Citoyens
et Citoyennes pour un État en transition, décembre 2019
Le
bilan d’un mois de la belle révolte populaire au Liban permet déjà d’établir
des records historiques. C’est la première fois que les manifestations durent
un mois sans discontinuer, même si l’intensité des protestations a varié, sur
l’ensemble du territoire libanais ; que les banques ferment leurs portes
pendant trois semaines ; et que les institutions politiques ou les mécanismes
habituels du pouvoir sont en panne, que ce soit le gouvernement, le parlement
ou les modalités des consultations parlementaires pour la désignation d’un
premier ministre. La coïncidence de ces trois séquences n’est pas due au
hasard. La fermeture des banques est la conséquence d’une crise financière très
grave et sans précédent ; et la persévérance des manifestants est la
conséquence de cette même crise. Même si cela semble moins évident, c’est aussi
cette crise qui est responsable de l’effondrement du système politique de fait
fondé sur l’alliance conflictuelle, avec partage des bénéfices entre les six
chefs de quatre communautés et la marginalisation des autres. Ce système s’est
effondré de l’intérieur, son mécanisme central n’étant plus irrigué, les
dollars n’alimentant plus dans ses circuits de redistribution. Il est important
de souligner que la faillite n’est pas due aux manifestations. Elle n’est pas
davantage la conséquence de la démission de certains dirigeants, qui ont saisi
l’opportunité de ces manifestations pour démissionner de leurs responsabilités
et tenter de se fondre parmi les manifestants, tandis que d’autres persistent
dans leur déni, misant sur l’épuisement des gens sans hésiter parfois à user de
la menace directe. Elle n’est pas non plus le résultat de l’ingérence des
puissances extérieures, sachant que l’ingérence la plus flagrante dans notre
région du monde provient de la puissance hégémonique américaine, de ses alliés
occidentaux et en particulier d’Israël, son agent local. Cela ne nie en rien la
réalité de ces ingérences, elles sont persistantes et se trouvent d’autant plus
facilitées que les sociétés sont plus divisées. Nous considérons, au sein du
mouvement « Citoyens et Citoyennes Dans un État », que nous sommes à un moment
charnière de l’histoire du Liban. La situation est particulièrement délicate et
les risques sont immenses, car de nature à détruire notre société. Mais elle
offre aussi, par la même occasion, une opportunité exceptionnelle de réaliser
une réorientation historique de notre trajectoire politique en nous permettant
de jeter les bases solides d’un État véritable, c’està-dire d’un État laïque,
seul en mesure de protéger la société, c’est-à-dire l’ensemble de la
population. Et puisque nous sommes à une étape charnière et délicate de notre
histoire, nous nous devons d’aborder le plus clairement possible toutes les
questions épineuses qui sont posées sur la scène politique libanaise. Nous
commencerons par les plus urgentes, à savoir la crise financière qui se déroule
sous nos yeux. Pour remonter à l’origine de la tragédie que nous vivons
aujourd’hui et qui tient à la nature des relations de pouvoir au sein de la
société. Faillite
Nous
n’avons cessé de mettre en garde contre la conduite du pays vers la faillite.
Elle est aujourd’hui un fait accompli. Mais qu’est-ce qu’une faillite
concrètement ? et d’abord qu’est-ce qu’elle n’est pas ? Une faillite n’est pas
la fin du monde, c’est une crise, un tournant parmi d’autres dans l’histoire
des sociétés. Son issue est tributaire de la façon dont elle est gérée. Comment
se manifeste la faillite ? Très simplement, par la chute brutale de la valeur
réelle des revenus de la population et de son épargne. Par valeur réelle, nous
entendons la quantité de biens et de services que ces revenus et cette épargne
permettent effectivement d’acheter, indépendamment des variations du taux de
change. La chute brutale des revenus peut être induite par les dépôts de bilan
des entreprises ou par les réductions du temps de travail destinées à réduire
les salaires ou par la dévaluation de la Livre ou par les hausses de prix. Il
ne faut pas oublier les employés et employées étrangers qui ont quitté leurs
pays pour trouver du travail au Liban, et n’ont pas encore pris conscience
qu’ils n’y trouveront plus les dollars destinés à leur famille restée dans leur
pays d’origine. La faillite a également des conséquences sur l’épargne
constituée auprès des banques, auxquels les déposants n’ont plus accès. Elle se
répercute sur la disponibilité des biens et des matières premières essentielles
que les importateurs ne sont plus en mesure d’acheter à leurs fournisseurs à
l’étranger, même s’ils disposent de comptes en banque ou que leurs
consommateurs disposent de revenus ou d’épargne. Les produits commencent déjà à
manquer. Certaines pénuries sont graves. Le stock des fournitures médicales de
base suffit à tenir deux mois, selon les hôpitaux pour qui cela pourrait
induire 2000 décès supplémentaires par an. Voilà ce à quoi ressemblent une
faillite et ses effets. Cela nous amène à la question suivante : que se
passera-t-il si les forces politiques continuent de s’accrocher au pouvoir
malgré leur échec patent ? En pratique, ceux qui peuvent émigrer partiront.
