Depuis des mois, le pays s’enfonce dans la crise. Les dernières élections se sont tenues dans des conditions difficiles, l’insécurité dans le nord et dans le centre empêchant un scrutin serein. Le népotisme, la corruption et la gabegie privent les autorités des moyens d’assurer les missions normales de l’État : sécurité, éducation, justice, etc. Les djihadistes les ont prises eux-mêmes en main dans plusieurs localités. Un mouvement civil de contestation, animé par l’imam rigoriste Mahmoud Dicko rassemble des milliers de Maliens depuis 2019. Sous-équipée, l’armée s’est rendue coupable d’exactions tandis qu’elle subissait elle-même de lourdes pertes dans la lutte contre les djihadistes.
La veille du putsch, un rapport international fuitait, mettant gravement en cause le gouvernement. Outre la corruption, le rapport soulignait des entraves, au sommet de l’État, à la mise en œuvre de l’accord d’Alger qui doit organiser la réunification politique du Mali et la sortie de la guerre.
En juillet 2018, Rémi Carayol racontait déjà la faillite de l’État malien.
Au Mali, la guerre n’a rien réglé
Traversant la Méditerranée au péril de leur vie, les migrants africains défient l’Union européenne dans ses valeurs proclamées. Ils fuient la misère, mais aussi l’insécurité qui gagne l’ensemble du Sahel en dépit de l’émergence de coopérations militaires régionales. Au Mali, où se profile l’élection présidentielle fin juillet, l’effondrement de l’État fait le jeu des groupes djihadistes.
La nuit venue à Konna, près de Mopti, au centre du Mali, des dizaines d’hommes vêtus d’un gilet jaune et d’un pantalon multipoche se retrouvent devant la maison des jeunes. Ils se répartissent en groupes de huit ou neuf, s’arment d’un bâton, d’un coupe-coupe, se distribuent des talkies-walkies, puis se séparent pour patrouiller à moto dans les rues ensablées de la ville jusqu’à l’aube. Près de cinq cents volontaires, jeunes pour la plupart, forment la « brigade ». Le groupe s’est mis en tête de sécuriser la ville, que les gendarmes ont abandonnée il y a neuf mois et que l’armée, stationnée à cinquante kilomètres, ne visite qu’en de rares occasions. Sa crainte : une attaque de bandits armés qui grouillent dans la région.
La brigade est née de la frustration des habitants, impuissants devant la recrudescence des vols et des assassinats et irrités par l’inaction des forces de l’ordre, bien avant que la gendarmerie ne soit désertée. « Le 23 mars 2016, un marabout a été tué en plein centre-ville. Le lendemain, c’est un commerçant qui a été assassiné dans sa boutique, explique M. Yaya Traoré, l’un des dirigeants de la brigade, également premier adjoint au maire de la commune. Les gendarmes n’ont rien fait. C’est à ce moment-là qu’on a décidé de prendre les choses en main. »
M. Traoré assure que l’initiative porte ses fruits : « Quand ils attrapent un voleur, nos hommes l’amènent à notre quartier général de la maison des jeunes, et, le lendemain, on l’envoie à la justice, où on lui dit de ne plus revenir. » « Les voleurs ont compris le message, pense-t-il. Ils se font plus rares. » Les combattants islamistes aussi. « Ils ont peur de nous, donc ils ne viennent pas », assure-t-il. Selon lui, c’est grâce à la brigade que les trois écoles de Konna accueillent toujours les enfants. Ce que l’on ne peut pas dire des villages voisins, où les établissements ont été fermés les uns après les autres sous la pression des djihadistes.
Depuis la bataille de Konna (du 10 au 17 janvier 2013), qui marqua le début de l’intervention française au Mali (opération « Serval »), cette cité de quinze mille habitants située sur l’axe reliant Bamako à Gao devait être un symbole du renouveau de l’État malien. Elle ne fait qu’illustrer sa faillite. Les voitures calcinées jonchent toujours ses rues. Les bâtiments détruits par les bombes françaises sont restés en l’état.
