HÉLÉNA BERKAOUI, Médiapart, 8 août 2020
Après l’explosion dévastatrice qui a tué mardi au moins 154 personnes, les Libanais s’emparent aujourd’hui de la rue pour exprimer leur colère face à une classe politique plus contestée que jamais. Enseignant-chercheur à l’Université américaine de Beyrouth, le politiste Jamil Mouawad reste prudent quant aux chances de voir émerger une alternative politique après ce drame.
Quatre jours après l’explosion dans le port de Beyrouth qui a causé la mort d’au moins 154 personnes et fait 5 000 blessés, la colère des Libanais ne faiblit pas. Ce samedi après-midi, une manifestation s’est déroulée à Beyrouth (forte de milliers de participants et parsemée de confrontations avec les forces de l’ordre) pour demander des comptes à la classe politique. Face à la pression de la rue, le premier ministre Hassane Diab a annoncé qu’il allait proposer des élections anticipées. Dans un discours télévisé, le chef du gouvernement a estimé que seules « des élections anticipées peuvent permettre de sortir de la crise structurelle », ajoutant qu’il était prêt à rester au pouvoir « pendant deux mois », le temps que les forces politiques s’entendent à ce sujet.
Dimanche, une visioconférence des donateurs en soutien au Liban aura lieu. Elle sera co-organisée par l’ONU et la France. Ce drame advient alors que le pays traverse une crise financière et sociale sans précédent (lire notre article) et après des mois de manifestations qui n’ont pas trouvé de débouchés politiques.
Le politiste Jamil Mouawad, enseignant-chercheur à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), a largement étudié les systèmes politiques libanais et les rapports entre la société et l’État. Il a aussi été un observateur des débats et mobilisations qui ont émané de la première manifestation d’ampleur contre le gouvernement du 17 octobre 2019. Selon lui, si l’opposition civile ne parvient pas à s’organiser et à convaincre l’opinion publique de choisir l’alternative qu’ils pourraient incarner, la classe politique pourrait reprendre le contrôle de la situation. Jamil Mouawad se montre également très critique vis-à-vis de la visite d’Emmanuel Macron, jeudi dernier, à Beyrouth.
Comment analysez-vous le drame que constitue cette explosion et les événements depuis ?
Jamil Mouawad : Tout le monde est traumatisé à Beyrouth, cette explosion a rappelé aux gens les traumatismes de la guerre, les attaques israéliennes en 2006… D’une certaine manière, ce n’est pas nouveau, on a déjà eu des explosions, sauf qu’à cette échelle, c’est inédit, inouï.
Il y a beaucoup de questions pour lesquelles nous n’avons aucune réponse jusqu’à présent. On ne sait pas comment et pourquoi cette quantité de nitrate d’ammonium est restée stockée dans le port pendant des années. Il n’y a pas de version officielle. Il y a des rumeurs et les informations des journalistes, mais rien d’officiel et cela reflète la réalité de la politique au Liban.
Comme à chaque fois, il y a une multitude de vérités. Chacun dit la sienne et cela fait partie du problème. Il n’y a pas aujourd’hui de comité de crise qui prendrait en charge cette question et essaierait d’expliquer aux Libanais, étape par étape, ce qu’il s’est passé. Il est sans doute trop tôt pour le savoir précisément mais il est déjà trop tard pour installer ce type de comité de crise qui prenne en charge la communication avec le public.
La gestion de crise n’est pas centralisée et par conséquent, les versions se multiplient. Cela est très symbolique. À chaque crise, on a une multitude de récits : l’assassinat de Rafic Hariri, une centaine de versions ; la crise des déchets [en 2015, plusieurs manifestations ont dénoncé l’incapacité du gouvernement libanais à traiter les ordures accumulées après la fermeture de la plus grande décharge du pays – ndlr], une centaine de versions… Cela en dit long sur la manière dont la chose publique est gérée ici. Les politiciens peuvent ainsi se dédouaner, avoir leur propre discours et, en fin de compte, le citoyen libanais est la seule victime.
Est-ce que les récentes déclarations du président Michel Aoun, évoquant la possibilité que l’explosion ait été déclenchée par un missile ou une bombe, entrent dans ce cadre de lecture ?
Exactement. Il est le président de la République et son comportement illustre ce que la classe politique fait depuis des années : s’exonérer de toutes ses responsabilités.