Resteront au Liban ceux qui n’ont pas les moyens de partir ; ceux-là relèvent
des catégories sociales qui devraient être les bénéficiaires prioritaires de
services et de protection sociale. Resteront aussi les détenteurs de capitaux
et les spéculateurs qui attendent la faillite, voire la souhaitent, pour rafler
à bas prix les biens que les gens devront brader afin de subvenir à leurs
besoins. L’État se mettra lui aussi à vendre ses actifs et ses entreprises pour
couvrir ses dépenses. Rappelons à cet égard que le « plan de réformes »
présenté par le gouvernement prévoit, entre autres, la vente de l’aéroport, des
ports, des réseaux de téléphonie mobile et de la Middle East Airlines. C’est
exactement ce qui nous préoccupe au quotidien : ce pays, dans lequel nous avons
chacun nos expériences et nos souvenirs, bons ou mauvais, est menacé d’être
vendu au plus offrant. Nous avions vu cela venir il y a quatre ans, c’est
pourquoi nous avons lancé le mouvement « Citoyens et Citoyennes dans un État ».
Nos prévisions sont en train de se concrétiser. Mais tout cela est-il une
fatalité ? Non. L’alternative existe. Cette alternative, c’est l’État. Notre
société, les citoyens et citoyennes qui la composent, en ont besoin aujourd’hui
pour des raisons fonctionnelles. L’instrument étatique ne répond ni à une
logique dogmatique, ni idéologique, mais il est nécessaire pour garantir un
minimum de cohésion sociale.
Une
autre sorte d’État
Que
signifie pour nous un État fort ? Il s’agit d’un État qui détient la légitimité
suffisante aux yeux de ses citoyens et de ses citoyennes pour pouvoir mobiliser
leurs ressources sans faire peser sur eux le coût des hésitations, du repli, de
la corruption ou de la répression. Comment un État fort naît-il ? Là encore, la
réponse ne peut être ni doctrinaire ni idéologique. Elle doit s’appuyer sur des
faits et des besoins. Dans un pays dont la société serait unie autour d’une
doctrine nationale ; ou encore dans un pays dont la majorité de la population
se reconnaîtrait dans une même religion ; ou enfin dans un pays dont l’armée
serait soudée par un esprit de corps puissant, il serait possible pour l’État
de tirer sa légitimité du nationalisme, de la religion ou de l’armée. Nous en
avons plusieurs illustrations autour de nous. En revanche, la réalité de notre
société ne permet pas de fonder la légitimité de l’État sur de telles bases. La
laïcité est, pour des raisons fonctionnelles, la seule possibilité pour le
Liban d’établir la légitimité nécessaire à la constitution d’un État fort.
L’État laïque est l’opposé exact de la coalition de groupes ou de composants
communautaires. Que ferait cet État et quelle prise aurait-il sur la réalité ?
Tentons de répondre simplement à cette question en évitant les écueils de la
théorisation excessive ou de la complexité des détails techniques. Nous voulons
un gouvernement en mesure d’assumer un héritage empoisonné et de piloter la
phase de transition dans laquelle nous sommes à présent entrés, mais dans
laquelle nous nous débattons en naviguant sans direction. La gestion de cette
phase doit répondre à des objectifs clairs. C’est pourquoi le gouvernement doit
être doté de pouvoirs législatifs exceptionnels pour une période de 18 mois
afin d’avoir prise sur les réalités, ainsi que sur l’héritage empoisonné qui
nous est laissé. Quel sera son programme ? La première phase : reconnaître les
données Dans un premier temps, qui durera deux ou trois semaines, le
gouvernement mènera un audit précis pour connaître les disponibilités
financières encore réellement disponibles pour l’État et le système bancaire.
