Sophie Bessis, Possibles (Attac France), 11 juin 2021
Dix ans après les soulèvements de 2011 qui ont semblé lui ouvrir une nouvelle ère, l’heure dans le monde arabe est aux bilans. Du fait de la situation chaotique régnant dans les pays qui s’étaient embrasés à l’époque, ils ne sont pas brillants. La Syrie est dans un tel état de ruine que certains vont jusqu’à douter de la pérennité de son existence. Le Yémen est prisonnier d’une guerre sans merci que se font l’Iran et l’Arabie saoudite par acteurs locaux interposés. Malgré les tentatives répétées d’y ramener un minimum d’ordre et d’État, la Libye n’en a pas fini avec le règne de milices concurrentes, tentées pour certaines par une partition de fait du pays.
Ailleurs, la contre-révolution menée par les pétromonarchies du Golfe a réduit à néant d’autres tentatives de démocratisation. C’est le cas du Bahreïn où une intervention militaire saoudo-émiratie a restauré dès mars 2011 la toute-puissance de la famille régnante locale. En Égypte, le coup d’État perpétré en juillet 2013 par le général Sissi a reçu un soutien décisif de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, notamment sur le plan financier. Il a également bénéficié de la neutralité bienveillante des puissances européennes et des États-Unis. Au Maghreb central, la Tunisie, seul pays qui semblait entré dans un véritable processus de démocratisation, est plongée dans une crise socio-économique et politique qui compromet l’avenir de cette transition.
Faut-il pour autant enterrer ces « printemps arabes » qui se seraient limités à d’éphémères insurrections populaires génératrices de chaos ou suivies par de brutales restaurations autoritaires ? Ce serait aller trop vite en besogne, car les ondes de choc de ces révolutions – appelons-les ainsi même si ce terme est contesté par certains analystes – n’ont pas fini de produire leurs effets. En 2011, malgré les tragédies qui s’y sont déroulées depuis, cette partie du monde est entrée dans une nouvelle séquence de son histoire. En dépit des sanglantes répressions dont elles ont été un peu partout les victimes, en dépit aussi de la captation des soulèvements par des partis islamistes ou par d’importantes forces jihadistes qui ont mis des régions entières à feu et à sang, les populations qui se sont soulevées contre leurs dictatures n’ont pas abandonné leur demande de démocratie politique et de justice sociale. Les répliques récentes du séisme de 2011 montrent à l’évidence que la séquence ne s’est pas refermée. L’année 2019 a vu en effet de gigantesques soulèvements se produire du Soudan à l’Irak et du Liban à l’Algérie, avec les mêmes revendications qu’en 2011, avant qu’ils ne soient freinés par la pandémie du Covid-19, véritable effet d’aubaine pour les régimes menacés. Au Soudan, la mobilisation de la population et la maturité politique de ceux et celles qui en ont assuré la coordination ont permis de mettre fin à la dictature militaro-islamiste du général Omar El Bechir, au pouvoir depuis 1989. Un gouvernement de transition a été mis en place, fruit d’un laborieux compromis avec les membres de l’ancien régime et incluant certains d’entre eux, qui tente de sortir de l’ornière un pays sinistré par des décennies de corruption et de gabegie, par de sévères sanctions américaines, et amputé de ses régions pétrolières par la partition ayant donné naissance à l’État du Soudan du Sud. En revanche, les logiques mortifères gouvernant l’Irak et le Liban n’ont pas été ébranlées par les contestations massives que leurs régimes ont connues.
Le monde dit arabe n’est pas, toutefois, fait d’un seul tenant, et les régions qui le composent présentent des différences qui expliquent en grande partie la diversité de leurs trajectoires. À cet égard, le Maghreb central se distingue du Moyen-Orient par une série de caractères qu’il convient de prendre en compte. Situé à l’écart des conflits incendiaires moyen-orientaux, comptant des pays où l’ancienneté de l’État et des frontières a favorisé un continuum historique inconnu au Machrek, son histoire post-coloniale se distingue par une relative stabilité, même si elle a été entrecoupée d’épisodes sanglants comme en Algérie. Cela permet de comprendre qu’au cours des dix dernières années, seule la Tunisie a connu un changement de régime sans pour autant sombrer dans le chaos, tandis que les régimes de l’Algérie et du Maroc, un moment ébranlés par la contestation, ont repris pour un temps les choses en main.
