Mai 68, la mémoire et l’oubli

 

Extraits du livre de Kristin Ross « Mai 68 et ses vies ultérieures », coédité par Complexe et « Le Monde diplomatique ».

Comment donc en sommes-nous arrivés à ce consensus autour de Mai 68, qui n’est plus perçu que comme une sympathique « révolte de jeunes » aux accents poétiques, ou comme une mutation du style de vie ? La réponse se trouve dans les formes narratives adoptées par l’histoire officielle, qui, le plus souvent, enserrent étroitement l’événement, le réduisant alors à la portion congrue. La première de ces stratégies, la réduction temporelle, interprète littéralement l’expression « Mai 68 » comme « ce qui s’est produit pendant le mois de mai 1968 », abrégeant ainsi considérablement la chronologie des événements. Selon cette optique, « Mai 68 » commence le 3 mai, lorsque les forces de l’ordre appelées à la Sorbonne procèdent aux premières arrestations d’étudiants, ce qui déclenche de violentes manifestations populaires dans les rues du Quartier latin au cours des semaines suivantes. Il se termine le 30 mai, lorsque de Gaulle, brandissant la menace d’une intervention armée, annonce qu’il ne démissionnera pas de la présidence et dissout l’Assemblée nationale.

Mai 68 se limite donc au seul mois de mai – pas même à celui de juin, au cours duquel pourtant près de neuf millions de travailleurs, tous horizons géographiques ou sociaux confondus, poursuivirent leur grève. La plus grande grève générale de l’histoire de France se trouve ainsi reléguée à l’arrière-plan, tout comme la genèse de l’insurrection, dont on peut déjà trouver les ferments à la fin de la guerre d’Algérie, soit au début des années 1960. Ni la violente répression d’Etat qui mit un terme aux événements de mai-juin, ni la violence gauchiste qui a perduré jusqu’au début des années 1970, ne sont évoquées. Ce ne sont pas moins de quinze à vingt ans de radicalisme politique qui sont ainsi occultés, dont les symptômes étaient déjà manifestes dans l’émergence progressive d’une opposition limitée mais significative à la guerre d’Algérie et dans l’adhésion de nombreux Français, dans la foulée de l’énorme secousse des révolutions anticoloniales, à une analyse « tiers-mondiste » de la politique globale. Il était également manifeste dans la récurrence de troubles, vers le milieu des années 1960, parmi les ouvriers des usines françaises, ainsi que dans l’émergence d’un marxisme critique, antistalinien, exprimé dans les innombrables journaux qui fleurirent entre le milieu des années 1950 et celui des années 1970. La conjoncture politique en France était en fait dominée par un marxisme très dynamique, que ce soit à l’intérieur du mouvement ouvrier, à l’université par le biais des idées d’Althusser, dans les petits groupes maoïstes, trotskistes ou anarchistes, ou encore dans la recherche, en tant que cadre de pensée dominant en philosophie et en sciences humaines depuis la seconde guerre mondiale. Tout cela s’évanouit pourtant au profit d’un récit dans lequel Mai 68 jaillit soudain de nulle part, de manière tout à fait spontanée. Cet oubli est sans doute le prix à payer pour « sauver » le joli mois de mai au cours duquel est née la « libre expression ».

Cette restriction des événements au seul mois de mai a des répercussions importantes. Le raccourci temporel non seulement fonde mais renforce la réduction géographique du théâtre d’activité à la seule ville de Paris et, plus spécifiquement encore, au Quartier latin. Une fois de plus, le rideau tombe sur les travailleurs en grève dans les faubourgs de la capitale et dans tout le pays. Les expériences réussies de solidarité entre ouvriers, étudiants et agriculteurs en province comme ailleurs restent dans l’ombre. Selon certaines sources, la province a connu, pendant les mois de mai et juin, des manifestations plus soutenues et plus violentes que Paris, mais l’histoire officielle reste muette sur le sujet. Pas un mot sur ce qui a été vécu dans les usines à Nantes, à Caen et loin de Paris, ni sur la constellation de pratiques et d’idées sur l’égalité qui ne peuvent s’intégrer après-coup dans le paradigme libéral/libertaire actuel adopté par nombre d’anciens protagonistes de Mai 68. Pour prendre un exemple significatif, la naissance, dans la région du Larzac, d’un nouveau mouvement paysan antiproductiviste au début des années 1970 – mouvement qui devait connaître une « vie ultérieure » dans le radicalisme rural égalitaire de la Confédération paysanne, avec ses attaques contre les McDonald’s et les organismes génétiquement modifiés (OGM), ne laisse aucune trace dans le discours officiel sur Mai 68. (…)

L’histoire officielle, pour dissimuler sa réduction narcissique de Mai 68 aux seules limites du Quartier latin, tente de lui donner une certaine dimension internationale. Ce faisant, elle occulte l’unique facteur international dont on puisse affirmer avec certitude le rôle majeur dans les événements français, comme, du reste, dans les insurrections survenues en Allemagne, au Japon, aux Etats-Unis, en Italie et ailleurs – à savoir la critique de l’impérialisme américain et de la guerre du Vietnam. L’importance du Vietnam a considérablement diminué dans les représentations françaises de Mai 68, au point, par exemple, de disparaître totalement des commémorations télévisées des années 1980 au seul profit de la thématique de la révolution sexuelle. Cette occultation a été compensée par la création d’une autre dimension « internationale », à travers toute une série de révoltes souvent informes et mal définies de jeunes aux quatre coins du monde, au nom ou en quête de liberté et d’autonomie personnelle – ce que Serge July a jadis appelé « la grande révolution culturelle libérale/libertaire ». Après avoir réduit Mai 68 à une quête individualiste et spirituelle, les ex-leaders étudiants et autres porte-parole autorisés ont, au moment de son vingtième anniversaire, élargi cette quête à une génération entière, à toute une classe d’âge à travers le monde pour qui le mot d’ordre des années 1980, « liberté », a définitivement (et de façon anachronique) remplacé ce qui me paraît l’aspiration profonde des années 1960, à savoir l’égalité.

 

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît, entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici