Amélie David, collaboration spéciale

2 412… 11 285… 1,2 million… : ce ne sont peut-être que des chiffres pour vous. Pour moi, ici, au Liban, ce sont des amis, des amis d’amis, la famille de mes amis, des pères, des mères, des parents, des grands-parents, des enfants et petits-enfants… C’est le commerçant d’une de ses rues de Tyr, de Saïda ou de Baalbek à qui j’ai acheté du raisin, des tomates, des concombres… Ou peut-être était-ce juste des oranges? Celles qui ont le goût du soleil du pays du cèdre et la douceur de ses habitants. Ce sont ces propriétaires d’oliveraies dans le sud du pays à qui j’ai parlé l’an dernier pour évoquer leurs récoltes, leur travail et leurs espoirs. Mais aussi leur rapport à la terre. Ce sont cette famille de réfugiés syriens qui avait témoigné de leurs parcours pour arriver au Liban il y a plus de 10 ans : des bombardements de la guerre en Syrie jusqu’aux douces et verdoyantes collines du pays, aujourd’hui bombardées.

Dans un foyer d'hébergement de travailleuses domestiques au Liban - crédit photo Amélie David pour JdA-PACe sont ces travailleurs migrants, venus sous le régime de la kafala, qui travaillent des heures durant pour une poignée de dollars par mois. Ils ont laissé dans leurs pays d’origine une partie de leur liberté pour l’espoir de mieux gagner leur vie, ici.

Ces 2,412 morts, 11 285 blessés et plus de 1 million de déplacés me brisent le cœur. Car derrière ces chiffres, que l’on écrit à longueur de journée, il y a des visages, des sourires, des prénoms, des âmes. Il y a ces gens qui m’ont accueillie dans leur maison familiale, au sud du Liban, à quelques kilomètres seulement des bombardements israéliens. «Assieds-toi, prends le temps de manger! Tu iras couvrir la guerre plus tard!». Une assiette et une cuillère, un plat de mujaddara avec du pain sorti du four. «Allez! Mange!» Et un rire qui rappelle que les Libanais ne sont jamais avares de générosité.

« Assieds-toi, prends le temps de manger! Tu iras couvrir la guerre plus tard! »

Ces 2,412 morts, 11 285 blessés et plus de 1 million de déplacés me brisent le cœur. J’y pense chaque soir quand le sommeil vient. Plutôt, quand il arrive à venir. J’y pense chaque matin. J’y pense lorsque j’entends un bruit soudain et sourd, que je sois dans la Bekaa, dans les rues de Beyrouth, où sur ma terrasse dans ce quartier chrétien de la capitale où je suis en sécurité. J’y pense chaque fois que le drone bourdonne au-dessus de nos têtes, nous rendant fous, et plus qu’alertes. Ces chiffres m’emplissent de tristesse. Comme de colère.

Car, pour vous, ce ne sont peut-être que des chiffres, mais pour nous c’est tout un monde qui s’écroule. Une partie de notre âme qui s’en va. Une croyance en l’humanité qui s’effondre. Derrière ces chiffres, il y a des familles en deuil, des femmes, des enfants et des hommes qui pleurent leurs proches. Car oui, Israël tue au Liban. Non pas «juste» des combattants du Hezbollah. Israël tue des civils. Ces femmes, ces enfants et ces hommes qui ont perdu la vie ou qui sont gravement blessés par ces frappes ne sont pas que des victimes collatérales. Il n’y a plus de victime collatérale quand une armée frappe un immeuble dans un quartier résidentiel densément peuplé.

L’État hébreu est pris d’une folie meurtrière aveugle, approuvée par la majorité des pays occidentaux. Depuis quand faut-il le rappeler? Comme depuis le début de la guerre, à Gaza, il y a un an. Les médias ont perdu beaucoup de leurs valeurs et de leur éthique. Certains en avaient-ils seulement? Comme depuis le début de la guerre, à Gaza, il y a un an, et aujourd’hui dans tout le Liban, l’humanité a perdu de son humanité.