Session d'entraînement des Forces spéciales de l'Armée colombienne - octobre 2010 @ BlatantWorld.com domaine public CC BY 2.0 via Flickr
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Isabel Cortés, correspondante

Au tournant du XXIe siècle, la Colombie est devenue un véritable laboratoire de guerre. Le «Plan Colombie», une stratégie des États-Unis visant à lutter contre le narcotrafic, a non seulement transformé l’armée colombienne en une machine de contre-insurrection, mais a aussi semé les germes d’un phénomène mondial : le mercenariat colombien. Aujourd’hui, des vétérans aguerris par des décennies de conflit interne combattent et meurent en Ukraine, au Soudan, au Yémen et en Libye, poussés par la pauvreté et recrutés par des entreprises comme Northrop Grumman, DynCorp et Blackwater (aujourd’hui Constellis).

Le Plan Colombie : de la lutte antidrogue à l’usine à mercenaires

Les présidents Bill Clinton et Andrés Pastrana ont lancé le Plan Colombie en 1999, un programme d’aide militaire de 2,5 milliards de dollars visant à éradiquer les cultures de coca et à affaiblir les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Des entreprises privées comme DynCorp (164 millions en contrats) et Lockheed Martin (52 millions) ont joué des rôles clés : pulvérisation aérienne, formation des troupes et gestion d’hélicoptères. Mais cette privatisation a eu un coût humain élevé. En 2001, les FARC ont abattu un hélicoptère Huey II de DynCorp, et en 2003, trois contractuels de Northrop Grumman ont été enlevés après un écrasement d’avion, révélant les dangers de confier des tâches militaires à des privés.

Le Plan Colombie a transformé l’armée colombienne en une force d’élite spécialisée en contre-insurrection, entraînée par des conseillers américains. Mais l’Accord de paix de 2016 avec les FARC a laissé des milliers de vétérans sans emploi dans un pays marqué par une forte inégalité économique. De larges pans de la population, y compris les ex-militaires, peinent avec des revenus faibles et peu d’opportunités. Faute de pensions suffisantes, beaucoup se sont tournés vers le mercenariat comme solution économique. En 2009, Blackwater a ouvert un bureau à Bogotá, recrutant 7 000 ex-militaires pour des conflits à Dubaï, en Afghanistan et ailleurs, selon Le Monde diplomatique.

Des décennies de conflit armé ont forgé des soldats experts en tactiques de guérilla, entraînés par les forces spéciales américaines. Comme le note Sean McFate, auteur de The Modern Mercenary, les militaires colombiens sont «des soldats d’élite, obéissants et peu coûteux». Alors qu’un mercenaire européen peut coûter 10 000 $ par mois, un Colombien accepte entre 2 300 $ et 4 300 $, ce qui les rend attrayants pour les pays riches cherchant à mener des guerres sans pertes nationales.

Des jungles colombiennes aux terrains de conflits mondiaux

Le mercenariat colombien s’est rapidement mondialisé. En 2015, 450 vétérans combattaient au Yémen pour les Émirats arabes unis (EAU), embauchés par Blackwater/Academi. Cette année-là, dix d’entre eux sont morts dans une attaque à Taïz. En 2021, l’assassinat du président haïtien Jovenel Moïse, commis par un groupe incluant 17 Colombiens, a révélé l’ampleur du phénomène. Plus récemment, en 2024, 22 Colombiens ont péri dans une attaque de drones au Soudan, selon l’armée soudanaise. En Ukraine, des centaines de Colombiens sont déployés depuis 2022, souvent utilisés comme chair à canon par les commandos ukrainiens.

En Ukraine, le conflit a attiré plus de 500 mercenaires colombiens, selon le ministre des Relations extérieures, Luis Gilberto Murillo. Parmi eux, 310 sont morts, 100 ont déserté et 100 ont été rapatriés, des chiffres basés sur des données russes encore à confirmer. Des cas comme celui de Pablo Puentes Borges, accusé par la Russie de terrorisme et de mercenariat, ou de Miguel Ángel Montilla, condamné à neuf ans de prison à Donetsk, illustrent les risques légaux et humains.

Les entreprises, les gouvernements et les victimes

Le Plan Colombie a enrichi les entreprises privées. Un rapport du Pentagone de 2014 a relevé 100 millions de dollars en coûts «douteux» de DynCorp et d’autres firmes. Blackwater, tristement célèbre pour le massacre de la place Nisour à Bagdad en 2007, a trouvé en Colombie un terrain fertile, recrutant des vétérans sans supervision éthique.

Des entreprises comme A4SI, fondée en 2017 par des officiers colombiens retraités, sont pointées du doigt pour des recrutements trompeurs, promettant des emplois de sécurité qui se transforment en missions dans des zones de combat comme le Soudan.

Les gouvernements ne sont pas en reste. Les États-Unis ont utilisé des contractuels pour limiter l’examen public des pertes militaires, tandis que la Colombie n’a pas signé la Convention de l’ONU contre les mercenaires (1989), permettant des opérations sans régulation. Au cœur de tout cela, il y a les vétérans, comme Jaime Henao, formé par Academi et déployé en Libye, qui a dénoncé des contrats trompeurs à RCN Radio. Au Soudan, des familles rapportent que leurs proches ont été bernés par de fausses promesses d’emploi.