Il est temps d’en finir avec le jeu des illusions : les annonces de réserves
formelles ou de liquidités illusoires, les ingénieries artificielles et les
manipulations comptables, dont la publication d’un projet de budget sans
déficit, ne trompent plus personne alors que dans le même temps, les ménages,
les entreprises et les administrations sont frappées de plein fouet. Nous voulons
savoir ce qu’il est advenu de nos réserves en or. Combien sont réellement
disponibles. Parallèlement à cet audit des actifs réellement disponibles, un
groupe d’ambassadeurs extraordinaires, disposant de la pleine confiance du
gouvernement, seront missionnés pour négocier avec les parties extérieures, que
ce soit des pays proches ou lointains ou des organisations internationales, qui
ont un intérêt pour le Liban, sachant, sans naïveté, que leur intérêt pour le
Liban repose d’abord sur leurs intérêts propres. La négociation sera économique
et financière, mais aussi politique. Il nous faudra évaluer exactement les
offres financières, commerciales, ou en nature qui nous seraient faites, et à
quelles conditions nous serions prêts à les accepter. Au cours de cette
période, le gouvernement aura usé de ses pouvoirs législatifs exceptionnels
pour imposer un moratoire sur l’ensemble des contrats financiers. Nous espérons
que cet audit révélera une marge de manœuvre suffisamment confortable pour
agir, mais nous ne serons pas surpris du contraire. Pourquoi ? Sous prétexte de
gagner du temps, l’arrogance qui a prévalu depuis des années n’a fait
qu’accroître le fardeau et amplifier les pertes. Il y a six mois, la situation
était meilleure qu’aujourd’hui, et elle l’était a fortiori il y a trois ans.
Dans un mois, nous serons beaucoup moins bien lotis qu’aujourd’hui.
Reconstruire
Les agences de l’exécutif devront observer, jour après jour, heure après heure, les évolutions financières, sociales et sécuritaires et y répondre par des mesures immédiates, prises par ordonnances. Il est impensable de soumettre ces mesures aux tergiversations d’un Parlement ou d’un gouvernement dont les membres attendraient les instructions de dirigeants communautaires divisés et embarrassés. Ces mesures répondront à deux exigences traduisant de conserve le principe de la répartition équitable des pertes : D’abord, l’équité sociale. Nous sommes en présence de pertes réelles qu’il devient criminel de vouloir masquer tout en les accroissant. Il n’y a pas d’autre solution que de les répartir. Et c’est de toute façon ce qui est en train de se produire. Mais cette répartition doit être équitable, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui. Il ne faut pas croire pour autant qu’une répartition équitable sera une partie de plaisir. Elle aura un goût amer. La répartition équitable signifie que tout le monde ne sera pas mis à contribution dans la même proportion. Il faudra faire assumer une part plus importante aux catégories sociales en mesure de le supporter. Il faudra faire contribuer davantage ceux qui ont abusé de l’argent des gens, ce qu’on appelle les finances publiques ; et ceux qui ont détruit notre environnement après en avoir fait une vulgaire marchandise. En revanche, certaines catégories de gens ne pourront supporter aucune perte. Il faudra au contraire leur assurer des droits, quitte à augmenter la part contributive des autres. Ainsi, le gouvernement établira-t-il par ordonnance un système de couverture maladie universelle pour tous les résidents, et assurera la gratuité de l’enseignement de base. Ces décisions visent non seulement à assurer la cohésion sociale, mais aussi à faire en sorte de préserver la dignité de la population et de consolider la légitimité de l’État et le sentiment du besoin d’État. Ensuite l’équité économique. La répartition des pertes, déjà apparentes et ou mises en évidence par la suite, devra prendre en compte la nécessité de préserver les capacités économiques et sociales pour la phase d’après-crise. Sur la base des résultats de l’audit interne et externe et des évolutions observées, le gouvernement procédera par ordonnances à la restructuration de l’ensemble des relations économiques et financières dans le pays, car le problème est loin de se résumer à une dette publique d’un côté et à des dépôts bancaires de l’autre. Les gens sont liés par des relations commerciales sur les marchés intérieur et extérieur, qu’il est nécessaire de réorganiser pour éviter la dilapidation des ressources et la multiplication d’inévitables conflits. Ils sont également liés par des baux résidentiels et commerciaux, ils perçoivent des salaires. Ils comptent sur une épargne censée avoir été accumulée dans les caisses de protection, comme la Caisse nationale de sécurité sociale et d’autres, alors qu’en réalité les versements dus n’ont pas été faits depuis des années et que les pertes y sont colossales. C’est aussi le cas des épargnes obligatoires