Après la reconquête du Nord, menée par la France, les forces armées maliennes et une coalition d’armées africaines, les habitants pensaient en avoir fini avec les groupes djihadistes.
Et le spectre d’une dislocation du pays semblait écarté. Largement élu à la tête du pays en août 2013, M. Ibrahim Boubacar Keïta (surnommé « IBK ») leur avait promis le retour d’un État fort. Cinq ans plus tard, alors qu’il se présente pour un second mandat à l’élection présidentielle du 29 juillet, rien ne dit que le scrutin pourra se tenir sur l’ensemble du territoire : il dirige un pays en lambeaux.
Certes, les principales villes du Nord (Gao, Tombouctou, Kidal, Tessalit) ont été reprises aux groupes armés touaregs et aux groupes djihadistes qui les contrôlaient depuis 2012 ; la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation du Mali (Minusma) quadrille le terrain ; un accord de paix a été signé à Bamako en juin 2015 entre le Mali et la Coordination des mouvements de l’Azawad, qui regroupe les rebelles touaregs et arabes du nord du pays (1) ; des gouverneurs ont été nommés dans les régions ; et l’armée malienne se relève petit à petit. Mais ces avancées se révèlent théoriques, à l’image de l’accord de paix, qui n’est toujours pas appliqué. Un temps désorganisés, les groupes armés islamistes se sont reconstitués. En mars 2017, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), Ansar Dine, la katiba Macina et la katiba Al-Mourabitoune ont annoncé leur fusion au sein du Jamaat Nosrat Al-Islam Wal-Mouslimin (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, GSIM). Ce mouvement armé dirigé par un Touareg malien, M. Iyad Ag Ghali, harcèle quotidiennement civils et militaires.
Un immense territoire livré à lui-même
Si l’armée malienne dispose de bases à Tombouctou et à Gao, elle n’est toujours pas revenue à Kidal, et de nombreuses zones du Nord restent hors de sa portée. L’État est encore un mirage pour beaucoup de Maliens. Selon l’Organisation des Nations unies (ONU), moins d’un fonctionnaire sur trois affectés dans le Nord occupait son poste en décembre 2017. Le nombre d’agents déployés a même diminué l’année dernière — ce qui nourrit l’inquiétude de M. António Guterres, le secrétaire général de l’ONU : « Il faut à tout prix éviter l’effondrement du centre du Mali, il faut à tout prix [y] rétablir la sécurité et la normalité », a-t-il insisté lors d’une visite sur place, le 30 mai 2018.
L’insécurité gagne du terrain. L’épicentre des violences ne se situe plus à Kidal ou à Tombouctou, mais dans les cercles les plus enclavés des régions de Mopti et de Ségou, plus au sud. En 2017, l’ONU a recensé 63 attaques des groupes qualifiés de « terroristes » contre les forces armées malienne, française et onusienne, dont une majorité dans la région de Mopti. Durant le premier trimestre 2018, la Minusma a comptabilisé 85 événements « majeurs violents » ayant provoqué la mort d’au moins 180 civils dans le centre du pays.
