Entre les lignes, 3 mars 2015
Dans sa Préface à l’édition française (2015), , Kevin B. Anderson revient sur des lectures de Karl Marx. Il souligne, à la lecture d’écrits non encore publiés en français, les évolutions du militant-théoricien sur les sociétés non-occidentale, sur le colonialisme, les nations, l’esclavage…Il ne s’agit pas de faire croire que les apports des luttes des dominé-e-s, et leurs théorisations, au vingtième siècle sont inscrites dans l’oeuvre de Karl Marx. De ce point de vue, les contributions des féministes et des luttes anti-coloniales sont incontournables. Et il est regrettable que certains « marxistes » ne les aient toujours pas intégrées dans leurs corpus théoriques et dans leurs propositions politiques.
Plus modestement, il s’agit de critiquer des « formules » condescendantes, ethnocentriste ou euro-centrées, voire racistes, de montrer que les lectures linéaires du progrès capitaliste, (jusqu’à la valorisation du colonialisme) présentes dans certains écrits, ne sauraient résumer l’oeuvre dynamique de Karl Marx. « Marx en tant que penseur multilinéaire et non déterministe qui, au fil du temps, se montre de plus en plus sensible à la nécessité d’explorer toute une variété de voies de développement qui mèneraient vers la révolution dans les sociétés en dehors de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord ».
Dans cette préface, Kevin B. Anderson cite, entre autres, les travaux de Raya Dunayevskaya. Cette auteure insiste sur le fait « que l’universel doit se particulariser afin de devenir un universel véritablement émancipateur plutôt qu’un universel abstrait » et affirme que « les questions contemporaines de la race, du colonialisme ou du genre, bien qu’apparentées au cadre général du capitalisme, ne peuvent être subsumées sous la lutte des classes, mais possèdent une spécificité et une dynamique qui leur est propre ».
Kevin B. Anderson explique qu’il essaie de « défendre l’argument selon lequel Marx est un penseur de notre temps. Sa critique du capital, nuancée et dialectique et enracinée dans des analyses socioculturelles particulières des circonstances réelles auxquelles diverses sociétés se trouvent confrontées de par le monde, s’applique autant à notre époque qu’à la sienne ».
En conclusion, Kevin B. Anderson souligne « une conception unilinéaire du progrès social » fortement présente dans le Manifeste communiste, un tournant de Marx à partir de 1853, son soutien au soulèvement des cipayes et à l’indépendance de l’Inde, à la résistance chinoise contre les Britanniques lors de la seconde guerre de l’opium… Il parle aussi de la « dialectique race-classe » au cours de la Guerre civile aux Etats-Unis, de la cause anti-esclavagiste, l’obstacle que représente le racisme blanc pour le mouvement ouvrier dans son ensemble. L’auteur revient sur le soulèvement polonais et la place de l’indépendance nationale, l’engament de l’internationale aux cotés du mouvement indépendantiste irlandais, les conceptualisations « des relations entre classe, ethnicité et nationalisme ». Il souligne la place des « rapports communautaires et des formes communes de propriété » dans nombre de sociétés « non-euro-occidentale ». Inde, Algérie, Amérique latine, « Marx repère la persistance de formes communautaires face aux tentatives du colonialisme occidental de les détruire et de les remplacer par des formes de propriété privée ».
Chaque société produit et est traversée par des « dualités et contradictions ». La prise en compte de ces dimensions permet de dégager « une théorie multilinéaire » du développement social et de la révolution, les textes de Marx sur la Russie en sont un exemple. La théorie du changement social « n’est ni unilinéaire ni exclusivement fondée sur les rapports de classes »…
Contre bien des lectures sclérosées des problématiques de Karl Marx, un livre d’une grande actualité. Une invitation à la compréhension de la complexité, de la totalité contre les réductions économistes, les éblouissements aveuglants du « progrès », du capitalisme, d’un universel rabougri à sa lecture ethnocentriste…