RÉMI CARAYOL, médiapart, 28 juillet 2018
Le Mali, où se tient une élection présidentielle ce dimanche 29 juillet, continue de subir les conséquences de l’intervention militaire en Libye, en 2011. Au point d’être devenu un foyer régional d’instabilité.
Cinq ans se sont écoulés. Entre l’intervention militaire française de 2013 et la présidentielle prévue dimanche 29 juillet au Mali, le pays n’est jamais parvenu à sortir de la crise profonde dans lequel l’a plongé, entre autres, la guerre en Libye de 2011. Pire, alors qu’Ibrahim Boubacar Keïta espère être réélu malgré un bilan désastreux, le Mali est devenu un foyer de déstabilisation régionale. Retour sur les débuts de cette descente aux enfers.
Tout le monde le sait désormais : la guerre que Nicolas Sarkozy a menée à Mouammar Kadhafi en 2011, après avoir détourné le mandat de l’ONU, a eu des répercussions bien au-delà des frontières de la Libye. Elle a semé une pagaille durable dans l’ensemble des pays du Sahel et a abouti, au Mali, à la chute du régime – certes fragile – et à l’éclatement d’une nouvelle guerre.
Ce que tout le monde sait moins, c’est que les conséquences étaient prévisibles. « Il fallait être aveugle pour ne pas voir le chaos que cela entraînerait au sud de la Libye, et sourd pour ne pas entendre les conseils de ceux qui appelaient à la prudence », peste un diplomate français. Ce bon connaisseur du Sahel étant toujours en fonctions, il a requis l’anonymat.
À plusieurs reprises, les chefs d’État de la sous-région avaient alerté le président français de la menace qu’une fin brutale du régime Kadhafi ferait peser sur leur propre stabilité. Les services français en étaient eux-mêmes conscients. Dans son enquête consacrée à La Guerre de la France au Mali, le journaliste Jean-Christophe Notin, spécialiste des services de renseignement, rapporte que l’état-major des armées françaises a « très tôt pesé les conséquences de l’opération Harmattan pour la région ».
Cité par Notin, le colonel Yves Métayer, qui était alors au bureau Afrique de l’état-major, admet que ces conséquences ont été « mises de côté car la priorité politique était résolument ailleurs, à Benghazi ». Le Quai d’Orsay et surtout la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), qui a cultivé depuis plusieurs années des liens solides avec les Touaregs, étaient bien placés pour anticiper le retour potentiellement explosif de ces derniers dans leur pays d’origine.
Depuis près de quatre décennies, Kadhafi les avait accueillis, protégés et entraînés. Il ne s’en cachait pas : « La Libye est le pays des Touaregs, leur base et leur soutien », avait-il déclaré en 2005 à Oubari. Fuyant les épisodes de sécheresse, les Touaregs arrivent en nombre en Libye dans les années 1970, en provenance d’Algérie, du Niger et du Mali. Kadhafi y voit une opportunité : il recrute les jeunes hommes et les envoie suivre une formation dans les camps militaires.
« Formidable école de guerre », se souvient l’un d’entre eux, aujourd’hui intégré dans l’armée malienne. Ces nouvelles recrues, parmi lesquelles figurent le général malien El-Hadj Ag Gamou, mais aussi Iyad Ag Ghaly, un ancien rebelle qui est aujourd’hui à la tête du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, né en 2017 de la fusion de la quasi-totalité des groupes djihadistes de cette zone, fourniront le gros des troupes de la Légion islamique (également appelée Légion verte). Ils se battront pour Kadhafi au Liban en 1981, puis au Tchad en 1986. Dans les années 1990 et 2000, certains d’entre eux joueront un rôle majeur dans les rébellions touarègues au Niger et au Mali.
« Kadhafi soufflait sans cesse le chaud et le froid avec ses voisins, se souvient le diplomate français. D’un côté, il les déstabilisait en soutenant les revendications des Touaregs et en les poussant à se fédérer en une force politique. D’un autre, il jouait le rôle de médiateur en tentant de renouer le dialogue entre les États et les rébellions. »Accusé d’avoir soutenu la dernière rébellion touarègue au Niger, en 2007, il fut aussi celui qui, par sa générosité légendaire, a fini par acheter la paix en 2009. « Il est arrivé avec ses valises. 35 millions de dollars. Et les rebelles ont disparu », se souvient Mohamed Akotey, un des leaders de la rébellion de 1991.
Comme après chaque accord de paix, la plupart de ces insurgés se sont installés en Libye. Quand l’opération « Harmattan » a débuté, ou plus tard, quand le régime est tombé, certains d’entre eux sont rentrés dans leur pays d’origine. Ce fut le cas du Malien Ibrahim Ag Bahanga : revenu dans la région de Kidal mi-2011, il s’était mis en tête de reprendre la lutte armée, jusqu’à ce qu’il meure dans un accident de voiture au mois d’août suivant.