Face à ces multitudes de versions, dans un pays où on n’a jamais d’investigations qui aboutissent, toutes les hypothèses (que ça soit une attaque extérieure ou une négligence) demeurent possibles. Le problème, c’est que nous ne connaîtrons sans doute jamais la vérité.
Beaucoup de critiques se sont élevées sur l’absence de responsabilités ou même d’empathie de la classe politique libanaise. Là encore, est-ce surprenant ?
Non. Car alors que les politiques ne prennent jamais leurs responsabilités, ils accusent en plus les autres d’être responsables. Personne n’assume ses responsabilités ni en temps de paix, dans la gouvernance quotidienne de la chose publique, ni en temps de crise. Donc les citoyens ont perdu confiance en cet État, en ce gouvernement, et aujourd’hui ce sont les citoyens qui prennent en charge la réponse à cette crise. Aujourd’hui, à Beyrouth, ce sont principalement des volontaires, des citoyens, des associations civiles qui nettoient les rues et offrent l’aide humanitaire d’urgence.
Ce qu’il se passe à l’échelle de l’explosion est inédit mais, en termes de réponse de crise, le comportement des politiciens reste le même. Ils s’exonèrent de tout et les citoyens s’organisent. La réponse est très décentralisée, chacun prend la parole individuellement, donc personne ne sait qui est comptable de ce qui arrive.
La défiance des citoyens se fait entendre depuis octobre 2019 et le début des manifestations sans toutefois déboucher politiquement. Est-ce que cette nouvelle crise pourrait marquer un tournant ?
C’est un tournant dans l’histoire récente du Liban, il y aura un avant et un après 4 août mais il est trop tôt pour savoir si les groupes indépendants, les groupes de la révolution vont s’organiser et se présenter comme une alternative sérieuse. Ceux qui sont très organisés avec un programme écrit et clair ne sont pas parvenus à convaincre le citoyen lambda. Il y a toujours cette rupture entre cette alternative-là et l’opinion publique.
Néanmoins, il est à peu près sûr que les groupes de la révolution ne se présenteront pas comme une alternative prenant en charge le pouvoir ou une transition politique. Ils sont très mal organisés. Ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur un projet commun. Il n’y a pas, entre eux, un dialogue sincère, ouvert, qui amènerait à un plan d’actions avec trois ou quatre demandes principales autour d’un dénominateur commun minimum.
Bien sûr, ils sont tous contre la classe politique, contre la corruption mais ce n’est pas de la politique. C’est de la contestation, de la protestation. Faire de la politique suppose de s’organiser, de parler aux gens, d’avoir une vision pour une société et aussi de convaincre les citoyens que cette vision est la bonne.
Là, ces initiatives pour nettoyer les rues, c’est excellent, mais est-ce qu’ils peuvent s’organiser politiquement après ? Je ne le pense pas.
Lors des élections législatives de mai 2018, des listes de la société civile ont tenté de s’imposer notamment autour du mouvement Koullouna Watani. Est-ce envisageable qu’une transition prenne la voie électorale ?
Koullouna Watani est une coalition de plusieurs partis et activistes indépendants. La principale figure de ce mouvement, Charbel Nahas, est celui qui avait le programme le plus élaboré mais il n’a pas réussi à convaincre les citoyens.
Une seule députée a été élue, Paula Yacoubian, qui a d’ailleurs démissionné suite à la crise de l’an passé. Elle faisait partie des députés de la soi-disant société civile. Cette députée est une journaliste très connue qui a donné la parole au système pendant des années. C’est un peu une célébrité politique, elle a un discours qui fait dans le sensationnel mais elle ne fait pas autant de politique. Elle ne présente pas une vision pour un nouveau contrat social entre les Libanais et l’État.
Pour représenter une alternative à ce système, il faut dire ce qu’on veut. Est-ce qu’on veut toujours un système capitaliste libéral ? Est-ce qu’on veut plus de justice sociale ? Et comment réformer ce système ? Ils n’ont pas ce débat-là. Ils disent que toute la classe politique est corrompue, qu’il faut en changer mais ils ne discutent pas des questions de fond.
Se porter candidat aux élections, c’est tout à fait légitime mais c’est une question de pouvoir, pas une question de société. Il faut penser, en premier lieu, à un nouveau contrat social.
