Les répercussions de l’explosion à Beyrouth l’été dernier ont mis en lumière le rôle essentiel des organisations de terrain. Intégrées dans les communautés, elles sont saluées pour leur connaissance du contexte local et leur capacité à traiter les causes profondes des injustices sociales et systémiques.
Leur rôle s’est révélé d’autant plus crucial pendant la pandémie de COVID-19, les restrictions liées au confinement limitant toute intervention externe.
Et pourtant, le système d’aide au Liban repose sur le pouvoir d’un groupe familier d’agences de l’ONU et d’ONG internationales. L’essentiel des fonds étrangers (85 %) – provenant principalement des pays européens et des États-Unis – transite par l’agence de l’ONU pour les réfugiés (HCR), le Programme alimentaire mondial (PAM) et le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF).
Selon le Système de surveillance financière (FTS) du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), près de 80 % des fonds internationaux enregistrés pour l’année 2019 au Liban, soit 1,11 milliard de dollars, provenaient des États-Unis, de l’Allemagne, de la Commission européenne et du Royaume-Uni, et 74 % de ces fonds ont été perçus par trois institutions onusiennes : le PAM, le HCR et l’UNICEF.
Comme indiqué dans le rapport annuel 2019 du plan de réponse de la crise au Liban, concernant le financement de l’aide humanitaire en 2019 : « L’allocation directe de fonds aux ONG reste invariablement faible, 4 % vont aux ONG nationales et 18 % aux ONG internationales. »
Calcul social
Le grand calcul social de l’injustice raciale et de la pandémie révèle la nécessité de reconsidérer radicalement la façon de décoloniser le système humanitaire.
La colonisation renvoie au fait que les professionnels occidentaux imposent leurs solutions aux « pays du Sud ». Le secteur humanitaire au Liban reste aux mains des institutions blanches financées par l’Occident, une sorte de réminiscence du mandat français.
Plutôt que de remettre en cause cette hiérarchie de la domination, le rôle des ONG locales se résume à celui de partenaire chargé de la mise en œuvre et de prestataire de service en première ligne.
Elles sont simples exécutantes au lieu d’être décisionnaires. Les donateurs contrôlent les leviers de développement en choisissant de financer des ONG plus grandes et plus averties sur le plan institutionnel au détriment d’ONG plus petites, généralement plus proches des communautés en question.
Les critiques récurrentes des acteurs locaux soulignent que les donateurs imposent leur propre agenda, parfois déconnecté des besoins sur le terrain.
La volonté des donateurs à sous-traiter la crise des réfugiés syriens au Liban a parfois engendré l’exclusion des Libanais vulnérables et des réfugiés palestiniens de cette aide vitale.
Le service des instruments de politique étrangère de l’Union européenne finance les ONG avec des comptes bancaires, des pratiques de collecte de fonds particulières, des sociétés d’audit externe, etc.
Le financement en fonction des projets a renforcé cette mentalité coloniale : pour accéder aux fonds vitaux, les ONG locales doivent ajuster leurs missions pour convenir aux préférences des donateurs. Cela promeut une culture de la dépendance, aboutissant à une concurrence toxique entre les ONG.
Pour combler ce fossé, des ONG locales telles que Banin viennent principalement en aide à la population libanaise. En conséquence, ces groupes sont exclus du financement institutionnel étranger (de l’ONU ou des pays donateurs).
Un responsable de l’organisation caritative libanaise m’a expliqué que les donateurs internationaux n’avaient pas intérêt au financement d’une ONG qui se concentre exclusivement sur les Libanais les plus vulnérables en raison du mandat des agences de l’ONU et de l’agenda politique des donateurs.
« Je pense que le HCR, le PNUD [Programme des Nations unies pour le développement] et l’UNICEF se concentrent davantage sur les Syriens parce que cela relève de leur mandat : il leur est demandé de se concentrer davantage sur les réfugiés que sur la communauté d’accueil. Et en ce qui concerne les donateurs étrangers, c’est parce qu’ils veulent que les réfugiés restent au Liban. Ils paieront l’ONU pour les faire rester au Liban afin de ne pas les accueillir dans leur pays. »
Au moins 30 % des fonds pour les Libanais
En décembre 2019, alors que davantage de Libanais tombaient sous le seuil de pauvreté, les acteurs locaux ont dû faire pression sur les donateurs étrangers pour changer leurs critères et consacrer au moins 30 % de leurs fonds aux Libanais.
