RACHIDA EL AZZOUZI, Mediapart, 25 janvier 2018
Plusieurs ONG publient un rapport accablant pour les autorités marocaines. On y découvre l’ampleur des entraves du régime pour domestiquer les associations de défense des droits humains, qu’elles soient marocaines ou étrangères.
« Même sous Hassan II, on travaillait mieux. » Ancienne présidente de l’association marocaine des droits humains (AMDH), figure de l’opposition au régime marocain, rompue aux pressions et intimidations, Khadija Ryadi regretterait presque le père au fils tant il est devenu difficile sous le règne de Mohammed VI de militer au Maroc pour le respect des droits les plus élémentaires sans se heurter à l’arbitraire et à la répression des autorités. « Nous vivons une véritable régression. Les dix dernières années de Hassan II étaient meilleures ! Il y avait un petit espace de liberté, de débat qui s’était créé après la libération des prisonniers. Le ministre de l’intérieur ne veut même plus recevoir les lettres de l’AMDH alors que sous Hassan II, elles l’étaient ! », témoigne la militante alors que l’observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains, un partenariat entre la FIDH et OMCT, le réseau mondial contre la torture, publie ce jeudi 25 janvier un rapport accablant pour les autorités marocaines.
Dans cette note consultable ici (pdf, 1 B), l’observatoire décrit par le menu « le rétrécissement de l’espace de travail de la société civile indépendante au Maroc », « un étouffement progressif ». Principales victimes : les associations de défense des droits humains soumises à des contraintes ainsi qu’à un harcèlement administratif et policier quotidien pour les entraver dans leurs activités, les affaiblir, les museler. Au mépris des conventions internationales que le Maroc a ratifiées. Au mépris de la Constitution de 2011, qui fixait plus de libertés et de droits humains, le trompe-l’œil du roi du Maroc à l’époque pour échapper aux révolutions arabes. Adoptée par référendum, dans un contexte régional explosif, alors qu’une vague de contestations avait ébranlé la Tunisie, puis l’Égypte, la Libye et la Syrie, et que le mouvement du 20 février menait des manifestations à travers le royaume, cette nouvelle Constitution consacrait notamment les libertés d’opinion et d’expression, d’association, de rassemblement et de manifestations pacifiques.
Trois procédés sont utilisés pour mettre des bâtons dans les roues des vigies du respect des droits humains. Le premier d’entre eux consiste à entraver les procédures d’enregistrement (refus de dépôt, délais), y compris pour des associations emblématiques à l’instar des associations sahraouies empêchées d’exister juridiquement, d’ouvrir un compte en banque, d’obtenir un local, de se pourvoir en justice. Deuxième moyen de pression : l’interdiction pure et simple des activités, des manifestations, réunions publiques, etc. L’AMDH, l’association marocaine des droits humains, est l’une des organisations les plus touchées. Pas étonnant. C’est la plus grande organisation des droits humains au Maroc, en Afrique et dans le monde arabe avec 94 sections et 12 000 adhérents à travers le royaume dans les grandes villes mais aussi dans des villages reculés où l’État est totalement absent. Début 2017, elle chiffrait à plus d’une centaine le nombre de réunions, conférences, événements interdits en moins de trois ans.