Le 14 janvier 2011, les Tunisiennes et les Tunisiens congédient leur autocrate, Zine El Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 1987. La révolte est partie des régions les plus déshéritées du pays avant de rejoindre les grandes villes côtières et la capitale et a eu pour principales revendications l’amélioration des conditions de vie, l’emploi, la fin de la corruption et la « dignité nationale ». Très vite, cependant, les demandes de liberté et de démocratie, portées par d’autres couches sociales et d’autres acteurs, ont pris le pas sur les exigences sociales, entamant une transition qui a surtout porté sur le changement de nature du régime. Au terme de trois années de fortes turbulences politiques engendrées par les errements du gouvernement dirigé par le parti islamiste Ennahdha, une nouvelle constitution est adoptée en janvier 2014 qui, en sus de la garantie des libertés fondamentales, inscrit dans le marbre le droit au travail, au logement, à un environnement sain, à l’égalité entre les régions, bref à une vie meilleure pour tous. Mais, au cours des années suivantes, une forte instabilité gouvernementale provoquée par les rivalités entre les deux têtes de l’exécutif – président de la République et chef du gouvernement –, le retour dans les sphères du pouvoir de nombreux caciques de l’ancien régime, la culture économiquement libérale de la majorité du personnel politique et la médiocrité de ce dernier, essentiellement accaparé par les luttes de pouvoir, ont fait oublier aux équipes dirigeantes successives les raisons pour lesquelles la population s’était soulevée. Du fait de l’absence totale de vision de l’avenir au sommet de l’État, de la poursuite des pratiques clientélistes, de l’aggravation de la corruption et de la contrebande transfrontalière, la situation socio-économique n’a cessé de se détériorer depuis 2011. La violence jihadiste qui s’est installée dans le pays à partir de 2013 et les attentats qui ont suivi ont donné un coup d’arrêt au tourisme, un des plus gros pourvoyeurs d’emplois du pays. À la veille de la pandémie du Covid-19, la dette atteignait déjà plus de 80 % du PNB contre moins de 50 % en 2010, le problème n’étant pas tant dans son ampleur que dans le fait qu’elle n’a servi qu’aux seules dépenses budgétaires. Les déficits se sont également creusés tandis que le chômage a augmenté, surtout celui des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur, le marché de l’emploi en panne étant incapable de les absorber. Coincés entre les injonctions du FMI dont les recettes n’ont pas changé et des revendications sociales qui se sont traduites par des grèves et des occupations immobilisant la production de pétrole et de phosphates, deux ressources importantes, les autorités ont satisfait ponctuellement les exigences des contestataires sans s’attaquer aux racines des maux du pays.
La situation a continué de se détériorer et n’a reçu, lors des élections présidentielles et législatives d’octobre 2019 que des réponses politiques de type populiste ne proposant aucun programme sérieux de sortie de crise. Résultat, en janvier 2021, le dixième anniversaire de la révolution a été marqué par d’importantes manifestations de jeunes des régions déshéritées et des quartiers populaires des grandes villes, tournant plus d’une fois à l’émeute. Incapable de proposer des solutions crédibles à la dégradation des conditions de vie des couches populaires, le gouvernement a réagi par une répression inédite depuis la chute de la dictature, montrant qu’il était incapable d’apporter une réponse autre que sécuritaire aux revendications des manifestants. Il apparaît difficile, à court terme, de les satisfaire, vu l’ampleur de la stagnation économique, marquée entre autres par une désindustrialisation massive et une chute spectaculaire des investissements tant nationaux qu’étrangers. Et il y a fort à craindre que, dépourvue de relais et parfois instrumentalisée par des entrepreneurs politiques pour la satisfaction de leurs propres ambitions, cette jeunesse ne voie que dans la violence ou l’émigration une échappée à son désespoir.
