Nathalie Guay et Julien Laflamme[1]
Échec de l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en 1997, bataille de Seattle contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1999, Sommet des peuples à Québec en 2001, échec de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) en 2005. Autant d’événements qui ont ponctué la résistance au libre-échange au cours des dernières décennies et qui ont permis l’identification des acteurs de la mondialisation néolibérale, à l’œuvre dans le cadre de négociations commerciales opaques, sinon secrètes. Ces mobilisations ont contribué significativement à l’émergence du mouvement altermondialiste à travers l’apparition de nouveaux réseaux, le travail en commun au sein d’alliances diversifiées, l’organisation d’événements d’envergure où l’on a élaboré une vision alternative de l’intégration vue par et pour les peuples. De nos jours cependant, le Canada signe plus de traités commerciaux que jamais. Pourtant les négociations se déroulent dans une indifférence presque totale. Il est certain que les médias ne permettent pas de saisir l’ampleur de la résistance aux accords commerciaux. Mais il est évident que l’opposition des dernières années au libre-échange n’est plus ce qu’elle a déjà été. Dans ce texte, nous tenterons d’identifier les facteurs en cause.
L’opposition au libre-échange en Amérique du Nord
En 1982, le gouvernement fédéral met sur pied la Commission McDonald. Dans le sillon de la récession de 1981-1982, la Commission propose la négociation d’un accord commercial avec les États-Unis, et, plus généralement, appelle à des réformes structurelles d’inspiration néolibérale : dérèglementation, délaissement des politiques économiques interventionnistes, révision de la fiscalité, privatisation de sociétés d’État, assouplissement du contrôle des investissements étrangers, réforme de l’assurance-chômage, etc. Le gouvernement conservateur de Brian Mulroney s’en inspirera et négociera l’Accord de libre-échange canado-américain. Au Québec, les centrales syndicales créent, avec l’Union des producteurs agricoles (UPA), la Coalition québécoise d’opposition au libre-échange. Parallèlement, en 1985, apparaît Solidarité populaire Québec (SPQ), une coalition très large composée des mouvements syndicaux, populaires, étudiants, féministes et communautaires. SPQ s’affirme comme le porteur d’un projet de société basée sur la souveraineté populaire et la solidarité tout en ayant un volet international, ce qui l’amène à jouer un rôle pour rassembler de nombreux acteurs autour des questions commerciales.
À l’époque, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) produit des analyses rigoureuses des principaux secteurs économiques québécois qui laissent entrevoir des lendemains extrêmement difficiles pour plusieurs secteurs manufacturiers face à la concurrence américaine. On craint également une dégradation du niveau de protection sociale. Malheureusement, la suite donnera raison aux opposants. Dès le début de l’Accord canado-américain, le département américain du Commerce exerce d’énormes pressions contre des politiques canadiennes : subventions pour les pêches, pour le développement régional, etc. En plus, et de sa propre initiative, le Canada procède à des modifications législatives se conformant à l’avance aux nouvelles restrictions de l’accord (modification de la Loi sur l’investissement étranger et de la Loi sur la concurrence, notamment).
Lors des élections de 1988, où le libre-échange est un enjeu électoral, les conservateurs l’emportent, ce qui conduit à la signature de l’accord avec les États-Unis. Fait à noter, la victoire de Mulroney est acquise en partie grâce aux votes du Québec, où 63 des 169 députés conservateurs sont élus. En effet, les partis politiques et les entrepreneurs québécois sont favorables au libre-échange, car ils estiment que cela permettra de développer un axe commercial alternatif au circuit canadien. Bernard Landry et Jacques Parizeau amènent le Parti québécois (PQ) à appuyer le projet, afin, disent-ils, de réduire la dépendance de l’économie québécoise au marché canadien, et d’amoindrir ainsi le rapport de force du Canada dans l’éventualité de l’indépendance.
L’accord tout juste entré en vigueur, on annonce la négociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) qui inclut, outre le Canada et les États-Unis, le Mexique. L’ALÉNA génère un mouvement d’opposition important aux États-Unis. Au Mexique, les mouvements sociaux créent le Réseau mexicain d’action face au libre-échange. Les réseaux québécois et canadiens déjà actifs organisent plusieurs rencontres. Les organisations du Nord craignent d’importantes délocalisations vers le Mexique où les coûts de production sont moins élevés en raison des législations défavorables aux travailleurs et aux travailleuses et laxistes sur le plan de l’environnement. C’est d’ailleurs sur cette base que le Parti démocrate américain, poussé par sa base syndicale, impose l’introduction d’accords parallèles sur l’environnement et le travail.
