord sur presque tout, ils ont tous en commun d’être d’accord pour qu’aucun d’entre eux ne soit inquiété. Ils ont la même façon de s’agiter en coulisses et de faire le mort sur scène, le même mépris du mépris qu’ils inspirent.
Tous bénéficient de la couverture du confessionnalisme pour justifier l’injustifiable. C’est précisément là – à l’endroit du confessionnalisme − que réside la faillite politique du Liban et de la région tout entière. Cet équilibre des pouvoirs, conçu en 1920, avait une raison d’être lors de la chute de l’Empire ottoman. Il ne l’a plus un siècle plus tard. Aucune minorité ne sera protégée, à l’avenir, si elle ne s’inscrit pas dans un projet politique laïque. La non-séparation de l’appartenance religieuse et de l’exercice du pouvoir est une calamité. Elle compromet de facto la notion de citoyenneté, la cohésion sociale, la coexistence des différences, l’édification d’un Etat.
Que sont devenus les centaines de milliers de manifestants qui sont descendus dans les rues, en octobre 2019, pour réclamer « la chute du régime » et, pour nombre d’entre eux, la fin du confessionnalisme ? Beaucoup ont croulé sous l’addition des épreuves, beaucoup d’autres n’ont pas mesuré le renoncement qu’impliquaient leurs revendications : ils sont revenus, à la première alerte, dans le giron communautaire. Au mieux, ils n’ont rompu qu’à moitié avec le système qu’ils récusaient.
Des milliers de jeunes ont, par ailleurs, émigré, d’autres se sont recyclés sur le terrain dans les travaux d’urgence, les ONG. Ces dernières, dont on ne compte plus le nombre, remplacent l’Etat à l’heure actuelle. Leur existence est un bien et elle est un mal. Un bien parce qu’elle pare à l’urgence, un mal parce qu’elle camoufle la plaie, retarde le constat de décès de la classe politique qui en est la cause. Ayant été amenée récemment à lire, bout à bout, des extraits de mes textes sur le Liban, rédigés à quarante ans de distance, j’y ai trouvé sans surprise, mais avec un profond malaise, une terrible cohérence : celle de l’infernale répétition du même en pire. Sur le terrain, dans les faits, dans la pensée, dans le langage. La notion même de « dialogue », issue des conflits, a dégénéré en caricature : les mots sont jetés dans le vide pour soigner le sentiment d’impuissance au lieu de s’attaquer à l’impuissance elle-même, pour nourrir la parole plutôt que la pensée.
Système avarié
Ce marécage, indéfiniment recommencé, où prospèrent la haine, la fixation, le rejet de l’autre n’est pas le monopole du Liban, il concerne toute la région. Dedans, dehors, la pourriture a été entretenue par tous. Une chose en voie de décomposition n’est pas un corps solide sur lequel on peut intervenir de manière circonscrite. Ni rafistoler. Le moindre déplacement de pion peut être suivi d’une avalanche d’effets incalculables. Tout se passe comme si le passé fuyait dans le présent au lieu de lui assurer une toiture. Penser l’avenir, en faisant abstraction de cet incommensurable dégât et du changement structurel qu’il exige, c’est le couler d’avance ; c’est croire qu’on peut couper de l’eau au couteau.
Issu de diagnostics politico-économiques bornés, de découpages arbitraires, ce phénomène d’évitement et de confusion mentale se pose à l’échelle de la planète. Nous en sommes tous partie prenante. Au Liban, nous voilà au stade où la fragilisation du mal est devenue un danger. Toutes les données s’emmêlant, se tenant l’une l’autre, défaire un nœud peut signifier un début d’effritement. Ainsi la formation d’un gouvernement sans l’approbation de tel ou tel chef de clan signe-t-elle instantanément sa mort, tout comme la formation d’un gouvernement ayant l’approbation de tous implique, par définition, un compromis négatif, parfaitement stérile au plan de sa marge de manœuvre.
Ce fut le cas du gouvernement Diab, démissionnaire depuis août dernier. C’est dire si, en l’absence d’un changement radical, les arrangements acrobatiques au sein d’un système avarié sont tous voués à l’échec. La société libanaise porte, certes, une immense responsabilité dans le naufrage qui est le sien. Il n’en demeure pas moins qu’isoler le Liban du contexte régional pour réfléchir à sa survie est une négation pure et simple de la réalité : c’est sacrifier la vérité et retarder la paix au nom de bénéfices mercantiles immédiats, qui coûteront un prix exorbitant à long terme. Tout indique d’ailleurs qu’à force de refoulement, la vérité elle-même est devenue explosive. Ce petit pays révèle, jusqu’à la folie, les termes d’une équation impossible qui attend le monde entier au tournant.