Si la Tunisie s’est sans doute engagée dans un processus de démocratisation semé d’embûches mais réel, sa situation économique et sociale demande un changement de paradigme l’éloignant des recettes qui ont fait la preuve de leur inefficacité, mais qui continuent d’être prônées par sa classe politique comme par ses partenaires extérieurs. Ces derniers, en particulier l’Union européenne et les institutions financières internationales, maintiennent pour l’heure le pays hors de l’eau, car un chaos tunisien pourrait engendrer une catastrophe régionale, sans pour autant lui fournir les moyens d’une véritable sortie de crise.
L’Algérie et le Maroc n’ont pas connu, pour leur part, de changement de régime en 2011. En Algérie, le pouvoir a prévenu la contestation qui risquait de s’étendre en achetant la paix sociale grâce au cours alors élevé des hydrocarbures, et en agitant le spectre du chaos devant une population encore traumatisée par les sanglantes « années noires » de la décennie 1990. Les « décideurs » militaires et les oligarques de l’entourage du président Bouteflika ont pu poursuivre leurs pratiques prébendières et continuer à s’enrichir sur le dos d’un pays caractérisé par son addiction aux hydrocarbures, par la très faible diversité de son tissu économique et par sa dépendance alimentaire quasi totale vis-à-vis de l’étranger. Les années 2010 ont été ponctuées de jacqueries localisées dans plusieurs régions sans cependant s’étendre à l’ensemble du pays.
La conjoncture a cependant changé en 2018. Sur le plan socio-économique, la chute des prix des hydrocarbures a mis un frein aux stratégies redistributives limitées, clientélistes, mais réelles des années précédentes. Sur le plan politique, l’annonce de la candidature à un cinquième mandat d’un président Bouteflika grabataire et dans l’incapacité de gouverner a mis le feu aux poudres. Dès février 2019, des millions d’Algériennes et d’Algériens descendaient dans les rues de toutes les villes du pays pour crier leur refus du cinquième mandat et de la mainmise des militaires sur le pays depuis l’indépendance. Pendant un an, jusqu’au coup d’arrêt donné par la pandémie en mars 2020, les manifestations massives se sont poursuivies malgré l’éviction de Bouteflika par l’armée, soucieuse de se débarrasser d’un homme qui était devenu un boulet. L’élection en février 2020 à la magistrature suprême d’Abdelmadjid Tebboune, candidat du tout-puissant chef de l’état-major, avec une participation électorale très faible, n’a pas mis fin à la protestation. Le pouvoir y a répondu par l’arrestation et la détention des principales figures du mouvement, ainsi que d’un grand nombre de journalistes indépendants et d’activistes de la société civile. En février 2021, soit deux ans après le début du mouvement appelé Hirak de son nom arabe, les manifestations de rue ont repris pour dénoncer l’immobilisme du régime, toujours dirigé par l’institution militaire. Si les revendications politiques y sont toujours prioritaires, rythmées par le slogan « État civil et non militaire », la situation sociale continue de se dégrader avec une économie incapable d’absorber la demande additionnelle d’emplois de plusieurs centaines de milliers de jeunes arrivant chaque année sur le marché du travail. Entre immobilisme au sommet, exaspération d’une population aspirant selon ses propres mots à « une seconde indépendance » et stagnation des prix pétroliers, l’Algérie n’est pas à l’abri d’une crise sociale d’ampleur. Il convient en effet de se souvenir que toutes les secousses sociales qu’a connues ce pays aux richesses non négligeables mais kidnappées par une étroite oligarchie ont été consécutives à une stagnation ou à une baisse des ressources tirées des hydrocarbures. Ici aussi, il est bien difficile de lire l’avenir.