Les militants de l’AMDH doivent composer au quotidien avec un harcèlement dans la rue et jusque sur leurs lieux de travail. « Aujourd’hui, l’association est quasi interdite de fait, témoigne Ouadie El Hankouri du bureau de l’AMDH. La plupart de nos activités, même les sit-in, sont interdites souvent pour des motifs informels, des ordres venus d’en haut, nous dit-on. Depuis juin 2017, nous sommes sous le coup d’une demande de retrait de notre reconnaissance d’utilité publique par le ministère de l’intérieur. Ce dernier nous reproche notre soutien aux mouvements sociaux du Rif, nos dénonciations de cas de tortures, notre soutien aux détenus sahraouis. On essaie de rencontrer des officiels mais ils ne veulent pas nous recevoir. Nous avons porté plainte contre le refus de délivrance des récépissés qui prive nos sections d’une existence légale. Nous avons obtenu gain de cause devant la justice. Mais l’État refuse d’appliquer les jugements ! »
L’autre outil pour mater les ONG : les étrangler financièrement en les empêchant d’ouvrir un compte bancaire par l’absence d’enregistrement ou de récépissé définitif. « Cet accès est devenu encore plus problématique avec la nouvelle obligation faite aux bailleurs de fonds internationaux de contacter le ministère des affaires étrangères marocain avant tout financement accordé aux associations marocaines, écrit l’observatoire. Si ce nouveau dispositif de mars 2017 vise officiellement à lutter contre le financement des groupes terroristes, il est à craindre qu’il puisse être utilisé afin de contrôler le financement des ONG indépendantes et critiques de la situation des droits humains au Maroc. »
Selon les ONG, ces attaques croissantes se sont accentuées à partir de juillet 2014 lorsque le ministre de l’intérieur marocain Mohamed Hassad a prononcé devant le parlement un discours accusant les associations de défense des droits humains de recevoir des fonds de l’étranger pour mener des actions nuisant à la sécurité et à l’image du Maroc. « La rhétorique gouvernementale amalgame volontairement le travail des ONG de défense des droits humains au terrorisme et à l’extrémisme religieux », dénonce Gerald Staberock, le secrétaire général de l’organisation mondiale contre la torture. Et les attaques deviennent de plus en plus vives depuis fin 2016 dans un Maroc qui est le théâtre de multiples contestations populaires. La plus importante d’entre elles est celle qui agite la région du Rif depuis la mort du jeune vendeur de poissons Mohcine Fikri, broyé par un camion-benne avec sa marchandise et devenu depuis icône de la hogra, l’injustice, l’humiliation du peuple marocain par le régime.
« Le Maroc est en ébullition. De nombreuses protestations sociales ont éclaté à travers le royaume : dans le Rif, à Jerada, Tan Tan, Zagora… Les gens n’ont plus confiance en la classe politique, alors pour les isoler, le gouvernement s’attaque à tous les intermédiaires qui peuvent encadrer ces mouvements de colère », analyse Khadija Ryadi. « Nous dérangeons par notre influence nationale, régionale mais aussi internationale, renchérit Ouadie El Hankouri de l’AMDH. Nous allons au-delà des lignes rouges fixées par le régime, nous mettons le doigt sur les problèmes du pays, les errements du pouvoir. »
Les ONG internationales ne sont pas épargnées à l’instar d’Amnesty International ou encore Human Rights Watch (HWR). En 2015, les autorités ont expulsé deux chercheurs d’Amnesty International. Et l’organisation ne bénéficie plus depuis du libre accès dont elle jouissait jusque-là pour ses enquêtes au Maroc. Cette même année 2015, HWR a été invitée « à suspendre ses activités » au Maroc par les autorités, suspension qui court toujours aujourd’hui, le régime lui reprochant notamment son travail sur le Sahara-Occidental. Quiconque s’intéresse d’ailleurs à ce territoire de la discorde, contrôlé par le Maroc, se voit entravé par les autorités. Régulièrement, des délégations de ressortissants espagnols ou d’autres pays européens sont refoulées à l’aéroport de Laayoune, alors qu’ils viennent examiner les conditions relatives aux droits humains au Sahara-Occidental.
« Depuis que leur porte-parole nous a demandé de suspendre nos activités au Maroc, nous n’avons plus de canal de dialogue avec le gouvernement marocain. Il nous accuse de ne pas être objectifs, d’avoir un regard biaisé sur le Maroc alors que nous ne cessons de leur demander de dialoguer avec nous pour que nous ayons leur point de vue, leur version des faits », raconte Ahmed Benchemsi, figure du journalisme indépendant marocain désormais exilé aux États-Unis et directeur de la communication et du plaidoyer de la région Mena (Moyen-Orient et Afrique du nord) pour HWR. Une danse absurde et inédite : « Même sous Hassan II, autrement plus répressif, c’était plus simple ! HWR a toujours eu accès à la voix officielle du Maroc. »
L’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains appelle les autorités marocaines à mettre un terme aux entraves à la liberté d’association, et à respecter l’ensemble des droits garantis par les instruments internationaux et régionaux de protection des droits humains ratifiés par le Maroc. « Alors que la contestation et les manifestations dans le Rif risquent de dégénérer en nouvelles violences, il est essentiel que le pays respecte sa propre Constitution et ses engagements internationaux en matière de liberté d’expression, d’association et de rassemblement. Le Maroc doit également garantir la sécurité des membres et locaux des ONG de défense des droits humains », insiste Hafidha Chekhir, vice-présidente de la FIDH.