Samir Saul[1]
Au début des années 1990 apparaît une idée aussi curieuse que suspecte voulant que les civilisations mondiales soient en état de conflit permanent. Cette lutte entre civilisations, considérées comme des ensembles immuables à substrat religieux, déboucherait sur des guerres. Conçue pour le règne animal, la théorie darwinienne a été détournée vers la société humaine à la fin du XIXe siècle (darwinisme social) a vue de légitimer l’inégalité sociale, les affirmations de supériorité « raciale », l’expansion coloniale et la guerre inter-impérialiste pour la domination mondiale. Un « bloc chrétien » occidental serait en face à face hostile avec tous les autres, en particulier « l’islam », pris comme un bloc, et la civilisation chinoise. Ainsi sont mis de l’avant une vision du monde, une interprétation de son évolution et un programme qui pénètrent dans les esprits grâce à la formule « choc des civilisations ».
Imposer la suprématie américaine
Au lendemain de la disparition de l’adversaire soviétique, deux voies sont tracées. L’une et l’autre postulent le néolibéralisme économique mondialisant et un monde unipolaire centré sur la primauté américaine. La première est optimiste, libérale et cosmopolite. Saluant un triomphe jugé définitif des États-Unis et du capitalisme, elle préfigure le « nouvel ordre mondial » de George Bush père et proclame rien de moins que « la fin de l’histoire » (Francis Fukuyama). La seconde, le « choc des civilisations », fait surface en 1993. L’expression est de Samuel Huntington, universitaire longtemps à l’emploi du gouvernement américain. La formule répond à un besoin américain. L’arrêt de la guerre froide ayant privé les États-Unis d’ennemis officiels, il fallait en fabriquer afin de faciliter le recours à la force et les nouvelles conquêtes. Pessimiste, conservatrice et « identitaire », la formule théorise les nouveaux conflits, la fixation sur l’islam faisant office d’idéologie de remplacement de l’antisoviétisme. La notion de « choc des civilisations » arrive à point nommé pour sous-tendre le courant néoconservateur qui a le vent dans les voiles. Son programme consiste à profiter de l’éclipse du rival soviétique pour instaurer manu militari la prédominance de l’« unique superpuissance » partout dans le monde. Huntington fournit le mot d’ordre et le courant libéral, les alibis idéalistes (« diffusion de la démocratie », « promotion des droits humains », « libération » par l’intervention armée, « ingérence humanitaire », « protection des civils », « défense des femmes », etc.). Le modèle renvoie aux impérialismes des siècles derniers, qui prétendaient répandre les bienfaits de « la civilisation » à coups de canons.
Contexte
Les tenants des chocs civilisationnels s’activent dans une conjoncture historique de reflux des courants progressistes. Dans les pays du Nord, les projets collectifs s’étiolent, alors que renaît un libéralisme économique pourtant discrédité depuis la grande dépression. À l’Est, le modèle soviétique est à bout de souffle. Au Sud, les espoirs de développement économique, liés à la décolonisation, ne se sont pas réalisés. Dans les pays arabes, l’impasse du nationalisme et les assauts américano-israéliens mettent à mal la confiance en l’avenir et l’idée même d’État-nation ; le désarroi ouvre le chemin à une montée de l’islamisme politique. Au Nord, la pensée unique vide de leur substance vie intellectuelle et vie politique. Alors que le manque de prise sur le mouvement de l’histoire empêche l’élaboration de programmes à l’échelle de la collectivité, les causes parcellaires à caractère sociétal, moral, écologique, communautaire, etc., prolifèrent. Tout concourt à une vision moralisante, réductionniste et souvent binaire d’un monde détaché de ses bases socioéconomiques et des rapports de force politiques. La carence en idées laisse le champ libre aux croyances de tout acabit. L’accent sur les « valeurs » (emprunt à la droite étasunienne) fait le lit des conceptions essentialistes, identitaires ou particularistes à caractère ethnique ou confessionnel. Dans les pays arabes, le rôle d’opposants à des régimes ankylosés échoit principalement aux islamistes. Leurs préoccupations n’en sont pas moins relatives aux « valeurs » et à l’« authenticité », plutôt qu’à l’examen de la situation socioéconomique et politique. Partout, la société civile et l’État national, non ethnique et non confessionnel sont soumis à des pressions et des tensions.
“Civilisationnisme” et laïcité
La « sauvegarde de la civilisation (judéo)chrétienne » est recyclée en croisade pour une laïcité est dénaturée et dévoyée : de principe d’inclusion, elle est transformée en gourdin d’exclusion. Alors qu’une promotion de la laïcité exempte d’arrière-pensées xénophobes adopterait une pédagogie par l’exemple, celle mise de l’avant privilégie l’approche répressive, punitive, accusatrice, injurieuse, dénigrante qui n’accomplit rien d’autre que de rendre rebutant le laïcisme et de provoquer le repli identitaire et l’exacerbation de l’altérité. Fanatique, ce catéchisme « laïc » voue aux gémonies un groupe en particulier et ressemble à s’y méprendre à de la xénophobie. L’ostracisme envers une minorité se pare même des dehors d’un combat pour les idées universalistes et, du coup, les islamophobes se retranchent derrière « la liberté d’expression » et « le droit de blasphémer ». Sélectives, ces prérogatives ne valent que contre l’islam.
Sous l’égide néoconservatrice
Synthèse de courants distincts, le « choc des civilisations » est une conception du monde qui s’adjoint une stratégie multifonctions. L’engin est à double détente : machine de guerre sur le plan international, levier de discorde sur le plan intérieur. À l’extérieur se succèdent invasions, occupations, guerres ethniques ou confessionnelles, démantèlements de pays, « regime change » et coups d’État déguisés en « révolutions ». Le but est d’éliminer les obstacles à un monde unipolaire, de mettre au pas les récalcitrants et de placer de nouveaux espaces à la disposition du capitalisme occidental. À l’interne, la carte identitaire est jouée à fond. En plus de polémiques à grand renfort de publicité, des incidents triviaux sont montés en épingle et mis en scène. Tout y passe : affaires de foulard, de « jupe islamique », de repas halal à la cantine et de « burkini » à la piscine. Clivant, l’effet de ce « défouloir civilisationnel » est de tout réduire à des « valeurs » – comme ici avec la Charte des valeurs – et de conférer une impulsion sensible à la communautarisation, à la confessionnalisation et à l’ethnicisation de la collectivité. Désintégrateur du tissu social et de l’unicité nationale, le « choc des civilisations » permet d’essentialiser à tout va et de détourner l’attention des questions socioéconomiques et politiques. Les luttes de civilisations servent ainsi d’antidote aux luttes de classes, aux rapports de pouvoirs, aux inégalités sociales. Cette fonction dérivative n’est pas le moindre de leurs avantages comme outil d’enrayage et de désamorçage des mouvements de contestation.
[1] Extraits d’un texte paru dans la Revue Relations en novembre 2015