Le centre du Mali est un immense territoire livré à lui-même. « Mopti-Sévaré, ça va. Mais, dès qu’on en sort, on est en danger », constate, amer, M. Oumar Bathily, ancien maire de Mopti. Une digue, qui traverse des marais inondés durant la saison des pluies, relie ces deux villes distantes d’une dizaine de kilomètres, seul îlot de stabilité dans la zone. Mopti, magnifique cité posée au confluent du fleuve Niger et du Bani, a perdu son lustre d’antan. La « Venise du Mali » accueillait des milliers de touristes chaque année ; on n’en voit plus guère. Sous le soleil brûlant du mois de mars, le port d’où partaient des croisières en direction de Tombouctou, au nord, est désert. Quelques femmes font la lessive sous l’œil de piroguiers apathiques, condamnés au chômage. Tout près de là, à l’hôtel Kanaga, qui donne sur le fleuve, les employés attendent. « Quatre-vingts chambres, sept suites, zéro client. La situation est catastrophique, déplore M. Amassome Dolo, le directeur. Les autres hôtels ont fermé. Nous, on tient parce qu’on a un groupe derrière nous. » Après la reconquête du Nord en 2013, M. Dolo espérait que l’activité reprendrait. Mais les choses n’ont fait qu’empirer. « Plus personne ne va à Tombouctou, au pays des Dogons ou à Djenné. Trop dangereux. Mais, au moins, les gens pourraient venir ici. Mopti ne risque pas d’être attaqué. » Ce qui reste à démontrer : les djihadistes se trouvent tout près, dit-on, de l’autre côté du fleuve asséché, que l’on peut traverser à gué.
Sévaré, qui abrite un aéroport stratégique, paraît plus sûr. Ce village est devenu l’un des lieux les mieux protégés du Mali, avec une présence renforcée de l’armée malienne, un poste de commandement et une force d’intervention rapide de quatre cents hommes de la Minusma, ainsi que le quartier général du G5 Sahel (lire « Une coopération régionale pour s’émanciper de la France »). Les hôtels regorgent d’hommes en treillis, de « consultants » aux gros bras et de diplomates de passage. La seule agence de voyages possédant un bureau est Echo Flight, le service de l’Union européenne qui gère les convois aériens dans les zones de guerre. La plupart des immeubles sont loués aux forces militaires et transformés en bunkers. « Les commerçants et les propriétaires se frottent les mains. On vit d’une économie de crise. Mais tous ceux qui sont en dehors de la ville sont abandonnés », constate M. Bathily.
L’irruption de la guerre dans cette région du centre du pays a surpris nombre de Maliens. C’était il y a un peu plus de trois ans. Le 5 janvier 2015, des hommes à moto portant haut le drapeau noir du djihad attaquent le camp militaire de Nampala et tuent onze soldats. Puis s’emparent durant quelques heures de la ville, située tout près de la frontière mauritanienne. L’histoire de Nampala que raconte son maire, M. Sékou Bah, un pharmacien élu en 2016, symbolise l’abandon dans lequel avait été laissée la région pendant des années. « En 2012, quand les djihadistes ont pris le contrôle du Nord, ils ne sont pas venus ici, mais l’État n’y était pas non plus, dit-il. Les fonctionnaires avaient déserté leurs postes. En 2013, lors de la reconquête française, l’armée malienne est revenue. Mais, quand les vols de bœufs se sont multipliés, nous avons en vain demandé l’aide des militaires. Certains éleveurs ont décidé de s’armer pour se défendre. La situation s’est calmée ensuite. Après l’attaque du 5 janvier, l’armée et les fonctionnaires ont fui à nouveau. » Depuis, le moindre conflit villageois se règle à coups de fusil.
Brigandage ou règlements de comptes
Après la reprise de Nampala, d’autres villes ont été attaquées, des fonctionnaires tués, des élus menacés. Durant les premiers mois, l’État n’a pas réagi, incapable de donner un nom aux assaillants. Dans le Macina, région inondée en saison des pluies, on les appelle simplement « les hommes à moto ». Eux-mêmes se présentent comme « les hommes de la brousse » (yimbé laddé en fulfulde, la langue peule). Certains, éparpillés en divers campements, se réclament de M. Hamadoun Koufa, le chef de la katiba Macina, et disent vouloir imposer la charia. « Ils sont à peine quelques centaines, dispersés, précise un officier de l’armée malienne. Ils se cachent dans les forêts, se font passer pour des bergers, s’infiltrent dans les villages. Leur motivation n’est pas religieuse. » D’autres affirment défendre les éleveurs peuls face aux exactions de l’armée ou des communautés sédentaires. Mais les revendications politiques cachent parfois des motivations moins avouables : brigandage ou règlements de comptes sur fond de rivalités communautaires.
