Mexico (Mexique), correspondance.– Une fois par semaine, Maria Isabel Cruz Bernal s’équipe de pied en cap. Covid oblige, elle enfile des gants, un masque, des lunettes, une combinaison en plastique blanc et prend la route en compagnie d’une dizaine d’autres femmes-cosmonautes, à la recherche de son fils Yosimar Garcia Cruz. Disparu en 2017 dans l’État de Sinaloa (Nord-Ouest du Mexique), il était policier municipal.
Dans le coffre du véhicule, des pelles, des tiges de métal, un drone et une radio portative. Le matériel habituel de ce collectif de familles de disparus, qui s’est donné pour mission de retrouver les proches qui manquent à l’appel. Inlassablement, les mères de disparus vont de battue en battue dans les endroits les plus reculés de la région, enquêtant à la place des autorités, qui restent les bras croisés derrière leur bureau, dénoncent-elles. Malgré le coronavirus, ces femmes refusent d’abandonner leur mission.
Le Mexique traverse sa phase la plus aiguë de la pandémie de coronavirus. Au 18 juin, les autorités mexicaines recensent plus de 165 455 cas confirmés et 19 747 décès, alors que la courbe des contagions n’a toujours pas atteint son pic. Des chiffres dont le gouvernement reconnaît qu’ils sous-estiment la réalité – jusqu’à 25 fois en-deçà, selon plusieurs experts.
Mais le Mexique souffre d’une autre épidémie, plus insidieuse. Depuis 2006, plus de 61 000 personnes sont portées disparues, et 37 000 dépouilles sans identité reposent dans les fosses communes et les morgues du pays. La guerre de basse intensité initiée par l’ex-président Felipe Calderon contre le narcotrafic en 2006 a déclenché une spirale de violences qui ne faiblit pas à ce jour. Loin d’éradiquer les cartels, cette stratégie de confrontation militarisée s’est rapidement répercutée sur les civils. Kidnappings, disparitions forcées et assassinats, perpétrés autant par les autorités que par le crime organisé, deux camps à la frontière parfois floue, sont devenus le plus grand fléau du pays.
Au prix d’années passées à gratter et renifler la terre, les collectifs de proches de disparus ont mis au jour plus de 2 000 fosses clandestines à travers le pays. Mais le coronavirus a tout suspendu. Fin mars, les autorités ont déclaré l’« état d’urgence sanitaire » et mis le pays à l’arrêt. Les commissions de recherche de disparus régionales et le parquet ont annoncé l’interruption des recherches de terrain par mesure de sécurité sanitaire.
Maria Isabel Cruz et son collectif, les Sabuesos Guerreras (littéralement, « Limiers et guerrières »), ont poursuivi leur tâche, réduisant le nombre de sorties de quatre à une par semaine et organisant des rotations pour que chacune puisse participer à son tour, avec équipement de protection et mesures barrières. « Question de survie », affirme la coordinatrice du collectif. Pour un parent dont l’enfant a disparu, « l’urgence est toujours là. Il n’y a rien de pire que rester les bras croisés », souligne Santiago Pérez Becerra, fondateur du collectif Familias Unidas por Nayarit, dans l’État de Nayarit, qui regroupe 140 familles.
D’autant que le temps est compté. À partir de juin, la saison des pluies entrave les recherches de terrain. Pour de nombreux collectifs, la pandémie s’est déclarée durant les quelques précieux mois praticables. « Là où nous menons nos recherches, les champs de canne à sucre rendent le terrain dangereux à partir de juin. Tu peux t’embourber, te perdre, et il est impossible de fouiller un sol détrempé, explique Santiago Pérez. En théorie, nous devrions maintenant diriger nos recherches vers les prisons, les centres de désintoxication, les hôpitaux, les morgues… Mais avec la pandémie, rien n’est accessible. »
L’arrêt soudain dicté par les autorités et par le calendrier officiel de réponse à la pandémie a, à son tour, paralysé le travail des familles de disparus. Dans la ville portuaire d’Acapulco (Guerrero), où s’affrontent plusieurs factions du crime organisé, il n’est pas question de faire des recherches dans des endroits reculés sans protection policière. « On ne peut pas prendre le risque de sortir sans escorte. On doit se préserver, sinon qui continuera les recherches? », interroge Emma Mora Liberato, coordinatrice du collectif Familles d’Acapulco à la recherche de leurs disparus.