Des vies brisées et un cycle de violence

Le coût humain est dévastateur. Des 10 morts au Yémen en 2015 aux 310 en Ukraine jusqu’en 2025, des centaines de Colombiens ont péri dans des conflits qui ne sont pas les leurs.

En Ukraine, des mercenaires dénoncent de mauvais traitements et des salaires inférieurs aux promesses, comme cet ex-soldat qui a déserté après avoir reçu moins de 4 300 $ par mois. Sur le plan social, le mercenariat renforce le stigmate de la Colombie comme pays violent, tandis que les vétérans font face à l’abandon de l’État.

Sur le plan éthique, le phénomène soulève des questions graves. En février 2024, un bombardement à Kurajovo, en Ukraine, a coûté la vie à Wilmer Martínez Vásquez, un jeune colombien de 28 ans ayant rejoint la Légion internationale de défenses de l’Ukraine. Sa mère, Xiomara Vásquez, se bat maintenant pour rapatrier ses cendres, un processus qui reflète le calvaire de nombreuses familles de mercenaires colombiens. Sans notifications officielles, avec des coûts exorbitants et des promesses non tenues, ces familles affrontent l’incertitude et la douleur.

«On nous tue et on nous laisse comme des chiens, les loups ou les bêtes des bois nous mangent», ont déclaré des mercenaires; le manque de transparence et l’abandon institutionnel aggravent les souffrances de ces familles, coincées entre le deuil et la bureaucratie.

Un projet de loi contre le mercenariat

Face à cette crise, le ministre des Relations extérieures, Luis Gilberto Murillo, a pris des mesures pour lutter contre le mercenariat. En 2024, il a présenté un projet de loi au Congrès visant à :

  • approuver la Convention de l’ONU de 1989 contre le mercenariat, qui interdit le recrutement, la formation, le financement et l’utilisation de mercenaires.
  • établir des sanctions précises pour ceux qui participent à ces activités, y compris les entreprises et réseaux de traite qui profitent du recrutement.
  • créer un cadre légal pour défendre les droits des Colombiens impliqués dans des conflits étrangers, ce qui est actuellement limité par l’absence de ratification de la convention.

Le projet a été approuvé en première lecture à la Commission deuxième du Sénat colombien en novembre 2024, et le ministère des Affaires étrangères a pressé le Congrès d’accélérer son adoption pour en faire une loi. Le président Gustavo Petro a soutenu cette initiative, s’exprimant le 27 novembre 2024 sur son compte X (@petrogustavo) : «Le mercenariat doit être interdit en Colombie. Les militaires doivent avoir une meilleure qualité de vie en Colombie, mais les profiteurs du sang jeune versé pour de l’argent dans des pays étrangers doivent être punis pénalement.»

Un avenir incertain : Briser le cycle de la guerre privatisée

Le Plan Colombie n’a pas éradiqué le narcotrafic, mais il a créé un héritage de guerre privatisée. Pendant que des entreprises comme Northrop Grumman et DynCorp amassent des fortunes, les vétérans colombiens sont sacrifiés dans des conflits qui ne leur appartiennent pas.

Le cas de l’Ukraine souligne l’urgence d’agir. Avec plus de 500 Colombiens impliqués et 310 morts, selon les données russes, le gouvernement colombien doit intervenir pour protéger ses citoyens et empêcher leur instrumentalisation dans des conflits géopolitiques. Des initiatives comme le projet de loi de Murillo sont un pas en avant, mais elles exigent une mise en œuvre efficace et une volonté politique.

Le mercenariat colombien est un cri de détresse d’une nation marquée par la violence et l’inégalité. En tant que citoyens du monde, nous devons exiger la transparence des gouvernements et des entreprises, soutenir les vétérans et militer pour un monde où la guerre ne soit pas une affaire lucrative.


Sources

  • Le Monde diplomatique, «L’industrie mortelle d’exportation de la Colombie» (février 2024).
  • The New York Times, « Des vétérans colombiens au Yémen » (mai 2011).
  • RCN Radio, «Les familles de Colombiens au Soudan dénoncent des tromperies» (novembre 2024).
  •  @petrogustavo, Publication sur X (27 novembre 2024).
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Isabel Cortés
Isabel Cortés est journaliste colombienne avec plus de 14 ans d’expérience en journalisme d’investigation et en conseil pour les publications scientifiques. Son parcours s’est concentré sur la défense de la liberté de la presse, des droits humains et la promotion d’un journalisme indépendant et à impact social. Jusqu’en 2023, elle a occupé le poste de Directrice numérique de la Corporation des Journalistes du Valle del Cauca en Colombie, où elle a dirigé des stratégies visant à renforcer la profession journalistique et à promouvoir un environnement informationnel plus juste, libre et sécurisé pour les journalistes et celles et ceux qui défendent les droits humains.