Tout est flou dans ce Centre qui est longtemps resté obscur, tant pour le colonisateur français que pour l’administrateur malien, après l’indépendance, en 1960. « Cette région ne s’est jamais rebellée, elle a donc été ignorée, contrairement au Nord, qui a capté toute l’attention, explique un diplomate européen en poste à Bamako. Ce que l’on sait, c’est que l’on ne peut pas parler d’un seul conflit dans le Centre, mais d’une multitude de microconflits sur lesquels le terrorisme est venu se greffer. » Au XIXe siècle, la région de Mopti était « l’eldorado » du pays, selon les mots d’Adam Thiam, journaliste malien. « C’était une région très prospère grâce à son agriculture. Aux premières années de l’indépendance, on en parlait comme du poumon économique du pays. Elle représentait plus de 30 % de ses recettes d’exportation. Puis les vagues de sécheresse des années 1970 ont lourdement frappé l’économie régionale. En 1985, la zone a été classée en insécurité alimentaire. Et, dès 1986, un rapport évoquait le risque d’une rébellion si les pouvoirs publics ne faisaient rien. »
Les politiques de développement de l’agriculture sédentaire, décidées à Bamako par ce que Thiam appelle « le pouvoir mandingue », méprisant à l’égard des nomades, et accompagnées d’une colonisation des terres, ont bouleversé les équilibres locaux, déjà fragiles, entre éleveurs (pour la plupart des Peuls ou des Touaregs), cultivateurs (des Bambaras ou des Dogons) et pêcheurs (des Bozos). Depuis des décennies, ceux-ci se soumettaient à des codes et à des maîtres (du pâturage, des eaux, de la terre) afin de coexister, parfois difficilement, sur une terre fertile et disputée. Les conflits récurrents, parfois violents, étaient rapidement réglés par les notables locaux. Mais, au fil des ans, l’État a démantelé cette cohabitation ancestrale au nom de la modernisation. Les hiérarchies ont été bouleversées. En 1995, avant même que l’insécurité ne se développe dans le Nord, la région de Mopti était déjà la plus pauvre du Mali. Il y a trois ans, elle affichait les taux les plus faibles en matière d’électrification des ménages (7,1 %, contre 22,9 % de moyenne nationale) ou de scolarisation (41,9 % dans le premier cycle, contre 72,3 %) (2).
Lorsque la guerre éclate dans le Nord, cette région livrée à elle-même est encore plus négligée. Et quand l’État revient en 2013, il fait comme si rien ne s’était passé. Au « pas d’État » succède un « mal État ». L’armée, notamment, ne fait pas dans la dentelle. Son retour dans la région s’accompagne d’exactions contre des populations locales, ce qui « creuse un peu plus le déficit de confiance entre les populations, en particulier des Peuls, et les forces de sécurité », souligne l’organisation non gouvernementale International Crisis Group. Plusieurs associations dénoncent des atteintes graves aux droits humains.