Réputé pour sa stabilité et le caractère inamovible de sa monarchie, le Maroc n’en est pas moins secoué depuis dix ans par des vagues contestataires auxquelles le pouvoir a donné des réponses successives différentes. Comme le régime algérien voisin, il a craint en 2011 l’effet de contagion des printemps arabes, d’autant qu’un puissant vent contestataire a soufflé sur le pays, incarné par le « mouvement du 20 février ». Le roi Mohamed VI y a répondu par la promesse d’importantes réformes, notamment politiques. Une nouvelle constitution, jetant les bases d’une monarchie constitutionnelle, a été adoptée par référendum dès juillet 2011, et les élections législatives de novembre 2011 ont assuré la victoire du parti islamiste de la Justice et du Développement, portant son chef à la tête du gouvernement. La réalité du pouvoir reste cependant détenue par le monarque, le gouvernement ne jouant dans ce pays que le rôle d’exécutant des orientations définies par le trône. Sociétalement conservateurs et économiquement libéraux, les islamistes qui dirigent le gouvernement depuis dix ans ne se sont en outre attaqués à aucun des problèmes économiques et sociaux que connaît un pays dans lequel les conditions de vie n’ont cessé de se détériorer pour les couches les plus précaires et les régions défavorisées.
Résultat de cet immobilisme politique et socio-économique, le pouvoir s’est vu contesté par une série de mouvements dont le plus important a été le Hirak du Rif, vaste région marginalisée située au nord du royaume. Le soulèvement populaire qui a démarré en 2016, d’une ampleur inédite depuis des années, a été présenté comme la tentative de sédition d’un Rif traditionnellement rebelle au pouvoir central, et traité sur le mode exclusivement sécuritaire. Son leader le plus connu a été condamné à vingt ans de prison. Les 53 animateurs du mouvement ont écopé de 300 ans de prison cumulés lors de leur retentissant procès en 2018. Depuis, le régime marocain a clos une séquence relativement libérale de sa pratique politique en accentuant la répression contre tous les porteurs d’une parole critique. Journalistes, figures de la société civile, intellectuels contestataires, acteurs sociaux ont recommencé à remplir les prisons qui s’étaient vidées durant la première décennie du règne de Mohamed VI.
Alors que le silence est imposé à la population et aux corps intermédiaires susceptibles de porter ses revendications, aucun des problèmes auxquels est confronté le pays n’est en passe d’être réglé. La défaillance du système éducatif et l’extrême concentration de la richesse y ont accru les inégalités dans des proportions devenues insupportables, et les quelques réalisations spectaculaires des dernières années, comme le TGV Tanger-Casablanca réalisé par des entreprises françaises, n’ont pas mis fin aux disparités régionales.
Le Maroc jouit cependant d’une rente politique à l’extérieur, de loin plus importante que celle de ses voisins, et qui n’est pas près de s’affaiblir. Allié privilégié de la France et des États-Unis au Maghreb, il a renforcé sa position auprès de ses partenaires européens en opérant un retournement complet de sa politique migratoire : alors qu’au début des années 2010 il s’était caractérisé par une politique relativement libérale et la régularisation de plusieurs dizaines de milliers d’immigrés subsahariens, il multiplie depuis 2018 les expulsions, tout en satisfaisant aux conditions européennes de contrôle des flux migratoires sur son propre sol. Du côté américain, la normalisation des relations du royaume avec l’État d’Israël lui rapporte d’incontestables dividendes dans bien des domaines. Cette sorte d’assurance-vie qui protège le trône chérifien lui donne une marge de manœuvre dont bénéficient peu d’États de la région.
Douloureuse transition tunisienne, immobilisme du régime militaire algérien porteur de toutes les incertitudes, stabilité marocaine en trompe-l’œil, l’observation du Maghreb central dix ans après la vague contestataire de 2011 offre aujourd’hui bien peu de visibilité, sinon celle de la frustration croissante de populations auxquelles on a beaucoup promis et peu offert. Contrairement à un Moyen-Orient devenu le théâtre de toutes les tragédies contemporaines, le couchant du monde arabe reste d’un calme relatif et les mouvements protestataires qui s’y multiplient demeurent pacifiques. Faute de recevoir des débuts de solution, ce pourrait n’être pas éternellement le cas.
À propos de l’auteur/trice
Sophie Bessis est historienne franco-tunisienne, spécialiste du Maghreb, dont le dernier ouvrage est Histoire de la Tunisie : de Carthage à nos jours, Paris, Tallandier, 2019.