À travers ces luttes, l’analyse du modèle néolibéral s’approfondit. Le travail de proposition alternative émerge et les alliances gagnent des adeptes à l’extérieur du mouvement syndical. Les groupes opposés à l’ALÉNA revendiquent la démocratisation des politiques commerciales internationales, la subordination de la libéralisation des marchés au développement durable et l’institutionnalisation d’une dimension sociale, dont une charte sociale basée sur des normes sociales et environnementales contraignantes ainsi qu’un fonds structurel destiné à soutenir les régions et pays plus pauvres. Encore une fois, l’ALÉNA occupe une place importante lors des élections fédérales de 1993. Le PLC qui promet de renégocier les aspects les plus contestés de l’accord est porté au pouvoir, mais aussitôt élu, il endosse la mise en œuvre de l’ALÉNA le 1er janvier 1994, sans modification significative. Au même moment, le monde assiste à l’insurrection des zapatistes, un événement loin d’être anodin dans l’opposition au néolibéralisme et l’émergence de l’altermondialisme.
Le lourd héritage de l’ALÉNA
L’ALÉNA, en fin de compte, redéfinit le libre-échange. Sous prétexte de s’attaquer aux « obstacles indirects » au commerce, en intervenant dans de nouveaux champs (marchés publics fédéraux, investissement, services financiers, concurrence et monopoles d’État, etc.), elle accorde une prédominance aux intérêts des multinationales et des investisseurs qui passent avant l’intérêt public. Le legs le plus marquant de l’ALÉNA est sans contredit le chapitre 11 sur l’investissement. Même si des exceptions existent, les gouvernements doivent renoncer à certaines politiques pour créer des emplois et renforcer certaines structures industrielles en imposant par exemple aux entreprises la transformation locale des ressources, l’achat local, l’adoption ou le transfert de technologies particulières, etc. Cependant, le changement le plus important est le fait que les entreprises ont maintenant la possibilité de poursuivre les États qui adoptent des politiques publiques allant à l’encontre de leur « droit » au profit. Par exemple, en 2010, le Québec vote un moratoire sur la prospection et l’extraction de gaz et de pétrole dans l’estuaire du Saint-Laurent. La compagnie albertaine Lone Pine Resources, qui se fait passer pour un investisseur étranger grâce à son enregistrement au Delaware, intente une poursuite de 250 millions de dollars contre le Canada en vertu du chapitre 11.
L’échec de la ZLÉA
L’encre du texte de l’ALÉNA est à peine sèche que l’on annonce déjà la négociation de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA). Les réseaux du Québec[2], du Canada, des États-Unis et du Mexique lancent alors un appel aux mouvements de l’ensemble des Amériques. En 1997, la première grande rencontre des réseaux a lieu au Brésil. Deux ans plus tard, l’Alliance sociale continentale (ASC) est créée. L’une des stratégies préconisées par l’ASC est l’organisation de sommets des peuples, en parallèle des sommets des chefs d’État. Lors du premier sommet populaire à Santiago en 1998, les mouvements se lancent dans la rédaction d’une véritable contre-proposition à la ZLÉA : Des alternatives pour les Amériques.
Plus tard survient le Sommet des peuples à Québec en avril 2001, qui marque lourdement l’imaginaire des organisations québécoises, en plus d’atteindre une notoriété internationale. Il contribue évidemment à faire de la ZLÉA un sujet d’actualité. Le travail d’éducation populaire effectué avant le Sommet, sous le chapeau de SPQ, du Réseau québécois sur l’intégration continentale, de SalAMI et d’ATTAC-Québec, appuyé par les organisations syndicales, participe à la mobilisation de plus de 60 000 personnes dans les rues de Québec. En 2002, les mobilisations se poursuivent lors du deuxième Forum social mondial à Porto Alegre (Brésil). L’ASC lance la consulta qui se veut une large opération d’éducation populaire sur les enjeux de la ZLÉA devant mener à une forme de vote populaire. Le succès est variable selon les régions, mais il n’est pas démenti au Québec où 64 500 personnes s’expriment contre la ZLÉA. Au Brésil, dix millions de personnes participent à un référendum populaire contre la ZLÉA. Plus tard, l’action des mouvements sociaux des Amériques est relayée par l’élection de gouvernements progressistes, notamment au Brésil. Néanmoins, la victoire des uns est aussi un repli stratégique des autres. Dès la rencontre ministérielle de Miami en 2003, on semble admettre que l’intégration des économies dans les Amériques progressera par la voie des accords bilatéraux.