L’armée et le gouvernement sont désormais accusés de jouer sur les rivalités entre communautés pour gagner la « guerre contre le terrorisme ». Dans un rapport publié en avril, le Centre Simon Skjodt pour la prévention des génocides évoque même la possibilité que ces conflits intercommunautaires aboutissent à des « atrocités de masse (3) ». Plusieurs personnalités proches du président Keïta ou de l’état-major sont soupçonnées d’avoir armé des milices dozos (chasseurs traditionnels) dans le Centre pour traquer les djihadistes. En mars 2018, près de trente personnes ont été tuées en pays dogon au cours de heurts opposant des Peuls à des Dogons rassemblés dans un groupe d’autodéfense équipé d’armes de guerre. Beaucoup pensent, y compris au sein de la Minusma, que celles-ci viennent des stocks de l’armée. Des villages peuls ont été incendiés, des hommes ont été tués, du bétail a été volé. En représailles, des villages dogons ont été attaqués. Dans le cercle de Koro, les heurts sont quotidiens. « C’est un cercle vicieux de la vengeance qui prend une tournure ethnique, déplore un élu local. Le problème du djihadisme est venu se superposer à de vieux conflits résiduels. »
Les écoles dites « françaises » sont ciblées
Nommé en décembre 2017, le premier ministre Soumeylou Boubèye Maïga choisit Mopti pour premier déplacement officiel. Il y annonce un plan de développement et le retour de l’État malien. Pour rassurer la population, une vaste offensive mobilise près de trois mille soldats dans les zones les plus reculées des régions de Mopti et de Ségou. Ancien ambassadeur du Mali en Guinée-Équatoriale, le général Ismaïla Cissé dénonce cependant des erreurs de jugement : « Pour les militaires, tous les Peuls sont des djihadistes. C’est un amalgame dangereux. » De même, interdire la circulation des deux-roues au prétexte que les islamistes se déplacent à moto ne peut, selon lui, qu’envenimer la situation. « Dans ces contrées, tout le monde se déplace à deux-roues ! Les interdire revient à interdire les déplacements des pasteurs et des commerçants. Beaucoup de foires ne fonctionneront plus si on ne revient pas sur cette interdiction. Si l’État tue l’économie, les honnêtes gens vont se tourner vers les djihadistes. » Une étude menée auprès de soixante-trois jeunes ex-recrues de ceux-ci révèle que, dans la plupart des cas, l’engagement n’est « pas l’aboutissement d’un processus d’endoctrinement religieux », mais est « guidé par le besoin de protéger leur famille, leur communauté et leurs activités génératrices de revenus » (4).
Le vide laissé par l’administration favorise les progrès des mouvements extrémistes. L’association Delta Survie, sise à Sévaré, qui œuvre pour l’éducation dans les zones les plus risquées du centre du Mali, le constate au quotidien. « Il devient de plus en plus difficile de se déplacer, déplore son président, M. Ibrahima Sankaré. Les djihadistes sont dans tous les villages, et ce sont eux qui administrent. Ils lèvent des impôts, disent la justice, interdisent aux femmes de se laver dans la nature ou de sortir sans le voile. Ils prohibent les manifestations de baptême ou de mariage. Ils s’attaquent aux griots. » Et ça prend ! « Entre obliger leurs femmes à porter le voile intégral ou perdre leur troupeau, les pasteurs ont vite choisi », résume-t-il. Car les djihadistes ont apporté aux éleveurs une forme d’ordre et de sécurité que l’État ne leur assurait pas. M. Sankaré témoigne aussi de ses démarches pendant des années pour inciter l’administration à prendre en compte les réalités nomades. Son association a lancé des écoles mobiles qui suivent les éleveurs au gré de leurs déplacements. « J’ai obtenu des financements étrangers, pas de l’État malien. En 2012, on en comptait une centaine. Il n’en reste plus que cinq… »
Les écoles dites « françaises » sont particulièrement ciblées. Selon l’ONU, en mars 2018, 715 d’entre elles étaient fermées en raison de l’insécurité. Près de 215 000 enfants étaient privés de scolarité. Chaque jour, M. Daouda Doumbia, directeur adjoint de l’académie d’enseignement de Mopti, accueille des enseignants au chômage technique, qui ont fui les menaces. Certains sont affectés ailleurs. La plupart se mettent à l’abri. C’est le cas d’Ibrahim, qui vit à Sévaré chez sa famille depuis que l’école qu’il dirigeait a fermé. Un jour de novembre, dix bandits sont arrivés à moto, armés de kalachnikovs. « Ils ont regroupé les élèves dans la cour et ont tiré en l’air. Les enfants étaient terrorisés, ils pleuraient. Ils ont pris toutes nos affaires, tiré sur les fenêtres et ont dit : “Si nous revenons et que nous vous trouvons ici, ça va mal tourner.” » L’école se trouve à quelques dizaines de mètres de la route qu’empruntent chaque jour des convois militaires…
Regain d’insécurité au Mali
Au fur et à mesure que leur influence s’étend, les groupes djihadistes cherchent à saper la légitimité de l’État en s’en prenant à ceux qui le représentent, tout en proposant, par la force ou la séduction, une solution de rechange. Ainsi promeuvent-ils les écoles coraniques lorsqu’ils imposent la fermeture d’une école publique. Ou s’en prennent-ils aux fonctionnaires jugés corrompus. L’un des principaux coups d’éclat des hommes de la katiba Macina fut le rapt, en novembre 2017, du président du tribunal de Niono, une ville située à une heure de route de Ségou.