Sur les douze représentants d’ONG libanaises que j’ai interrogés lors de mes recherches au début de la crise économique (entre décembre 2019 et février 2020), tous m’ont dit qu’ils avaient demandé aux donateurs de changer leurs critères concernant la population cible pour inclure davantage les Libanais. Selon leurs organisations, ils ont demandé à ce que la population libanaise représente 30 % à 50 % des bénéficiaires.
Les donateurs donnent la priorité aux résultats quantitatifs, plus faciles à afficher. Observant le pays à travers une « lentille humanitaire », jusqu’en 2015 – année ou a commencé l’afflux de réfugiés syriens – ils hésitaient à financer le développement.
Leur approche des réfugiés se concentrait sur leurs besoins primaires, même si les ONG réclament une plus grande autonomisation des réfugiés par le biais de la formation professionnelle.
Par ailleurs, les institutions de l’ONU sont considérées comme trop bureaucratiques, gaspillant de l’argent dans les rémunérations élevées du personnel international, tandis que seule la moitié de leurs fonds atteignent les bénéficiaires visés.
À l’inverse, les organisations de terrain ont moins de frais généraux, ce qui signifie que l’essentiel de l’argent va aux bénéficiaires – 95 % dans le cas de Thiqah, une organisation caritative basée à Tripoli, selon un de ses représentants.
Les mécanismes de responsabilité des donateurs étrangers contraignent également les acteurs locaux à passer énormément de temps sur des tâches de reporting fastidieuses, se concentrant sur des résultats mesurables plutôt que sur de véritables changements structurels.
Les pratiques encadrées par l’Occident ont écarté l’expertise contextuelle des communautés locales.
Cet état d’esprit colonial considère l’aide comme purement technique, dépolitisant la réalité libanaise.
Il existe de nombreux Libanais hautement qualifiés, il est donc difficile de justifier cette dépendance vis-à-vis du personnel international, parachuté avec des tas d’indicateurs et d’objectifs, mais qui ignorant tout du contexte local et de la langue.
Cette « hiérarchie de la connaissance » a clairement des fondements néocoloniaux. Elle reproduit les pratiques coloniales visant à réduire au silence les voix locales et la diversité de leurs points de vue.
Reprendre la main
Il est difficile de s’y retrouver dans la politique au Liban, les négociations de l’ONU avec le gouvernement finissent parfois dans l’impasse. Les ONG locales savent mieux comment approcher le gouvernement et analyser sa politique, mais ils sont écartés de la conversation.
Il n’existe pas de solution clé en main. Les ONG locales dépendant du financement international – et redoutant de le perdre – sont vivement découragées de dénoncer les pratiques des donateurs.
Il va falloir reconsidérer drastiquement la façon de décoloniser l’aide humanitaire, pour s’écarter d’un système dans lequel le pouvoir est concentré aux mains de quelques-uns pour un système où il est équitablement réparti.
Au lieu d’être asservi à un système multilatéral motivé par les forces politiques globales, l’aide doit être intégrée aux organisations locales dont les priorités sont la population locale.
Pour les donateurs étrangers et les agences de l’ONU, cela signifie reconnaître que la politique doit être motivée par le contexte et mettre en place un discours axé sur l’expertise locale. Ces organisations doivent également impliquer les communautés locales dans leurs discussions avec les autorités, misant sur le fait qu’elles savent comment les choses fonctionnent.
L’aide ne peut apporter ce qu’il faut pour empêcher l’effondrement du Liban : les réformes politiques, une bonne gouvernance économique et un système judiciaire indépendant. Elle peut cependant créer un espace dans lequel le peuple libanais peut reprendre la main, explorer une pratique plus inclusive du pouvoir et exprimer ses propres idées concernant l’avenir de son pays.