Enjeux actuels
On compte aujourd’hui plus de 400 accords bilatéraux dans le monde (contre 10 en 1990) et environ 3000 accords de protection des investissements. Le Canada n’est pas en reste, ayant signé des accords avec 11 pays depuis l’ALÉNA, en plus de 26 accords sur la promotion et la protection des investissements étrangers (APIE). La multiplication des accords n’est pas étrangère aux difficultés des négociations multilatérales, dont l’échec historique de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), négocié dans le secret à l’OCDE, puis de la relative stagnation des négociations à l’OMC durant le cycle de Doha. Entre-temps, les mouvements sociaux continuent à être actifs. Par contre, les réseaux doivent intervenir sur plusieurs enjeux à la fois, avec moins d’alliés pour chaque bataille et plusieurs alliances à entretenir. Les mouvements sociaux québécois ont également eu à composer à partir de 2003 avec l’arrivée du gouvernement Charest et la « réingénierie » de l’État. On observe alors un recentrage des priorités à l’endroit des combats sur les enjeux locaux, ce qui rend plus difficile la mobilisation sur les enjeux internationaux.
Plus récemment, la négociation d’accords plurilatéraux d’envergure, dits de deuxième génération, remet les accords commerciaux à l’ordre du jour. Le Partenariat transpacifique (PTP) est l’exemple le plus évident de cette dynamique[3]. En Amérique du Nord, le PTP aura le double effet de réformer l’ALÉNA pour en approfondir la portée sur les politiques nationales, et d’élargir son envergure, pour y inclure des États de l’Asie-Pacifique et de l’Amérique latine. L’Accord économique et commercial global Canada-Union européenne (AÉCG) participe également de cette mouvance suprarégionale, alors que les États-Unis négocient séparément avec l’Europe. L’AÉCG est en voie d’instituer le chapitre sur l’investissement le plus favorable aux entreprises que le Canada n’ait jamais signé. Si on se fie aux documents, des risques inédits de poursuites par les multinationales vont émerger. De plus, les négociateurs ont prévu une clause « zombie », qui protégera les droits des multinationales en matière d’investissement pendant 20 ans au-delà d’une éventuelle cessation de l’accord. Même d’un point de vue strictement commercial, l’accord se justifie difficilement, notamment parce que le déficit commercial du Canada par rapport à l’Union européenne se creusera encore davantage. Dans les rares secteurs économiques où le Québec possède un avantage comparatif avec l’Europe, les tarifs douaniers sont soit déjà nuls (secteur minier, pâtes et papiers) ou très inférieurs à la moyenne (première transformation des métaux, incluant l’aluminium). L’ouverture commerciale s’effectuera donc essentiellement dans les secteurs où le Québec a plus à perdre qu’à gagner.
Comment résister ?
L’intégration économique est donc en train de s’approfondir, sans pour autant générer un niveau d’analyse critique suffisant en dehors des réseaux mobilisés. Sur la scène politique et médiatique, la presque totalité des analystes répète que l’ALÉNA est une très bonne chose pour l’économie québécoise et canadienne et que l’accord avec l’Europe sera une véritable manne, donnant accès à un marché de 500 millions de personnes.
Les réseaux d’Amérique du Nord ont faitun bilan des vingt ans de l’ALÉNA. L’objectif était de procéder à une analyse rigoureuse, de façon à contrer ce discours jovialiste. Le constat est le même dans chaque pays : les droits de la personne et syndicaux ont reculé, beaucoup d’emplois de qualité ont été détruits (un million aux États-Unis !), les inégalités ont augmenté. Au Québec, le libre marché et la concurrence nord-américaine n’ont pas rempli leurs promesses sur la performance économique et la création d’emplois de qualité. Les emplois créés l’ont été en majorité dans les secteurs des services non soumis à la concurrence, où les salaires sont plus faibles que la moyenne. Les mécanismes de protection des investisseurs ont fait perdre des millions de dollars aux trésors publics et ont freiné, par crainte de poursuite, l’adoption d’un nombre inconnu de politiques destinées à protéger l’intérêt public et l’environnement.
Les enjeux soulevés sont pourtant suffisamment préoccupants pour générer plusieurs débats. Mais nous constatons que le RQIC et ses organisations membres se sont retrouvés bien seuls pour remettre en question les bienfaits de l’accord, et surtout exiger la publication des textes ainsi qu’un large débat public. L’opinion publique est moins facile à sensibiliser. Dans l’espace canadien, où plusieurs groupes sont toujours actifs sur la question, les négociations provoquent peu d’émoi. Le NPD, qui avait une position très critique sur les accords commerciaux, accueille favorablement l’évolution des négociations avec l’Europe.
[1] Extraits d’un texte publié par Nouveaux Cahiers du socialisme – No 13 – Hiver 2015.
[2] La coalition québécoise s’est élargie au-delà des centrales syndicales et a adopté sa dénomination actuelle, le Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC).
[3] Participent à cette négociation plusieurs pays : Canada, États-Unis, Mexique, Australie, Brunei, Chili, Japon, Malaisie, Nouvelle-Zélande, Pérou, Singapour, Vietnam.