accumulées dans les caisses gérées par les ordres professionnels, que ce soit les professeurs, les ingénieurs, les médecins, les avocats ou d’autres encore… Les modalités de cette restructuration sont variées. Leur sévérité dépendra de l’ampleur et de la nature des pertes mises à jour par l’opération d’inventaire, ainsi que des marges de manœuvre qui en résulteront. Il sera possible d’allonger les délais, de modifier les conditions légales, la hiérarchie des droits et des risques, les taux d’intérêt, les rendements, les valeurs monétaires, les méthodes de comptabilisation, etc. Certaines de ces modifications seront définitives, d’autres temporaires, d’autres encore assorties de conditions. Ce n’est un secret pour personne que l’administration publique, au sens large, jouera un rôle central au cours de cette phase ainsi que les suivantes. C’est pourquoi, il faudra d’emblée affecter aux principales fonctions administratives et judiciaires, ainsi qu’à la tête des forces de sécurité, des figures compétentes et intègres en mesure d’accompagner la mise en œuvre de toutes les dimensions de ce projet politique. La troisième phase : assurer la cohésion sociale, consolider une économie immunisée et définir des relations équilibrées avec l’extérieur Après avoir résolument confronté la réalité de la faillite et en avoir contenu les effets, il faudra entamer immédiatement la troisième phase dont le premier objectif est de rétablir la cohésion sociale autour d’un État à la légitimité claire, en lieu et place d’une coalition de communautés gouvernée par l’angoisse. Le second objectif en est de jeter les bases d’une économie solide pour en finir avec la logique de la mendicité et du mensonge. Car c’est précisément l’absence de cohésion sociale et la vulnérabilité de l’économie depuis les années 70 qui ont conduit, au terme de la guerre civile, à l’établissement de la structure de pouvoir dont nous assistons aujourd’hui à l’effondrement. C’est l’échec patent de cette structure de pouvoir qui a amené à la faillite que l’on constate aujourd’hui, alors qu’elle était évidente depuis la fin des années 1990, mais qu’elle a été masquée par des années d’arrogance et de déni. Et c’est cette faillite qui a poussé les gens dans la rue. Davantage que la fin des manifestations ou la gestion de la faillite, la priorité aujourd’hui est de s’attaquer aux causes de la paralysie des instruments de protection de notre société. Cette mission ne peut être confiée à des experts ou à des technocrates qui serviraient de couverture aux pouvoirs en place, véritables responsables de la catastrophe actuelle. Elle doit traduire une décision politique historique ancrée dans une légitimité sans faille. Il s’agit de reconstruire un État laïque
La
mission repose sur trois éléments : Premièrement, le gouvernement se chargera
d’établir une fois pour toutes la légitimité de l’État laïque. Celui-ci sera
amené à traiter avec les communautés, car elles sont partie intégrante de notre
société, mais sans pour autant atteindre à la légitimité du pouvoir. Que
signifie cela et en quoi nos propos diffèrent-ils du discours que l’on entend
régulièrement à propos de l’État laïque, de la formation de commissions
destinées à dépasser le confessionnalisme, ou de l’interprétation de textes
confus ici ou là ?
1.
Le gouvernement commencera par un recensement de tous les
résidents afin de savoir qui vit réellement dans le pays, quelles activités
professionnelles ils y exercent et quelle est leur répartition géographique. Ce
recensement devra aussi s’étendre aux Libanais émigrés. L’objectif est de faire
concorder la représentation politique avec la résidence réelle au lieu qu’elle
ne repose sur des liens familiaux et communautaires. L’objectif est aussi que
les services tels que l’assurance maladie universelle couvrent les Libanais
résidant réellement dans le pays. De même, les impôts devront-ils être prélevés
sur l’ensemble des résidents et s’appliquer à tous leurs revenus, qu’ils
proviennent de l’intérieur ou de l’extérieur du pays.
2.
Suivra une ordonnance pour unifier le droit du statut
personnel. Le recensement ne classera personne dans une communauté ou une
autre, en revanche, la liberté de croyance étant absolue, chacun pourra, à sa
majorité, choisir d’être un citoyen en relation directe avec l’État ou un
citoyen dont la relation avec l’État passerait par une communauté. Il pourra
dans ce cas demander d’adhérer à l’une des communautés reconnues. L’État se
portera garant de la liberté de culte et de la protection des communautés les
unes par rapport aux autres. La loi sur le statut personnel définira le cadre
de toutes les lois applicables à ceux qui auront choisi d’appartenir à une
communauté, car elle les transcendera aux yeux des pouvoirs publics. La foi
religieuse ne prend son sens véritable que lorsqu’elle relève d’une croyance
personnelle et d’une décision libre.