L’abolition du confessionnalisme, comme début de réponse politique, est un débat qui revient souvent depuis des décennies. Est-ce une partie de la solution ?
Tous critiquent le communautarisme politique, même le président de la chambre des députés, Nabih Berri, ou le président de la République, Michel Aoun. Il faut aller au-delà du discours et des slogans, il faut parler des questions de fond et cela nécessite un espace public où ces questions peuvent être posées et débattues. La chambre des députés, le gouvernement, les institutions publiques (tous contrôlés par la classe politique) ne peuvent pas ouvrir cet espace. Alors, faute d’avoir ce débat dans ces institutions publiques, les groupes de la société civile discutent entre eux.
Vous avez été présent durant les manifestations de l’hiver dernier. Comme voyez-vous justement les débats qui s’y sont tenus ?
Il est temps de présenter une lecture critique de ces mobilisations. On a dit que « Tous, ça veut dire tous » [slogan phare des manifestations débutées en octobre – ndlr]. C’est très bien, ce slogan est très important parce que c’est la solution et le problème.
Pour une fois, une partie des Libanais disent que tous les politiciens sont responsables. Ils ont pu appréhender le pouvoir comme une entité. En Égypte, par exemple, il était plus simple d’accuser le régime de Hosni Moubarak. Mais au Liban, c’est très difficile. Qui accuser ? Hezbollah ? Hariri ? Avec ce slogan, ils disent que toute la classe politique est responsable de la misère de la société : la crise des déchets, les incendies, la crise financière et économique…
Le problème, c’est qu’on ne nomme pas les responsables. Si je dis à un sympathisant des forces libanaises, c’est Samir Geagea qui est corrompu. Il va dire non, il faut attaquer Michel Aoun avant Samir Geagea parce qu’il est plus corrompu.
Il ne s’agit pas uniquement de critiquer toute la classe politique, il s’agit plutôt de s’organiser avec la société, de présenter une vision de cette société et d’offrir une alternative.
Depuis quelques jours, certains parlent de guillotines et veulent leur revanche. C’est tout à fait légitime et je comprends ce sentiment mais ça ne risque pas d’aboutir. Avant de critiquer la classe politique, il est temps que ces groupes-là se critiquent eux-mêmes. Encore une fois, il faut que ces groupes s’organisent, se réunissent, élisent un comité représentatif, formulent des demandes minimales et peut-être présentent un plan d’action à cette classe politique pour négocier.
C’est une idée très pragmatique qui risque de déplaire, mais comment faire autrement ? Cette classe politique est très violente, elle est prête à tout pour ne pas perdre le pouvoir. Elle s’en fiche de la société, il y a une rupture complète et avec le temps la classe politique a créé un fossé énorme entre elle et la société. À mon avis, il faut négocier. Il faut essayer d’autres moyens plus pragmatiques, moins idéalistes, mais il faut faire une brèche dans ce système. Ni les élections ni la rue n’ont abouti, peut-être faut-il explorer d’autres moyens.
Le moment que traverse le Liban est terrible, la colère est forte. Est-ce un moment propice à ce type d’initiative ?
Ce n’est pas le moment propice parce qu’encore une fois on réagit à une crise, comme pour la crise des déchets ou bien les incendies d’octobre. En revanche, c’est un moment propice pour s’organiser, pour se consolider comme une alternative réelle, pas nécessairement contre le système, mais pour le citoyen libanais. Il faut convaincre le citoyen libanais, il ne faut pas convaincre la classe politique.
Peut-être faut-il envisager un plan d’action en commençant par mettre la pression sur cette classe politique afin qu’une investigation transparente ait lieu sur l’explosion et obtenir qu’il y ait des élections dans un, deux ou trois ans. Si ce n’est pas le cas, on va se retrouver à nouveau dans le circuit des partis traditionnels qui, bientôt, viendront remplir le vide. Parce qu’eux ont les moyens de communication, les ressources pour offrir de l’aide, un sentiment de sécurité, même au niveau physique, malgré l’acte criminel qu’a connu Beyrouth.
Là, il y a tous ces gens qui nettoient les rues et apportent un soutien aux familles démunies. Eux sont là mais pas l’État. Il faut convaincre les citoyens libanais qu’ils seront le socle du changement, que cette organisation humanitaire doit se transformer en une opposition politique. C’est ça le défi. Ce n’est pas évident, ça prend du temps.