Manifestations confuses contre le pouvoir en Iran

Mitra Keyvan, Orient XXI,31 décembre 2017

En cette fin d’année 2017, l’Iran connait des manifestations dans plusieurs villes, les plus importantes depuis celles de juin 2009 qui avaient fait descendre dans la rue des centaines de milliers de personnes pour contester les fraudes lors de l’élection présidentielle. Mais les manifestations d’aujourd’hui sont plus confuses bien qu’étant plus sociales. Elles se déroulent dans un contexte de lutte pour le pouvoir à Téhéran, et alors que l’hostilité des États-Unis à l’égard de l’Iran se confirme.

Les premières manifestations se sont déroulées le 28 décembre à Machhad, la deuxième ville du pays, avant de s’étendre dans d’autres villes dont Kermanshah, Hamadan, Rasht… et de toucher Téhéran. On y a lancé des slogans tels que : « Chaque Iranien le crie, mort à la vie chère », mais aussi : « Ni Gaza ni Liban, je me sacrifie pour l’Iran ». Le journal Bahar du 30 décembre attribue l’origine de ces manifestations spontanées au « cyberespace », et évoque « le rôle des dissidents et des extrémistes de l’opposition, dans le but d’affaiblir le gouvernement des réformateurs ; mais ces manifestations ont échappé par la suite à leur contrôle ».

Les mots d’ordre sont divers, allant de la dénonciation du coût de la vie et du chômage au rejet de la solidarité avec le peuple palestinien. Il existe une confusion avec des raccourcis reliant la situation économique et sociale du pays frappé par les sanctions internationales — et l’accord sur le nucléaire n’a pas eu les retombées économiques attendues — à ses prises de position dans la région. Ainsi, la politique extérieure de l’Iran notamment envers la Palestine et la Syrie est pointée du doigt comme source de la misère des Iraniens. Dans ce cadre, il ne faut pas négliger le rôle de médias comme Voice of America, BBC farsi, Radio Israël en farsi, ainsi que des dizaines de chaines de radio et télé en farsi situées en Californie ou à Londres, qui diffusent en continu depuis presque quarante ans des émissions en langue persane.

Le rôle de l’ancien président Ahmadinejad

Eshaq Jahanguiri, premier vice-président de Hassan Rohani a déclaré le 30 décembre que « les revendications mises en avant sont des questions économiques, mais ceux qui semblent être derrière l’affaire doivent être identifiés ; ils devraient subir aussi les conséquences du feu qu’ils allument. Ils pensent ainsi viser le gouvernement, mais si le courant social démarre et que le mouvement politique le suit dans la rue, il les dépassera. » Une allusion au courant appelé « les Inquiets », et à ceux soutenant Mahmoud Ahmadinejad (président entre 2005 et 2013) qui, avec des postures populistes, essaient de surfer sur le mécontentement populaire afin de le récupérer. Alors même que des dossiers de corruption liés aux huit années de règne de son gouvernement sont actuellement en cours dans les hautes instances de juridiction du pays.

En effet, depuis quelques mois, au fur et à mesure que l’étau se resserre autour d’Ahmadinejad et ses alliés, ils contestent ouvertement non seulement le gouvernement élu en mai 2017, mais aussi l’ensemble du système et les fondements du régime. Esfandiar Rahim Mashaie, l’ex-président de la fondation Héritage culturel et l’un de ses proches très influent, lui-même accusé de corruption, a dit dans une vidéo diffusée sur Internet : « Aujourd’hui, en République islamique d’Iran, nous sommes confrontés à des oppressions évidentes et des mensonges. » Le 27 décembre, la veille des premières manifestations, le Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei a d’ailleurs clairement pris position contre les récentes postures d’Ahmadinejad : « Ceux qui ont ou ont eu tous les moyens dans ce pays pour agir n’ont pas le droit de jouer le rôle de l’opposition. »

Si les manifestations de 2009 exprimaient essentiellement des revendications sociétales et le respect du vote individuel, celles de la fin de l’année 2017 reflètent un réel ras-le-bol, bien qu’applaudies par certains courants hostiles au gouvernement d’Hassan Rohani, le président Donald Trump en personne, Reza Pahlavi et les médias occidentaux. Les rassemblements dénoncent la situation économique et prennent racine dans un mécontentement structurel des classes populaires et moyennes.