De nombreux Touaregs ont aussi servi la cause de Kadhafi à l’intérieur des frontières libyennes. Au sein de son armée ou, à partir de 2004, dans la brigade Maghawir. Forte de 3 000 hommes, celle-ci était exclusivement composée de Touaregs, dont beaucoup étaient d’origine malienne. Commandée par le général Ali Kana, cette force s’est dans un premier temps battue aux côtés de Kadhafi durant la guerre de 2011, avant de l’abandonner. À partir du mois d’août, plusieurs centaines de ses combattants ont déserté. Certains se sont réfugiés dans le sud de la Libye (où, après s’être réorganisés, ils jouent aujourd’hui un rôle majeur). D’autres sont rentrés au Niger et au Mali.
Niamey et Bamako avaient anticipé cette vague de retours. Mais la réponse ne fut pas la même de part et d’autre de la frontière.
À Niamey, le gouvernement de Mahamadou Issoufou opte pour la stratégie de la carotte et du bâton : on fait savoir, par des émissaires envoyés en Libye, que les combattants sont libres de rentrer et pourraient même être accompagnés dans leur « reconversion », mais qu’ils doivent pour cela déposer les armes. Tandis qu’on réserve un accueil musclé à ceux qui ne tiennent pas compte de cet avertissement. « On a envoyé le gros de nos troupes à la frontière et on a intercepté tout le monde, expliquait il y a quelques années le colonel Mahamadou Abou Tarka, qui présidait à l’époque la Haute Autorité à la consolidation de la paix. Il y a eu plusieurs accrochages. Cela a eu un effet dissuasif. »
Au Mali, la stratégie du président Amadou Toumani Touré (ATT) est différente. Lui privilégie le dialogue. À l’été 2011, il envoie le général Gamou en Libye (à Tripoli et à Benghazi notamment). Objectif : convaincre les combattants touaregs originaires du Mali de rentrer au pays avec leurs armes, mais de faire allégeance aux autorités étatiques. Gamou rallie à sa cause les membres de sa tribu, les Imghad : ils rentreront en octobre et formeront un bataillon de plus de 300 hommes, qui se battront aux côtés de l’armée malienne lorsque la guerre aura éclaté au nord du Mali. Mais il échoue avec les autres combattants, pour la plupart des Ifoghas, des Chamanamasse et des Idnan.
Quand ceux-ci rentrent au Mali durant les derniers mois de l’année 2011 et au tout début de l’année 2012, ils sont solidement armés – leur arsenal, en partie issu des stocks de l’armée libyenne, est constitué de mitrailleuses, d’AK-47 et de lance-roquettes RPG-7 – et ont bien l’intention de faire leur place dans un pays que beaucoup découvrent. Ils sont commandés par Mohamed Ag Najim, un vétéran de la Légion verte et de la rébellion, radié de l’armée libyenne dans les années 1990 puis réintégré et promu au grade de colonel. Quand la guerre a éclaté en 2011, il fut un temps chargé de la protection d’une partie de la famille de Kadhafi. Avant, lui aussi, de lâcher le Guide.
Les « revenants » du Mali sont plus nombreux qu’au Niger (les chiffres varient, selon les sources, entre 1 000 et 1 500), et certainement mieux structurés. Pourtant, ils ne trouvent face à eux aucune opposition. Fin 2011, ATT a bien envoyé des renforts dans le Nord, mais c’est insuffisant. Le président veut croire à une négociation. Grave erreur. En octobre, deux mouvements irrédentistes, jusqu’alors assez discrets, le Mouvement national de l’Azawad (MNA) et le Mouvement touareg du Nord-Mali (MTNM), fusionnent et créent le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Leurs leaders ont compris que le retour des « Libyens » leur offrait une nouvelle occasion d’en découdre avec Bamako. De fait, le gros des troupes du MNLA est alors constitué des revenants – c’est d’ailleurs leur chef, le colonel Ag Najim, qui est nommé à la tête de l’état-major du mouvement.
En janvier 2012, ATT, qui ne veut toujours pas faire usage de la force, envoie un ancien rebelle, Mohamed Ag Erlaf, afin de négocier avec eux. C’est un échec. Quelques jours plus tard, le 17 janvier, les combattants du MNLA attaquent la ville de Menaka, au nord-est du Mali. C’est le début d’une offensive éclair. Ils prendront successivement le contrôle de Kidal, de Tessalit, de Gao et de Tombouctou… Quatre mois plus tard, alors qu’à Bamako ATT a été renversé, le 22 mars, par un quarteron de sous-officiers, l’armée malienne a perdu le Nord. Le 6 avril, le MNLA proclame l’indépendance de l’Azawad.
