Pierre Beaudet
Depuis la terrible explosion du 4 août dernier, le Liban vacille. Le gouvernement a implosé. Des centaines de milliers de personnes disent qu’il faut tout changer. Le défi semble gigantesque à court et à long terme.
À l’origine
En 1943, l’État libanais était créé avec l’assentiment de la puissance coloniale française. L’indépendance impliquait la domination politique de l’oligarchie chrétienne (traditionnelle alliée de la France), avec l’appui de l’élite sunnite (longtemps dominante sous l’Empire ottoman). Ce bricolage communautaire impliquait un fragile partage du pouvoir. Déjà en 1948, l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens lors de la création de l’État d’Israël conduisant à l’arrivée de milliers de réfugiés palestiniens déstabilisait ce plan. En 1958, une première guerre civile éclatait sous l’influence de la vague nationaliste arabe où le pouvoir libanais identifié aux puissances était mis à l’épreuve. Dans les années 1970, le pactole communautaire ne parvenait plus à gérer les conflits, notamment avec les populations du sud du Liban, majoritairement chi’ites, traditionnellement en marge. L’État s’est disloqué, une partie de l’armée s’est rangée avec l’opposition nationaliste-arabe et la gauche, alors que le pouvoir se tournait vers les États-Unis et Israël.
La guerre civile ne s’est jamais terminée
La guerre civile qui a éclaté en 1975 ne s’est jamais vraiment terminée. Les partis politiques issus des communautés chrétiennes se sont radicalisés, pour établir une alliance avec Israël qui tentait de prendre le contrôle du sud du pays et de chasser les Palestiniens, d’où la série de massacres perpétrés en 1982 contre des civils libanais et palestiniens. L’opposition d’autre part s’est empêtrée dans ses contradictions tout en étant confrontée à l’influence de la Syrie, qui ne voulait pas d’un basculement à gauche du Liban. Les grandes puissances, États-Unis en tête, étaient également soucieuses d’empêcher ce virage. À la fin de la décennie, la crise s’est stabilisée dans un pays divisé entre diverses entités communautaires.
Dans la guerre sans fin
Jusqu’au début des années 2000, les États-Unis étaient confiants de procéder à la « réingénierie » de toute la région. Pour le Liban, l’idée était de relancer le pays comme un vaste hub financier basé sur les investissements des richissimes pétromonarchies du Golfe. Ce projet, piloté par le milliardaire saoudien-libanais Rafiq Hariri avec l’endossement des États-Unis, du FMI et de la Banque mondiale, s’est cependant fracassé. La communauté chi’ite, de la banlieue sud de la capitale jusqu’à la frontière avec Israël est devenu un acteur important, sous l’influence de Hezbollah, en tant qu’État dans l’État, disposant d’un vaste appareil militaire capable de tenir tête aux velléités israéliennes, de même que d’un système d’administration en mesure d’apporter une aide aux éternels déshérités chi’ites.
Par ailleurs, le plan d’Hariri n’a pu empêcher les manœuvres syriennes (d’où son assassinat en 2004). Peu de temps après éclatait l’immense crise syrienne. Devant le cafouillage des puissances mondiales et régionales, une coalition hétéroclite entre le général Michel Aoun et Hezbollah a constitué un gouvernement-paravent pour couvrir un nouveau partage du pouvoir. Avec Donald Trump, les tentatives de faire déraper l’Iran ont déteint sur la Syrie et Hezbollah. Des sanctions ont été imposées, ce qui a fait mal à une économie déjà en déroute. Entretemps, Hezbollah devenait une « entité terroriste » aux yeux de Washington et de ses alliés-subalternes.
La crise des crises
Depuis, la pseudo gouvernance s’est discréditée dans des histoires de corruption à n’en plus finir, souvent héritées des administrations précédentes. Des centaines de milliers de réfugiés syriens à qui on a fermé les portes de l’Europe et de l’Amérique se sont retrouvés au Liban dans le chaos et la misère. Et puis il y a eu l’explosion, la (grosse) goutte qui fait déborder le vase. Aujourd’hui, des milliers de personnes célèbrent le départ du gouvernement. Cependant, jusqu’à date, il n’y a pas de projet clair émergeant de cette légitime colère.
