Liban : un État en faillite

BERKAOU Héléna, Médiapart, 10 juillet 2020

 

Inédite par son ampleur et sa gravité, la crise économique, sanitaire et politique a participé à l’essoufflement des manifestations qui ont secoué le Liban depuis octobre 2019. Mais une partie de la jeunesse reste mobilisée.

« Aujourd’hui, on a perdu espoir, soupire Youssef Sayouf, jeune producteur de musique originaire du nord du Liban. On s’est engagés dans cette révolution mais les politiciens n’ont rien fait. Quand Saad Hariri est parti, on a pensé qu’on avait fait quelque chose de grand. Aujourd’hui c’est différent. » Depuis les manifestations massives qui ont secoué le pays depuis le 17 octobre 2019, les espoirs d’une partie des protestataires ont été largement déçus. En cause : la crise économique, sanitaire et politique.

En octobre 2019, l’instauration d’une énième taxe avait déclenché un vent de révolte trans-confessionnel sans précédent contre l’incurie de l’État et la corruption des élites. « Il y a eu ce soulèvement populaire, c’était incroyable, historique. Mais ensuite l’alliance entre les banques et les anciens chefs de guerre a fait avorter cette révolte », estime Nabil El Khoury, docteur en science politique. L’hyperinflation a depuis produit une hausse vertigineuse des prix des produits de consommation, notamment ceux issus de l’exportation. Depuis le 1er septembre 2019, la monnaie libanaise a perdu 60 % de sa valeur.

Le modèle économique libanais qui connaît un endettement massif depuis les années 1990 semble aujourd’hui à bout de souffle. L’épidémie de Covid-19 est par ailleurs venue aggraver encore la situation.

La haut-commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU alerte, ce vendredi 10 juillet, contre un risque de famine dans le pays. Les personnes les plus vulnérables « risquent de mourir de faim en raison de cette crise », a déclaré Michelle Bachelet dans un communiqué, insistant sur le fait qu’il fallait « agir immédiatement avant qu’il ne soit trop tard ». Le plan d’aide du Fonds monétaire international bute aujourd’hui sur des désaccords politiques autour de l’évaluation de la crise économique.

« Personne ne veut rester au Liban. Moi, j’ai fait une demande de visa pour le Canada mais il faut encore que je renouvelle mon passeport, ça coûte 400 dollars et je dois encore 5 millions de livres libanaises à mon université », explique aujourd’hui Youssef Sayouf, las.

La crise économique a produit une inflation jamais vue, la livre libanaise perdant de sa valeur de façon vertigineuse. Pour le jeune producteur, les conséquences sont amères. Il a dû lâcher son appartement à Tripoli faute de pouvoir payer le loyer et retourner chez sa famille dans le Akkar (nord du Liban).

Deuxième ville du pays [1], Tripoli a été surnommée la « fiancée de la révolution » pour la part prise aux manifestations et les foules impressionnantes se pressant sur la place Al-Nour au plus fort de la mobilisation. Dix mois après le début du mouvement, l’ambiance festive a laissé place à la colère, au désespoir de manifestants éreintés par la crise. Fin avril, les banques ont été prises d’assaut, la pire crise économique du pays étant aggravée encore par la crise sanitaire. Plusieurs personnes se sont suicidées dans la rue. Ali al-Haq, un sexagénaire, s’est tué avec une arme à feu en plein jour dans le quartier de Hamra, à Beyrouth.

« Ça fait une semaine qu’on a deux heures d’électricité par jour. On est tous obligés d’avoir des générateurs en plus. Il y a des écoles qui ferment, on n’a même plus accès à notre argent », s’étrangle Bruna Dagher qui s’est engagée dans les protestations depuis le premier jour. La veille encore, elle participait à une manifestation devant le bâtiment de l’électricité du Liban (EDL) à Gemmayzé (Beyrouth). Le bâtiment est un symbole de l’incurie des services publics : les Libanais ont bien l’eau et l’électricité chez eux, mais le réseau est défaillant. Ils doivent donc payer en plus les frais d’un générateur et se fournir en eau par leurs propres moyens.

Si les manifestations se sont largement essoufflées, Bruna Dagher continue de descendre dans la rue. « Ce n’est pas comme le 17 octobre, il y a des gens qui commencent à dire que c’était mieux avant la révolution. Il y a des gens qui ont perdu espoir, des gens qui ont peur de la police, peur de se faire frapper. Il y a des gens qui pleurent de tristesse et nous encouragent, d’autres qui nous blâment et nous insultent. Mais c’est ridicule de penser qu’en quelques mois on peut déraciner ce système. On est nés il y a 9 mois et on fait face à des partis qui sont nés il y a 30 ans ou plus », appuie-t-elle.

Comme d’autres Libanais de sa génération, elle a longtemps eu un rejet fort des politiques, souvent d’anciens chefs de guerre, et de la politique. Le mouvement lancé le 17 octobre dernier a été un déclic : « Je suis entrée dans cette révolution en étant naïve et j’ai fait la connaissance de beaucoup de gens de Tripoli, de la Bekaa, de Nabatieh. On a brisé les frontières que ce système a mises en place. »

Docteur en sciences politiques, Nabil El Khoury a vu son salaire dévaluer et le coût de la vie drastiquement augmenter. « J’ai eu un doctorat en France et je suis retourné au Liban en 2015. C’était un pari. J’attendais ma titularisation à l’Université libanaise [le seul établissement public du pays – ndlr] qui devait arriver en 2019 ou 2020 mais maintenant on ne sait pas ce qu’il va se passer. J’ai fait un pari perdu », constate-t-il aujourd’hui. Lui continue d’enseigner et juge toutefois la situation encore supportable soulignant le fait que « la crise n’affecte pas tout le monde de la même manière ».

Au Liban, 45 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. L’hyperinflation affecte le coût des produits de première nécessité qui sont parfois hors de portée pour les plus modestes. Selon l’Institut de consultation et de recherches (Consultation and Research Institute – CRI), le prix de la viande de bœuf a augmenté de 111 % par rapport à l’année 2019. Le prix du lait en poudre est, lui, 69 % plus cher.

« J’ai perdu plus de 50 % de mon salaire », témoigne aussi Bachar Bahsoun, activiste et membre de l’Union démocratique des jeunesses libanaises. Sa compagne, Yara Awada étudiante en physiothérapie fait face aux mêmes difficultés : « Avant, on était de la classe moyenne, maintenant on est dans la classe populaire. Beaucoup pensent à partir mais économiquement, c’est même impossible de penser à l’émigration. »

Eux aussi restent dans la rue et continuent la lutte : « L’État n’a pas de solution, rien ne changera tant qu’ils seront là. On est très fatigués mais il n’y a rien d’autre à faire que de manifester. On n’a rien à perdre. »