« Avant, explique Adam Thiam, un fonctionnaire, un juge par exemple, se faisait nommer dans le Centre dans le but de s’enrichir. C’est une zone où les conflits locaux sont très nombreux. Il y a eu une inflation de procès. Pour les gagner, il fallait payer. » Or, dans les zones qu’ils contrôlent, les djihadistes s’attachent à rendre une justice que beaucoup trouvent, sinon équilibrée, du moins honnête et surtout gratuite. « De plus en plus de gens se tournent vers eux, et non plus vers l’État, pour régler leurs conflits », constate M. Sékou Bah, le maire de Nampala. Certains parlent même de la justice des djihadistes comme d’une « cour d’appel »…
À Bamako, cette évolution inquiète bien plus que la guerre qui sévit toujours dans le Nord. D’abord parce que « le Centre, c’est le ciment de notre pays », explique M. Ali Nouhoum Diallo, ancien président de l’Assemblée nationale devenu porte-parole officieux de la communauté peule du Mali. Ensuite, et peut-être surtout, parce que ce qui se passe dans cette région relève moins d’une guerre pour le pouvoir que d’une « révolte sociale » face à une administration jugée prévaricatrice, qui témoigne des failles abyssales de l’État malien. Le 20 juin dernier, le ministre de la défense a dû reconnaître l’implication des forces armées maliennes et ouvrir une enquête après la mort de vingt-cinq personnes à Nantaka et Kobaka, dans la région de Mopti. « Nous ne sommes pas en train de rebâtir nos forces armées pour en faire une armée qui serait ignorante du droit humanitaire des conflits. Ce serait un recul fabuleux », a concédé le président Keïta (5).
« Le président n’a plus aucune légitimité »
« Le président n’a plus aucune légitimité, assure, sans mâcher ses mots, M. Cheick Oumar Diarrah, éphémère ministre de la réconciliation nationale et du développement des régions du nord en 2013. Le pouvoir politique n’a pas pris la mesure de la crise de 2012. » Cet ancien diplomate, qui fut un proche conseiller de M. Keïta, estime qu’il aurait fallu « inventer un contrat social ». « Nous sommes en présence de populations qui rejettent l’injustice et l’absence de solidarité. C’est facile de les appeler “djihadistes”, cela nous dispense de réfléchir à ce qu’elles sont vraiment et au mal qui gangrène notre pays. » Selon M. Diarrah, le mélange de bureaucratie et d’affairisme, apparu lors de la démocratisation politique au début des années 1990, qui a connu son paroxysme sous la présidence de M. Amadou Toumani Touré (2002-2012), perdure.
Dans ce contexte, organiser des élections relève du théâtre politique. L’opposition s’en inquiète d’autant plus que les scrutins locaux, qui devaient se tenir en décembre 2017, puis en avril 2018, ont été renvoyés aux calendes grecques. « Comment peut-on prétendre organiser une élection dans un pays dont on ne contrôle pas la moitié du territoire ?, s’interroge l’opposant marxiste Oumar Mariko. Le gouvernement a informé que, dans la région de Kidal, ce seraient les rebelles qui assureraient la sécurité du scrutin. N’est-ce pas la preuve de son échec ? »