3.
En vertu de ses pouvoirs législatifs, le gouvernement
adoptera ensuite des lois électorales pour les législatives et les municipales.
Le vote sera déterminé par le lieu de résidence réel. Chaque électeur et
électrice aura la possibilité de choisir un candidat ou une candidate hors de
toute appartenance communautaire ou par des candidats ayant choisi de briguer
leurs suffrages dans le cadre communautaire. Les sièges seront répartis
proportionnellement entre les candidats ayant opté pour la représentation
directe et ceux qui auront opté pour la représentation communautaire. Pour ces
derniers, la répartition des sièges entre les communautés se fera en fonction
de leurs propres critères, à savoir ce qu’il est convenu d’appeler les
équilibres confessionnels. Deuxièmement, l’action du gouvernement visera à
réformer les fondements du modèle économique en vigueur depuis la guerre
civile. Il est temps de dépasser les slogans sur l’économie de rente, les
secteurs productifs et la création d’emplois, pour passer à un plan de travail
structuré. On définit un modèle économique en fonction de la répartition des
ressources humaines et du capital entre les différents secteurs d’activité et
de leur compétitivité sur les marchés internationaux. L’allocation de la
main-d’œuvre et des capitaux se produit en fonction de la structure des prix et
des coûts du système qui est-elle—même déterminée par les politiques
sectorielles, les investissements publics, les mécanismes de distribution et
les régimes d’imposition. Des décrets et des ordonnances couvriront l’ensemble
de ces champs. La crise se traduit par une chute brutale simultanée des revenus
réels et des prix domestiques. La première est synonyme d’appauvrissement et
pousse à l’émigration. Tandis que la seconde pousse à la vente des actifs
domestiques aux prix les plus bas. L’expérience prouve qu’il n’y a pas de
«correction spontanée» à attendre suite à la chute de la consommation, comme le
prétend la pensée néolibérale. Il faudra faire des choix décisifs pendant la
phase de transition, pour éviter qu’après avoir imposé des pertes colossales,
la phase d’adaptation ne reproduise à terme les mêmes causes de la crise. C’est
le sens de notre insistance sur la nécessité de répartir les pertes de façon
non seulement équitable, mais aussi pertinente.
Notre
objectif est d’éviter l’émigration des jeunes. Cela ne signifie pas que nous ne
nous préoccupons pas des plus vieux, mais que s’il y avait à choisir, nous
accorderons la préférence aux jeunes. Notre objectif est d’éviter
l’effondrement des entreprises en mesure d’exporter. Notre objectif est de
conclure des accords commerciaux qui accroissent la demande externe sur nos
biens et services d’un côté et renforcent nos capacités productives de l’autre.
Nous voulons que la baisse de la valeur des avoirs se traduise par une baisse
des coûts de production et des prix à la consommation plutôt qu’elle ne pousse
à la liquidation des actifs et à l’émigration. Il faut bien comprendre qu’il ne
sera pas facile de passer d’une économie fondée sur l’exportation de sa
jeunesse et la dépendance à une économie robuste. Beaucoup de gens perdront
leur emploi et des secteurs entiers seront affectés. Le passage de métiers et
de secteurs établis vers d’autres métiers et secteurs n’est pas automatique. Il
prendra du temps, celui de l’acquisition des compétences et du changement des
habitudes d’emploi et de vie. Nous parlons de notre société et devons la
prendre en compte telle qu’elle est réellement, composée d’êtres humains,
d’hommes et de femmes, d’instruits et d’illettrés, de pauvres et de riches, de
Libanais et d’étrangers aussi. Il n’est pas question de traiter avec des
communautés. Cette transition suppose un effort constant et soutenu.
Troisièmement, le gouvernement établira des relations sérieuses avec
l’extérieur en partant du principe qu’il s’agit de parties extérieures. Car,
pour celui qui veut gérer les effets de la crise et la dépasser, en particulier
dans un petit pays comme le Liban, la phase de transition suppose bien entendu
d’établir des relations économiques stables avec les pays qui ne nous traitent
pas de façon hostile et ne cherchent pas à briser notre société et à menacer la
légitimité de notre État.