À Machhad, le 29 décembre, l’hojatolleslam1 Ahmad Elmolhoda, l’imam de la prière du vendredi, a lancé un appel lors de son sermon : « La situation ne devrait pas être telle que le peuple soit désabusé, et ne voie d’autre solution que de crier dans la rue. Malheureusement, aujourd’hui, certains responsables ne sont pas concernés par les problèmes des gens. » Il a également déclaré : « Je m’adresse à ceux qui sont sortis dans la rue hier. Vos demandes étaient tout à fait fondées. Il est juste que vous protestiez contre la vie chère, mais nous savons que l’ennemi veut nous frapper et nous ne devrions pas permettre l’instrumentalisation de ces revendications. »

Des revendications plus sociales

En 2009 les couches populaires n’ont pas rejoint massivement les manifestations et le mouvement de contestation centré sur les libertés n’a pu aboutir à un changement de régime. Malgré des revendications plus sociales et plus proches des problèmes des citoyens, cette fois non plus la contestation semble ne pas pouvoir rassembler massivement la population. Celle-ci ne souhaite pas voir le pays plongé dans un chaos semblable à celui observé dans les pays voisins, et surtout elle ne dispose pas de vrais représentants politiques dignes de confiance portant ses revendications. La contre-manifestation du samedi 30 décembre a réussi pour sa part à réunir des centaines de milliers de personnes, notamment des quartiers populaires, même si elle a été organisée de façon plus officielle.

Une réelle polarisation de la société est cependant de plus en plus visible : d’un côté des immeubles et voitures luxueux à l’image des quartiers huppés de Los Angeles, et de l’autre des millions de citoyens, fonctionnaires, retraités, ouvriers, jeunes, occupant des métiers précaires… qui ont du mal à joindre les deux bouts à la fin de chaque mois.

Les confrontations entre différentes tendances au sein du pouvoir iranien : « modérés », « traditionalistes », « réformateurs », « fondamentalistes » et « Inquiets » — ne reflètent pas clairement les oppositions économiques classiques de la gauche, à savoir travailleurs, paysans, salariés et chômeurs contre une « droite » soutenant les riches, propriétaires fonciers, financiers et spéculateurs. L’accumulation de la richesse d’un côté et la paupérisation de la classe moyenne, la perte de pouvoir d’achat, l’augmentation du chômage et de l’inflation rendent la vie — notamment celle des jeunes — difficile et sans réelles perspectives. Les promesses du nouveau gouvernement n’ont pas amélioré leur quotidien, et les récentes augmentations du prix des denrées de base n’arrangent pas leur situation.

Hamid Rassai, militant « fondamentaliste » à Machhad l’explique : « Ce sont de simples citoyens. Ce ne sont pas des contre-révolutionnaires. Il ne s’agit pas d’une contestation politique, mais sociale. Parce qu’ils sont confrontés à des ministres qui accumulent 30 milliards de richesse personnelle face à des simples gens affamés qui voient la source des problèmes. C’est précisément la répétition de la tourmente sociale déjà vue à l’époque de Hachemi Rafsandjani » (Bahar, 30 decembre).

Les réformateurs, à commencer par Mohammad Khatami, Mir Hossein Moussavi et Hassan Rohani sont des adeptes de l’économie de marché et de la privatisation des secteurs industriels, bancaires, des hôpitaux et universités. Les « conservateurs », eux ont de fortes bases parmi les spéculateurs du bazar. Chacune des différentes tendances est liée aux puissances financières, comme la famille Rafsandjani du courant « réformateur », ou les puissants conglomérats liés à la fondation Astan Quds Razavi, chargée de l’administration des biens dédiés à l’imam Reza (les waqfs) à Machhad, bases des « conservateurs ». Ahmadinejad n’est pas épargné, malgré ses prises de position populistes, et ses proches doivent répondre de lourds dossiers de corruption devant les tribunaux.

Donald Trump en embuscade

Si les revendications populaires n’arrivent pas à trouver une expression réelle au sein de la société et si des décisions du gouvernement « réformateur » n’améliorent pas le niveau de vie des couches populaires et ne diminuent pas le fossé entre les riches et les pauvres, les mécontentements risquent, en l’absence d’alternative, de se perdre dans une confusion pouvant déstabiliser le pays. Un pays par ailleurs menacé, plus que jamais, par les États-Unis.

Dès son accès à la présidence des États-Unis, Donald Trump a remis en cause l’accord signé en 2015 avec Téhéran pour encadrer le programme nucléaire de ce pays, le considérant comme « l’un des pires auxquels les États-Unis aient jamais participé ». Il a déclaré aux Nations unies : « Nous ne pouvons pas laisser un régime meurtrier continuer ses activités déstabilisatrices (…) et nous ne pouvons pas respecter un accord s’il sert à couvrir l’éventuelle mise en place d’un programme nucléaire. » L’ambassadrice américaine à l’ONU, Nikki Haley, a présenté le 14 décembre ce qu’elle dit être des débris du missile, « fabriqué en Iran », tiré par les rebelles yéménites houthistes vers le sol saoudien. « Vous nous verrez construire une coalition pour véritablement repousser l’Iran », a-t-elle affirmé lors de cette conférence de presse.

Deux semaines plus tard, le président américain qui menace d’attaquer militairement l’Iran, qualifiant le régime de « dictature corrompue » a tweeté au sujet des protestations qui ont commencé à Machhad, le 28 décembre : « Le gouvernement iranien devrait respecter leurs droits, notamment celui de s’exprimer. Le monde regarde. »

1NDLR. Titre inférieur à celui d’ayatollah dans la hiérarchie cléricale chiite.

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