À quelques centaines de kilomètres plus au nord, dans le Guerrero, Sandra Luz Roman Jaimes est à la tête du collectif Madres Igualtecas, né pour rendre visible le flux continu de disparitions dans la région, à la suite du scandale d’ampleur internationale de l’enlèvement des 43 étudiants d’Ayotzinapa en 2014.
Sandra ronge son frein. Fin février, le collectif a découvert « un trésor » : une fosse clandestine, qui pourrait apporter de précieuses pistes dans l’affaire des 43 disparus. « Mais lorsque le Covid est arrivé, les autorités ont tout laissé en plan, dénonce la coordinatrice. Ils n’ont ni isolé ni fait garder la zone. Résultat, le propriétaire du champ a brûlé tout le terrain en vue de son prochain semis. » En six ans de recherches, la militante a acquis suffisamment d’expertise pour savoir que le feu a détruit des preuves d’identification précieuses, ouvrant des fissures dans lesquelles l’eau des pluies va s’engouffrer et éparpiller les ossements en attente d’exhumation.
« Lorsqu’on voit l’adaptation des collectifs pour maintenir les recherches, on se demande pourquoi les autorités ne s’en sont pas montrées capables », relève Jérémy Renaux, directeur d’I(dh)eas, une ONG mexicaine qui accompagne juridiquement les victimes de violations des droits humains. Début mai, l’ONU a encouragé le Mexique à ne pas interrompre son travail sur les disparitions, arguant que de nombreux progrès pouvaient être faits malgré la pandémie. Certaines institutions ont mis à profit le confinement pour avancer sur les aspects administratifs, comme la Commission nationale des recherches, qui planche sur un protocole de recherche attendu de longue date par les familles de victimes, signale Renaux.
Mais aux yeux des collectifs de recherche, la pandémie est surtout un prétexte providentiel pour les institutions chargées de retrouver et de rendre justice à leurs disparus. « Avant, les autorités ne faisaient rien. Maintenant, encore moins, mais cette fois, elles ont une excuse parfaite », résume Sandra Luz. Dans une enquête réalisée par I(dh)eas auprès de plus de 600 proches de disparus, l’ONG a constaté que l’action des autorités pour s’organiser face à la pandémie était « quasiment nulle ». « On attendrait au moins de ces fonctionnaires qu’ils décrochent leur téléphone pour expliquer aux familles de disparus ce qui est fait ou ne peut pas être fait pendant la pandémie », note Jérémy Renaux.
L’enquête a pu déterminer que seuls 5 % des répondants ont eu un contact présentiel avec les autorités depuis le début de la pandémie, aux abonnés absents. Même I(dh)eas, dont c’est la spécialité, peine à maintenir le lien. « Si nous, ONG, rencontrons des difficultés pour assurer le suivi de nos dossiers, on n’ose pas imaginer ce qu’il en est pour les familles seules », souligne Renaux.
« Quand tu perds un enfant, souvent, tu perds ton travail dans la foulée»
Les administrations n’ont pas assez de fonctionnaires et elles sont débordées par l’ampleur titanesque de la tâche au Mexique, souligne cependant Emma Liberato. « Personne n’enquête vraiment, les dossiers prennent la poussière. Mon fils a disparu il y a neuf ans. Tout ce qu’il y a dans son dossier, c’est moi qui le leur ai apporté. »
Pour faire avancer l’enquête de quelques pouces, les proches de victimes doivent exercer une pression constante sur les autorités en se rendant régulièrement dans leurs bureaux. La pandémie a fait sauter cet unique moyen de vigilance.
À Xalisco, Nayarit, Santiago Pérez Becerra a observé, impuissant, que sur les trois médecins légistes chargés d’identifier les restes que son collectif a découverts, un seul travaille chaque jour par sécurité. « J’étais dès neuf heures sur les lieux. Le médecin est arrivé à 11 h 30 et reparti à 14 heures », dit-il, affligé. L’institut médico-légal de l’État accuse déjà un retard gigantesque sur les identifications de corps. Certains restes découverts en 2018 sont toujours en cours d’analyse.