L’économie
est politique par nature
Nous
sommes conscients qu’il est difficile pour les Libanais et les Libanaises,
ancrés dans leurs appartenances communautaires, et en particulier pour les
dirigeants de ces communautés, d’imaginer un État en mesure d’envisager les
relations internationales comme des relations avec des parties externes. Cela
relève de la même difficulté qu’ils ont à envisager l’intérieur comme une
société bien réelle. Car la logique communautaire est, par nature, une
renonciation aux réalités sociales et au concept d’État sans lesquels il n’y a
pas de différenciation possible entre un intérieur et un extérieur. La logique
communautaire est une déformation de la relation normale qu’une société donnée
entretient avec le pouvoir. En partant de notre conviction qu’un État fort
répond à un besoin fonctionnel de notre société, et qu’un tel État ne peut être
que laïque étant donné la réalité de notre société, nous traitons à présent des
questions politiques épineuses concernant les relations extérieures dans la
mesure où elles suscitent des divisions intérieures. Nous les regroupons sous
quatre titres : l’hostilité envers Israël, les armes du Hezbollah, les
relations avec la Syrie, et la dimension régionale et internationale de la
transition en cours au Liban.
La
question de l’hostilité à Israël
L’hostilité
à Israël n’est pas une posture. Elle impose à celui qui la déclare une lourde
charge. Cette hostilité ne serait pas sérieuse si elle n’était pas justifiée
par des causes et des objectifs réels et identifiés. Notre mouvement, «
Citoyens et Citoyennes Dans un État », considère que l’entité sioniste est un
produit direct de l’impérialisme, au service duquel elle remplit une fonction
vitale dans la région en mobilisant les énergies des Juifs répartis à travers
le monde dans le cadre d’un projet à caractère racial religieux et agressif.
Notre hostilité ne se résume pas à une problématique de territoires occupés,
qui pourrait être résolue, ou à l’injustice criminelle infligée au peuple
palestinien, à laquelle certains de ses dirigeants pourraient finir par se
soumettre de guerre lasse. Elle est liée à l’essence de ce projet politique qui
conteste la légitimité de l’État qui est seul en mesure de défendre les
intérêts de notre société. Cette hostilité est donc fondamentale. Le projet
sioniste traite avec les sociétés de la région en les considérant comme des
communautés et des réseaux de pouvoirs, il voit notre région sous le prisme des
couloirs stratégiques et du pétrole, il s’évertue à saper la légitimité interne
des systèmes politiques, en combattant notamment les projets de modernisation
nationale, en renforçant les logiques raciales (cela est aussi valable dans les
sociétés occidentales) et en se prêtant au chantage des gouvernants au bénéfice
de leurs intérêts particuliers.
La
question des armes du Hezbollah
Plutôt
que les armes – des biens marchands en finalité – c’est la grande efficacité
combative, acquise par des Libanais et des Libanaises dans leur résistance à
l’ennemi israélien, dont le Hezbollah est le fer de lance, qui représente à nos
yeux un grand atout pour le Liban. Il n’est pas question d’y renoncer ou d’en
faire un sujet de négociation. Le débat doit donc porter d’emblée sur les
modalités d’une transition depuis une résistance incarnée par une seule
communauté vers une organisation nationale, militaire naturellement, mais aussi
économique et sociale, dont la charge sera assumée par tous, de même que ses
bénéfices. Le souci de préserver cette efficacité tout au long de la phase
transitoire devra ainsi prévaloir.
La
question de la relation avec la Syrie
Les
relations entre les républiques du Liban et de Syrie n’ont jamais été
équilibrées depuis leur accession à l’indépendance et la fin du Mandat
français. Chacune a pris une direction divergente depuis cette époque, que ce
soit sur les plans économique, politique ou social. Une distance qui s’explique
par des structures de classe et de pouvoir dissemblables. L’espace régional a
été reconfiguré et les échanges entre les deux pays ont décru, se réduisant à
des produits et services à très faible valeur alors qu’en parallèle les
mouvements de capitaux et de personnes se sont accrus. La Syrie a exercé une
tutelle politique et militaire directe sur le Liban pendant trente années.
