Évoquer le Liban, c’est souvent rappeler la « double négation » qui accompagna la conclusion du pacte national entre chrétiens et musulmans à l’indépendance : ni adhésion au panarabisme, ni ralliement au camp occidental. Une troisième négation mériterait pourtant d’être relevée : le refus des élites dirigeantes du pays du Cèdre de s’emparer de la question sociale et de se libérer du carcan libéral pour construire leur politique. En octobre 2019, alors que les manifestants défilent à Beyrouth et Tripoli, sous le mot d’ordre « Que tombe le régime des banques ! », et réclament le départ d’une classe politique jugée incompétente et corrompue, le premier ministre d’alors, M. Saad Hariri, pense calmer leur colère en promettant des réformes — six mois auparavant, pourtant, ce même Hariri annonçait des mesures d’austérité pour réduire le déficit budgétaire. Certes, il assure que les établissements financiers vont participer à l’effort de redressement, mais le train de mesures qu’il propose — notamment la division par deux du salaire des députés — ne convainc pas la population. D’autant que le cœur du programme concocté par M. Hariri prévoit de nouvelles privatisations, dont celle du port de Beyrouth, poumon de l’activité économique.
Si ces mesures sont susceptibles de satisfaire la « communauté internationale », laquelle conditionne le versement d’une aide financière de 11,3 milliards de dollars à la mise en œuvre d’un plan de rigueur, elles ignorent la revendication sociale. Dans un pays frappé par la précarité — près de 30 % de la population vit à l’époque sous le seuil de pauvreté (55 % à la fin 2020), le chômage (qui touche officiellement 35 % des actifs), la déliquescence des services publics et des inégalités croissantes (1 % des Libanais détiennent 40 % des richesses nationales), les « concessions » faites par le premier ministre, dont la fortune personnelle se monte à 1,5 milliard de dollars, ne sont pas de nature à remédier aux difficultés quotidiennes de la plupart de ses compatriotes.
Un an plus tard, le pays est en cessation de paiement, les banques gèlent une partie des dépôts des particuliers, la pauvreté monte en flèche, mais la grille de lecture n’a pas changé. Quel que soit le profil du chef de gouvernement, une stratégie économique fondée sur l’activité bancaire et immobilière continue d’être imposée, aux dépens de l’industrie et de l’agriculture, tandis que la captation des capitaux étrangers fait figure de Graal.
Ce modèle économique est le fruit d’un double héritage. En premier lieu, à l’époque du mandat français (1920-1943), la puissance tutélaire axa l’économie du pays sur le négoce, le secteur des services et les importations, autrement dit sur ce qui était le plus rentable à court terme. Ce système favorisa l’émergence d’une bourgeoisie compradore liée aux grands clans confessionnels. À l’indépendance, quelques milliers de ces familles, enrichies grâce aux concessions cédées par les Français, se partagèrent les parts du gâteau national. Elles poursuivirent la politique de « tertiarisation de l’économie », dont la conséquence fut le rôle pivot dévolu au secteur financier et la place centrale accordée à la capitale Beyrouth, au détriment des régions.
Au sortir de la guerre civile, les réformes entreprises par Rafic Hariri vont transformer le pays du Cèdre
Le second legs est celui laissé par Rafic Hariri, le père de Saad, dans les pas duquel se sont inscrits tous les gouvernements — dont ceux dirigés par son fils — qui se sont succédé après l’assassinat, en 2005, de l’ancien premier ministre. Au sortir de la guerre civile (1975-1990), les réformes entreprises par Hariri vont transformer le pays du Cèdre : privatisations systématiques, soutien à la spéculation foncière (dopée par la campagne de reconstruction de Beyrouth), mise en place d’une parité fixe de la devise nationale avec le dollar, ouverture de l’économie aux capitaux internationaux, endettement massif et financement du déficit public par les banques, augmentation des taxes indirectes, allégement de l’impôt sur le revenu et des cotisations patronales… La pauvreté et les inégalités explosent, et le « miracle libanais », salué à l’époque par les experts occidentaux, ne fait pas longtemps illusion. La « République marchande » façonnée par Hariri entre en récession dès la fin des années 1990. Les mouvements de protestation se multiplient au cours des deux décennies suivantes.
Du fardeau qui pèse sur le peuple libanais, il n’est guère question dans les discussions menées entre le pays du Cèdre et le Fonds monétaire international (FMI), lequel, comme à son habitude, réclame entre autres une diminution des dépenses publiques et l’arrêt des subventions aux produits de base. Autoproclamé « sauveur » du Liban, le président français Emmanuel Macron exige lui aussi des réformes structurelles en contrepartie d’une aide financière devenue vitale. Matoise, la classe politique libanaise fait le dos rond, persuadée que la « communauté internationale » finira par débloquer les fonds, fût-ce au prix de quelques modifications cosmétiques apportées à un modèle économique à bout de souffle.
Mais le Liban a-t-il pour autant son destin en main ? Dans ce pays dont la population a déjà payé de lourds tributs lors du conflit fratricide et des occupations syrienne et israélienne, les ingérences étrangères sont légion. Elles font de cet « État tampon » le lieu idéal pour les conflits par procuration. Dernier exemple en date, les fortes pressions exercées par les États-Unis pour obtenir le désarmement du Hezbollah, jugé trop proche de l’Iran et du régime syrien, qu’il soutient militairement, sont susceptibles de provoquer une nouvelle déflagration régionale. Approuvée par une partie de la classe politique libanaise, cette offensive diplomatique met en branle les mécanismes de division qui ont déjà, plus d’une fois, compromis la paix civile.
Akram Belkaïd & Olivier Pironet