Ce blocage découle de plusieurs facteurs. Hezbollah, qui domine d’une main de fer la moitié du pays, ne peut être mis à l’écart, en dépit de la volonté des élites libanaises, des États-Unis et de leurs alliés régionaux. Ce n’est pas réaliste du point de vue des rapports de forces, mais surtout, cela ne tient pas compte du fait que les chi’ites, longtemps refoulés, surexploités et marginalisés, ne vont pas accepter de revenir au statu quo ante. Par ailleurs, des observateurs sérieux savent bien que l’espoir de Washington, Tel-Aviv et Ryad pour éradiquer Hezbollah, a moins à voir avec l’amour de la démocratie qu’avec l’intention de briser un sérieux obstacle à leurs velléités de domination.
Le danger de l’effondrement
Tout cela peut se conjuguer pour perpétuer la crise et même provoquer un effondrement quasi total de l’État libanais, ce qui ne serait presque pas surprenant dans une région où la faillite de l’État est en train de devenir la normalité (dans le cas de la Syrie et de l’Irak notamment). Les puissances impérialistes, par ailleurs, n’ont pas les moyens (et peut-être même pas la volonté) de s’investir vraiment, au-delà de quelques prébendes dites humanitaires. Le refus d’aider le Liban à se sortir du gouffre financier, justifié par l’incompétence et la corruption des responsables libanais, n’est pas vraiment une explication qui tient la route, sachant que quelques années auparavant, ces mêmes puissances et leurs outils privilégiés, comme le FMI, ont laissé le clan Hariri mener le pays à la ruine. Cela n’absout pas le gouvernement actuel d’avoir aggravé la situation et d’être terriblement négligent, comme la dernière catastrophe l’a démontré[1].
Par ailleurs, l’Iran, la Turquie, l’Arabie saoudite et les pétromonarchies non plus, embourbés comme ils le sont en Syrie sont incapables de trouver une sortie de crise. Tout cela pourrait aligner les astres pour mener à l’effondrement. Pour autant, des centaines de milliers de Libanais veulent ardemment le changement. Ceux et celles qui ont participé au « printemps libanais » semblent soutenir un projet démocratique et la fin de la domination des oligarchies. Le fait est, cependant, qu’ils et elles ont hérité de la polarisation entre les Libanais. Sans un projet réellement réunificateur, permettant à tous et toutes de toutes les communautés et de toutes les régions, de se sortir du bourbier, les chances sont grandes que le tout n’aboutira nulle part.
Le défi alors est immense. Comment se débarrasser des cliques tout en pensant un projet inclusif ? Comment rallier la grande majorité des Libanais, lassés du pactole entre les élites communautaires ? Comment recréer la nation, autour des idées de démocratie et de paix ? Comment assurer la souveraineté nationale dans une région convoitée par des puissances mondiales et régionales ? Comment à court terme soigner et nourrir des centaines de milliers de personnes qui ont tout perdu ?
Dans les rues de Beyrouth, les gens le disent, « il faut changer de régime, et pas seulement de gouvernement ». De nouvelles générations qui avaient commencé l’année passée un « printemps libanais » ont le ballon dans les mains.
[1] Dans les quartiers chrétiens, on a tout de suite accusé Hezbollah d’être responsable de l’explosion. Ce message a été repris à Washington et ailleurs par des journalistes négligents ou complices. Hezbollah, on s’entend, est un mouvement qui n’a jamais hésité à utiliser la violence pour parvenir à ses fins. Dans les territoires qu’il contrôle, cela aboutit à une sorte de dictature, mais autrement, les responsables de Hezbollah ne sont pas des imbéciles. Il serait surprenant qu’ils aient eu quelque chose à voir avec la dernière catastrophe. La campagne médiatique en cours vise à justifier des actions à venir contre Hezbollah.