Liban : le quotidien bouleversé par les pénuries

 ET JEANNE BOUSTANI, Médiapart, 30 septembre 2021.

Les coupures d’électricité, les pénuries d’essence et les ruptures de stock de médicaments se sont dangereusement aggravées au Liban depuis le début de l’été. La population tente comme elle le peut de s’adapter à cette nouvelle réalité.

Beyrouth (Liban).– À la nuit tombée, la corniche de Beyrouth offre habituellement un spectacle coloré de pêcheurs, familles et badauds venus profiter de la brise rafraîchissante du bord de mer. Depuis quelques mois cependant, l’atmosphère de cette emblématique promenade de la capitale libanaise est méconnaissable.
D’ordinaire si fréquenté, son large trottoir est désormais plongé dans l’obscurité et le silence. Les quelques marcheurs invétérés qui continuent de s’y rendre sont contraints de s’éclairer au flash de leur téléphone. Comme dans de nombreux quartiers, l’éclairage public y est drastiquement rationné. L’État libanais est en effet incapable depuis plusieurs mois de fournir les dollars nécessaires à l’importation du fioul destiné à ses centrales électriques.
Les coupures de courant ont également un impact sur la fourniture d’autres services essentiels, comme l’approvisionnement en eau courante, affecté dans plusieurs régions par la suspension de l’activité de stations de pompage. Les pannes se sont aussi multipliées sur le réseau de téléphonie fixe et mobile ainsi qu’Internet.
Crise des liquidités
Les générateurs électriques privés, qui offraient habituellement une solution d’appoint lors des coupures de l’électricité étatique, ne sont par ailleurs plus en mesure de prendre la relève. Les pénuries touchent en effet aussi le mazout importé, dont le prix a explosé sur le marché noir. Les hôpitaux publics et privés ont ainsi tiré à plusieurs reprises la sonnette d’alarme face au risque de black-out total.
Bougies, batteries rechargeables, dispositifs d’alimentation sans interruption (UPS), panneaux solaires… les Libanais – dont les trois quarts vivent désormais sous le seuil de pauvreté – ainsi que les entreprises et institutions ont donc dû s’équiper, selon leurs moyens, pour faire face à cette nouvelle réalité. Beaucoup de petits commerces, eux, n’ont eu d’autres choix que de réduire leurs horaires d’ouverture. « Je peux à peine travailler six heures par jour, alors que mon salon était ouvert 12 heures d’affilée avant la crise », déplore Amjad, 32 ans, coiffeur dans la banlieue de Beyrouth.
Ce rationnement draconien en électricité est l’une des conséquences de la crise de liquidités qui frappe le Liban depuis plus de deux ans, caractérisée par un épuisement des réserves en devises de la Banque du Liban (BDL) et une dépréciation de la livre libanaise de plus de 90 % par rapport au dollar sur le marché noir.
Mais il n’est qu’un aspect des pénuries qui bouleversent désormais le quotidien des Libanais depuis plusieurs mois. La levée progressive d’un mécanisme de subventions des importations financé depuis le début de la crise par les dernières devises de la Banque du Liban, avec pour but de limiter l’inflation sur certaines denrées essentielles, a également provoqué d’importantes ruptures de stock. 
L’accumulation des retards de paiement de la banque centrale, la contrebande vers la Syrie, et le stockage des produits par les distributeurs et consommateurs dans la perspective d’une hausse future des prix ont notamment occasionné des pénuries de médicaments. « Les pharmacies manquent de tout », affirme Youmna Geday.
À la suite de la terrible explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, cette Franco-Libanaise a cofondé l’association Les valises pour Beyrouth, afin de transporter des médicaments et autres produits de première nécessité dans les valises de voyageurs. Son organisation a depuis acheminé par avion quelque 2 300 kilos de médicaments. La solidarité de la diaspora est désormais pour beaucoup de Libanais l’un des seuls moyens de mettre la main sur leurs traitements médicaux. Le passage à la pharmacie est ainsi devenu pour beaucoup d’expatriés un rituel incontournable avant chaque visite au pays.
Soutien de la diaspora
Sur les réseaux sociaux, les groupes dédiés à la mise en contact de voyageurs et de locaux à la recherche de médicaments ont fleuri. Les hôpitaux sont, eux, contraints de s’approvisionner au prix fort sur le marché parallèle. « Nous achetons environ 25 % de nos médicaments au marché noir, où ils coûtent cinq à dix fois plus cher, mais nous n’avons pas le choix car il s’agit de médicaments essentiels, explique Hassan Wazni, directeur général de l’hôpital public de Nabatié, dans le sud du pays. Nous nous efforçons de partager ce coût additionnel entre l’hôpital et le patient. »
Les pénuries d’essence font aussi partie de ce nouveau quotidien. Elles ont provoqué pendant des mois des files d’attente de plusieurs heures et des embouteillages monstres à l’approche de chaque station. Les Libanais réduisent en conséquence leurs trajets à l’essentiel. « Beaucoup de mes employés vivant hors de Beyrouth n’ont même pas assez de carburant pour venir au salon », commente Amjad. La hausse de plus de 50 % des prix du carburant au mois de septembre, après la levée de la plupart des subventions, a cependant réduit la longueur des files, mais les tarifs sont désormais inaccessibles pour de nombreux Libanais.
Une situation qui plonge la population au bord du désespoir. L’explosion d’un camion-citerne de carburant de contrebande, en août, dans un village du Akkar, au nord du pays, a fait trente morts. Le drame est survenu alors que des dizaines de civils et militaires s’étaient rués vers le bien confisqué par les autorités pour en siphonner le contenu. « On pense à chaque fois toucher le fond, mais on finit par s’habituer avant de descendre plus bas », lâche Youmna Geday.
Plusieurs acteurs internationaux et locaux ont annoncé des initiatives, ces dernières semaines, afin de soulager la population, en particulier face au manque de carburant. Le chef de l’humanitaire de l’ONU, Martin Griffiths, a notamment annoncé fin août l’octroi d’une aide de 10 millions de dollars à destination des services essentiels de santé et d’eau pour leur permettre de faire face aux pénuries de mazout « exposant des milliers de familles à une crise humanitaire ».
Le Hezbollah libanais a, lui, réussi un coup d’éclat mi-août, en contournant l’État libanais, via un partenariat avec l’Iran pourtant sous sanctions américaines. Deux navires chargés de mazout iranien – le premier de 33 000 tonnes métriques, selon TakerTrackers.com – ont ainsi accosté mi-septembre au port de Banias, en Syrie. Une partie de cette marchandise a depuis été acheminée et distribuée au Liban, gratuitement auprès notamment d’hôpitaux gouvernementaux et de municipalités pauvres, et à un tarif préférentiel auprès d’acteurs du secteur privé, sans communication précise sur les critères de sélection des bénéficiaires.
Les États-Unis ont répondu quasi simultanément en donnant leur feu vert exceptionnel à l’État libanais pour la réactivation d’un accord d’acheminement du gaz égyptien et d’électricité jordanienne à travers la Jordanie et la Syrie, malgré les sanctions américaines contre le régime de Bachar al-Assad. De nombreuses inconnues subsistent cependant sur ce projet de plus long terme, notamment quant à l’état des infrastructures en Syrie, après dix ans de guerre, et son possible financement.