Armelle Mahé, membre du collectif Jeunesse au FSMI 2025
Le Forum social mondial des intersections (FSMI) nous a permis d’avoir l’honneur de rencontrer l’inspirante Kimberly Crenshaw, juriste et théoricienne afro-américaine à l’origine du concept d’intersectionnalité. Ce fut l’occasion de revenir sur la signification du concept, son intérêt dans la défense des droits humains, mais également son détournement ou même son effacement lors de son introduction en Europe. La France représente un excellent terrain d’analyse pour souligner les limites de ce concept, en pratique.
La promesse républicaine à l’épreuve de l’intersectionnalité
« La France (…) assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. »
Premier article de la constitution française en vigueur
Plus jeune, j’y ai cru dur comme fer à la promesse républicaine. Ma mère m’avait indiqué l’école comme outil d’ascension sociale le plus précieux. Et pour mettre toutes les chances de mon côté, après avoir vu les conditions scolaires de mes aînés.es dans leur établissement de secteur, elle m’avait scolarisé dans un établissement public privilégié grâce à l’adresse de ma grand-mère paternelle. Le collège Victor Hugo. Le nom et les bâtiments en pierre de taille annonçaient le prestige. Elle m’avait prévenu, « Ici, tu devras faire deux fois plus que les autres, tu devras être irréprochable, avoir de bonnes notes, être respectueuse et ponctuelle. ». Recevoir des consignes de bonne conduite, c’était normal, c’était l’éducation que j’avais reçue, mais mon cerveau n’avait pas encore pris la mesure du « tu devras faire deux fois plus que les autres ».
Puis les choses se sont révélées à moi progressivement : mes références culturelles n’étaient pas légitimes et pouvaient être sujet de moquerie de la part des élèves ou de disqualification de la part du personnel enseignant. Ma façon de parler et d’écrire me stigmatisait. Mes cheveux et ma façon de me coiffer faisaient débat. Quand je bavardais, j’étais systématiquement l’unique responsable du trouble à l’ordre public de la classe et je pouvais être menacée par le personnnel enseignant d’être renvoyée « dans ma ZEP » (Zone d’éducation prioritaire). J’ai été orientée en classe Ouverture des Possibles (ODP) sans être consultée. Et bien qu’au nom l’on pouvait être inspirés, il s’agissait en réalité d’une classe qui regroupait des élèves identifiés comme ayant des difficultés scolaires, la très grande majorité d’entre nous étaient issus de l’immigration et/ou de classe populaire. C’était une classe qui nous préparait à la voie professionnelle.
Quand l’heure de l’orientation au lycée fût venue, la conseillère d’orientation s’amusait de mon désir, visiblement irréalisable selon elle, de poursuivre ma scolarité au sein du même établissement que mes camarades de classe, en lycée général. Grâce à l’adresse magique, j’ai pu poursuivre le même parcours que mes camarades de classe, mais même si cela m’a apporté des privilèges ça ne m’a pour autant pas protégé d’autres discriminations. J’ai alors compris ce que signifiait le « deux fois plus que les autres » : il faut non seulement que je maîtrise l’univers privilégié dans lequel j’évolue, mais cela ne suffira pas, il faudra aussi que j’y excelle.
Je suis métisse. Ma mère est une femme noire immigrante en France, à présent naturalisée, mon père est un homme blanc expatrié ayant voyagé dans le monde entier, positionné sur des postes à responsabilité. Les deux sont aux antipodes de l’échelle des privilèges. Et moi, j’ai navigué dans des univers socioculturels radicalement différents, où les codes et les valeurs ne sont pas toujours les mêmes. J’ai vu les traitements différenciés qu’une femme racisée d’origine étrangère peut subir et j’ai vu les privilèges et la confiance naturelle qu’on accorde à un homme blanc.