Aujourd’hui, environ un million et demi de Syriens ont trouvé refuge au Liban,
suite au conflit en Syrie, dont l’espace a été morcelé et qui s’est transformée
en théâtre d’affrontement international. Dans les deux pays, les équilibres
internes de la société ont été bouleversés. D’où la nécessité de gérer de façon
complémentaire la reconstruction de la Syrie et la sortie de la crise libanaise
afin de traiter les distorsions sociales et économiques dans chacun des deux
voisins de manière complémentaire, et de renforcer la compétitivité de ces deux
marchés dans l’absolu et relativement à l’extérieur. Cela n’est possible que si
l’on bâtit un État civil fort au Liban, qui servira de référence à un projet
similaire complémentaire en Syrie.
La
dimension régionale et internationale de la transition au Liban
Le
projet politique que nous présentons aujourd’hui est clair et détaillé. C’est
un projet de sauvetage du Liban. Mais il concerne aussi notre région qui
traverse l’une de ses périodes les plus noires, marquées par des guerres
civiles, des destructions sociales et la fragmentation de ses États. L’État
laïque est un projet pour le Liban et la région, en commençant par la Syrie et
l’Irak, car il protège les sociétés des dictatures, des guerres civiles et des
hégémonies extérieures. Il est l’exact contraire du projet sioniste. La responsabilité
de cette dimension régionale n’incombe pas au Liban en raison d’un quelconque
avantage, mais du fait que le Liban a connu, trois ou quatre décennies avant
les autres, la guerre civile et qu’il a expérimenté la domination des chefs de,
une fois celle-ci terminée. En revanche, cette dimension régionale inscrira le
projet d’État laïque libanais dans une dynamique régionale importante. Si elle
est exploitée politiquement, cette dynamique est de nature à reconfigurer la
région afin qu’elle retrouve une place normale et équilibrée après avoir été
livrée en pâture à l’ennemi sioniste et l’impérialisme d’un côté, et aux
conflits entre les puissances régionales de l’autre. La quatrième phase : les
élections législatives Des élections législatives seront organisées à la fin de
la phase de transition sur la base de la nouvelle loi électorale. Elles
mettront en évidence dans quelle mesure les Libanais auront accepté des
sacrifices, plutôt que des pertes, pour s’être engagé dans un projet d’une
envergure inédite au Moyen-Orient depuis des décennies, voire des siècles.
Déroulement
de la transition ?
Deux
questions sont posées à juste titre : Qui dirige le mouvement contestataire ?
Comment se déroulera la transition ? Ces deux questions sont liées à une double
inquiétude concernant le mouvement et ses résultats, mais aussi à des craintes
enracinées dans la réalité de la composition de notre société, entre ceux qui
participent au mouvement, ceux qui se tiennent à l’écart ou ceux qui le
critiquent, à la lumière d’expériences amères. Ces inquiétudes sont inhérentes
aux communautés, car les communautés se constituent précisément pour répondre à
l’inquiétude suscitée par des forces qu’elles perçoivent comme extérieures à
elles. Et les communautés se nourrissent des craintes qu’elles suscitent l’une
envers l’autre. Que ce soit telle communauté qui se sent puissante dans un
contexte donné mais se retrouve exposée aux menaces ou aux tentations venues de
l’étranger, tandis que les autres perçoivent dans cette puissance une menace,
ou telle autre communauté qui, se sentant en position de faiblesse, cherche un
allié intérieur ou extérieur, en mesure de la renforcer ou de la protéger. Ces
situations ne sont pas accidentelles ou spécifiques à tel ou tel. Elles reflètent
la nature des relations de pouvoir dans notre société, au Liban et dans la
région, en Syrie et en Irak, celles mêmes que l’impérialisme, en partant de la
colonisation jusqu’au sionisme, a rigidifiées et instrumentalisées. Tout le
monde est conscient du fait que derrière ce qu’on a nommé « la direction du
mouvement contestataire » différentes interventions cherchent à l’orienter, que
ce soit directement ou à travers des intermédiaires. Cela passe de la simple
influence au financement ou, plus grave, à travers la promotion et la création
de « symboles » dans les médias, en particulier audiovisuels, qui sont ainsi
consacrés comme des figures emblématiques de la « révolution ». Ce phénomène a
commencé timidement au début de la révolte populaire, avant de prendre de
l’ampleur de jour en jour. Ses objectifs sont divers. On y trouve des
règlements de comptes entre différentes parties au pouvoir, cherchant à
s’affranchir du passé et à se positionner pour l’avenir. On y trouve des nantis
qui se constituent en groupes nouveaux dans l’idée de profiter de la faillite