La suite est connue : les indépendantistes seront eux-mêmes très vite supplantés par les groupes armés djihadistes, qui s’étaient installés dans le nord du pays depuis plusieurs années (avec la bénédiction du pouvoir) mais qui, jusqu’alors, n’avaient pas manifesté l’intention d’étendre leur influence. Pour contrer leur offensive dans le centre du pays, en janvier 2013, la France enverra plus de 5 000 soldats (opération « Serval ») et l’ONU mettra en place une force de maintien de la paix (Minusma) de 11 000 hommes. Depuis, le pays est en guerre. L’armée française multiplie les opérations antiterroristes dans le cadre de l’opération « Barkhane », mais les victimes civiles sont toujours plus nombreuses et les groupes armés djihadistes toujours plus menaçants (lire le rapport de l’ONU de décembre 2017).
Tout cela serait-il arrivé sans l’acharnement de Sarkozy à faire tomber le régime de Kadhafi ? Les membres du MNLA assurent que oui. Pour eux, la chute du tyran libyen n’a fait qu’accélérer le mouvement. « C’était inévitable. La population était trop en colère. Elle se serait soulevée un jour ou l’autre », estime un membre du bureau politique du mouvement. La passivité du président ATT et la faillite du commandement militaire malien sont également pointées du doigt. Mais les spécialistes de la zone s’accordent sur un point : sans l’appui des « Libyens », sans leurs armes, qui étaient d’aussi bonne facture que celles de l’armée malienne, et sans leur savoir-faire guerrier, l’offensive du MNLA aurait certainement été vaine.
Une autre question brûle les lèvres des Maliens : les Touaregs, qui représentaient une force non négligeable pour Kadhafi, ont-ils été invités par les Français à rentrer chez eux afin de faciliter la chute du régime ? Dans l’armée malienne comme dans l’entourage d’ATT, la réponse ne fait guère de doute. « Les Français leur ont dit qu’ils devaient laisser tomber Kadhafi, et que s’ils rentraient chez eux, ils les laisseraient tranquilles, qu’ils les aideraient même à prendre le Nord », soutient un officier qui a longtemps travaillé aux côtés d’ATT, et qui rappelle que les relations entre Paris et Bamako étaient glaciales à l’époque, notamment au sujet de la coopération militaire – en août 2011, le président malien avait refusé que la France installe une station d’écoutes dans le centre du pays, à Sévaré.
Cette thèse est considérée comme irréfutable à Bamako. Elle laisse toutefois circonspects les meilleurs spécialistes de la zone. « Mi-2011, les Touaregs ont compris que les jours du régime Kadhafi étaient comptés et qu’il valait mieux pour eux jouer leur propre carte, confie un médiateur qui les côtoie régulièrement. Eux aussi ont pris les bombes de l’OTAN sur la tête, il ne faut pas l’oublier. »
Plutôt que d’un soutien actif de Paris, les « revenants » ont semble-t-il bénéficié d’une certaine liberté pour quitter la Libye avec armes et bagages, et peut-être même de l’assurance, en échange de leur défection, qu’ils ne seraient pas touchés par les bombes de l’OTAN. L’officier malien se souvient : « C’était début janvier, en 2012. Les rebelles sont arrivés en convoi : 20 camions bourrés d’armes, 500 à 600 hommes. Et personne ne nous a prévenus de leur arrivée, ni les Nigériens, ni les Algériens, ni les Français. Pourtant, le Mali n’a pas de frontière directe avec la Libye. » À cette époque, les forces spéciales françaises basées à Ouagadougou avaient pour mission de surveiller la frontière sud de la Libye, qu’aurait pu emprunter Kadhafi s’il avait réussi à fuir. L’entourage d’ATT se demande comment un tel convoi a pu échapper à leurs radars…
Ag Najim était à l’époque en contact avec la DGSE. Il l’est resté bien après l’éclatement de l’insurrection. Lorsque les soldats français sont arrivés à Kidal, le 30 janvier 2013, c’est lui qui les a accueillis. Dans son enquête, Jean-Christophe Notin note que le bataillon d’Ag Najim « ne rentre pas seulement au pays par dépit […] mais parce qu’il y est invité de divers côtés » et que « sans doute la DGSE a-t-elle fait jouer ses relations anciennes pour les dissuader de s’opposer à l’OTAN ». Cette même DGSE dont les diplomates du Quai d’Orsay ne cessaient, à l’époque, de dénoncer le tropisme pro-touareg.