Nommer c’est déjà commencer à considérer
Dans toute cette avalanche d’information perceptible, mais peu déchiffrable, Pierre Bourdieu, Bernard Lahire et les Pinçon-Charlot m’ont sauvé. Ça m’a permis d’appréhender les inégalités socioculturelles que j’observerai quotidiennement. Puis Kimberlé Crenshaw, bell hook et Solène Brun sont venues parfaire ma conscience intersectionnelle des inégalités en intégrant la dimension raciale, au sens de race sociale. J’ai progressivement appris à embrasser l’entièreté de mon identité tout en réalisant que c’était le regard de l’autre qui m’assignait, qui me classait et me stigmatisait. Car si j’ai passé mon enfance à me considérer comme l’égal de mes camarades, racisé.es ou non, riche ou pauvre, homme ou femme, selon la promesse républicaine, j’ai fini par comprendre que me considérer comme l’égal des autres ne suffirait pas à le rendre effectif, en pratique. Tant que mon parcours dépendra des autres, de ceux à qui l’on a donné le pouvoir de décider de qui mérite et de qui ne mérite pas ceci ou cela, et que ces personnes ne sont pas conscientes de la grille d’analyse biaisée qu’elles utilisent, alors je, nous, ne serons jamais libres. J’ai pu bénéficier après le lycée d’une classe de remise à niveau, la Classe préparatoire aux Études supérieures (CPES), uniquement accessible aux étudiant.es avec bourses*. Cette classe de remise à niveau m’a permis d’intégrer une Classe préparatoire aux Grandes écoles (CPGE), jusqu’alors inaccessible pour moi. L’usage de la discrimination positive fut un outil de réhabilitation essentiel pour poursuivre mon parcours scolaire. Aujourd’hui, la seule classe qui reconnaissait les conséquences de l’origine sociale sur la réussite scolaire et qui menait une politique d’équité face à cette problématique n’existe plus ou n’est plus soumise à condition d’être boursier.
Les défaillances intersectionnelles en France
Je tiens alors à rappeler les affaires récentes qui ont rythmé l’actualité en France afin de souligner l’importance de reconnaître les phénomènes de défaillances intersectionnelles, comme le nomme Kimberlé Crenshaw elle-même, car ces défaillances agissent sur nos parcours individuels et leur non-reconnaissance tue.
Les musulmans en France subissent un traitement inacceptable. Les femmes musulmanes voient leurs droits se restreindre progressivement : interdiction du port du foulard à l’école et dans la fonction publique (2004) et dans leur pratique sportive (2025), il leur est interdit de porter un burkini dans les piscines municipales et baignades artificielles (2022) et de porter l’abaya à l’école (2024). Elles sont également accusées d’islamisme quoiqu’elles fassent comme ce fût le cas de Léna Mahfouf ou de Rima Edbouche. Les hommes aussi sont accusés d’islamisme pour le simple port d’une barbe et d’un bonnet comme il est arrivé à Merwane Benlazar. Pire encore, on les tue pour leur appartenance religieuse comme ce fût le cas d’Aboubacar Cissé (2025). D’autres pour leur origine ethnique comme pour Hichem Miraoui (2025).
Plus largement, les hommes racisés et notamment lorsqu’ils vivent en quartier populaire, représentent la cible privilégiée des violences policières : Zyed Benna et Bouna Traoré (2005), Adama Traoré (2016), de Théo Luhaka (2017), de Cédric Chouviat (2020) et plus récemment le jeune Nahel Merzouk (2023), et il ne s’agit que des affaires les plus médiatisées. Les femmes noires sont, quant à elles, non seulement maltraitées par les services de santé a en mourir (qui se révèle à travers le concept de « syndrome méditerranéen ») comme ce fût le cas de Naomie Musenga (2017) ou encore d’Anissa Karamoko (2023), mais également victime de l’imbrication d’une misogynie racialisée (mysoginoire) comme l’ont vécue Aya Nakamura, Ebony et plusieurs actrices noires (cf. Noire n’est pas mon métier d’Aïssa Maïga).
Le tout sans compter les discriminations à l’embauche, à l’accès à un logement et un logement digne, aux aides sociales et la discrimination supplémentaire que subissent les personnes en situation irrégulière.
Pour dépasser ces défaillances intersectionnelles de plus en plus prégnantes, il ne reste d’autre choix à la France que de décoloniser ses politiques publiques et d’user de la grille d’analyse que représente l’intersectionnalité.