afin de faire main basse sur les actifs du pays. Ou encore des visées contre la
résistance, en tant que résistance à l’ennemi israélien, plutôt qu’en tant que
parti chiite dans une configuration confessionnelle. Les discours romantiques,
qu’ils soient naïfs ou malintentionnés, à propos de la « direction de la
révolution » ne visent qu’à affaiblir la pression populaire à travers
l’émergence de figures symboliques. L’objectif est de susciter des conflits
internes et de disperser les efforts à travers des revendications partielles ou
des slogans, certes justifiés, mais pas pertinents au regard de la réalité de
la crise que nous vivons et de ses causes. Le mouvement populaire est une
manifestation de rejet et de contestation de la légitimité d’un système de
pouvoir dont les instances fonctionnelles sont en panne. Notre responsabilité
envers ce mouvement est de définir le plus clairement possible un projet
politique alternatif. Cette proposition est le fruit d’une combinaison de
compréhension de la réalité, d’audace et d’indépendance d’esprit. C’est en tout
cas ce à quoi nous prétendons aujourd’hui. En ce qui concerne la transition et
son déroulement, nous insistons d’abord sur la nécessité d’en préserver le
caractère pacifique. Car nous savons la réalité de ce pays et son
environnement. Que signifie cela ? Cela signifie que les pouvoirs en place,
bien que paralysés du fait de leur incapacité à résoudre leurs problèmes de
fonctionnement, conservent leur emprise sur des pans entiers de notre société.
La pression sur eux doit continuer. Elle sera entretenue par la seule dynamique
de la faillite.
Elle
sera alimentée par les pressions qu’exercent conjointement les manifestations
et les faits économiques. Mais il faut aussi qu’elle émane de l’affirmation
d’un projet politique alternatif qui pousse chacun de ses dirigeants, qu’ils
soient cinq, six ou sept, à affronter sa responsabilité historique. Celle de
choisir entre deux options, après avoir pris conscience que leur préférence
originelle, à savoir le maintien du système, n’est plus possible.
L’alternative, c’est le chaos et la violence d’un côté, ou, de l’autre,
négocier les conditions d’un transfert pacifique du pouvoir pour une phase de
transition, autour d’une formule politique précise que nous proposons dans ce
document. Nous connaissons tous nos situations respectives. Nous sommes tous
les enfants d’une même société. Nous sommes conscients de nos responsabilités,
nous acceptons la charge de l’héritage empoisonné, nous voulons une transition
pacifique, par la négociation des conditions de cette transition. Nous en
définissons les options principales sur la base des besoins réels que nous
identifions, sans faire l’amalgame entre les causes et les conséquences, et
sans nous laisser tromper par l’image qu’en donne depuis des décennies le
pouvoir en place. La responsabilité de ce pouvoir est grande et elle apparaît
de plus en plus à mesure que les postures de déni deviennent intenables. Il y a
une course aujourd’hui entre leur célérité des chefs communautaires à assumer
leurs responsabilités et la vitesse de détérioration économique, sociale et
sécuritaire. Au Hezbollah qui est la principale force aujourd’hui, et qui
constitue également une cible, nous disons que nous ne sommes pas d’accord avec
lui car il est une partie prenante essentielle de ce pouvoir, et nous avons une
approche totalement opposée à la sienne en ce qui concerne la politique
intérieure. S’il choisit d’affecter tout son crédit, qui est grand, à la
protection d’un système politique en déréliction, il fera par la même occasion
barrage à l’opportunité de sauvegarder notre société. Il est le plus puissant
parmi ses alliés qui tirent de lui leur force électorale et politique, même si
leur voix s’élève davantage que la sienne. Et nous avons un désaccord profond
avec ces alliés, à l’instar d’Amal et du Courant patriotique libre. De même que
nous sommes en désaccord profond aussi avec les forces qui tentent de se
rallier à la rue après avoir abandonné le train du gouvernement en
démissionnant, mais restent au cœur du pouvoir politique de par leur position
confessionnelle, à l’instar des Forces libanaises, du Parti socialiste
progressiste et du Courant du Futur. Nous sommes prêts à discuter de ce projet
politique avec quiconque croit aujourd’hui que la responsabilité est partagée,
que nos tragédies ne sont pas une fatalité et qu’il est nécessaire de prendre
l’initiative du changement. Il en va selon nous de la responsabilité des partis
et des personnalités qui craignent pour l’avenir de cette société mais nous
sommes convaincus de notre capacité à agir.
Ronald Cameron. article publié dans le bulletin d'ATTAC-Québec. L'Aiguillon
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