La pandémie ne fait qu’exacerber des dysfonctionnements institutionnels avec lesquels les familles de disparus composent depuis des années. À son arrivée au pouvoir, le président Andrés Manuel López Obrador avait promis que cela allait changer. En mars 2019, il assurait qu’il n’y aurait « aucune limite de budget » à la recherche des disparus.
Mais le coronavirus l’a rappelé à ses priorités. Refusant de creuser la dette du pays, le chef d’État s’est mué en chantre de l’austérité, sabrant à tout-va dans le budget de l’appareil de l’État pour éponger les dépenses engendrées par la pandémie. Il a touché de plein fouet la Commission d’attention aux victimes (Ceav), l’institution chargée de distribuer à celles-ci et à leurs proches les aides du gouvernement. Déjà largement sous-financée et dysfonctionnelle, la Commission pourrait se voir amputée de 75 % de son budget, alors que les familles de disparus sont précaires.
« Quand tu perds un enfant, souvent, tu perds ton travail dans la foulée, explique Emma Mora Liberato. Ton chef ne supporte pas tes absences répétées pour faire des recherches, pour faire le pied de grue devant les institutions… Alors tu prends un emploi payé à la journée, cuisinière, serveuse, vendre des journaux dans la rue, nettoyer les pare-brises… »
Avec le Covid, tout cela s’est arrêté net. Selon l’enquête de l’ONG I(dh)eas, plus de 40 % des répondants ont perdu leur emploi ou n’ont pas été payés, 25 % étaient déjà au chômage avant la crise. Le virus a précipité ceux qui vivotaient tant bien que mal tout droit dans la misère.
À Acapulco, 26 familles du collectif se sont vu couper l’eau courante car elles ont trop d’impayés. « Les gens n’ont plus un sou. Hier j’ai dû aller acheter les médicaments d’une dame âgée du collectif pour elle, parce qu’elle n’avait pas de quoi se payer le ticket de bus pour se rendre à la pharmacie. Imagine ce qui lui reste pour manger », s’émeut Emma Liberato.
Les proches de disparus avancent en permanence sur une étroite ligne de crête. Tiraillés entre la volonté de s’oublier pour retrouver leur proche coûte que coûte et la nécessité de se préserver pour assurer les recherches. La disparition d’un proche est un événement si brutal que la plupart des familles développent d’importants problèmes de santé par la suite. Emma Liberato est sous anxiolytiques, son mari est dépressif et souffre d’hypertension.
Dans son collectif, qui rassemble plus de 200 familles, moins d’une dizaine disposent d’une couverture maladie, estime-t-elle. Des cibles idéales pour le virus. Faute de moyens, les familles l’affrontent comme les autres obstacles qui se dressent en travers de leur quête : avec résilience. « Je pense que ça nous rend plus forts », glisse Emma. Maria Isabel Cruz, qui poursuit ses recherches dans le Sinaloa, se dit « vaccinée contre la peur ». « On en a longuement discuté, mais à la fin, on ne peut pas laisser ce virus nous arrêter. »
D’autant que l’engrenage infernal ne s’est pas arrêté avec la pandémie. Le Mexique a vécu une violence record en mars et avril, malgré le confinement. Selon la Commission nationale de recherche, 237 personnes ont disparu pendant la même période. « Je pensais candidement que ça allait se calmer pendant le confinement. Quand on m’a rapporté cinq disparitions en moins d’un mois, j’ai cru à une blague », témoigne Emma à Acapulco. À Iguala, Sandra Luz Roman dit avoir recensé la disparition d’une dizaine de jeunes femmes. Dans les bureaux vides des institutions, le planton de garde daigne à peine prendre la déposition des familles. « Ils disent : “Ne venez pas nous voir, il ne faut pas risquer de vous infecter. De toute façon, il faudra attendre la fin de la pandémie pour agir” », rapporte Santiago Pérez, dans le Nayarit.
Quand les opérations sont réellement menées, elles peuvent pourtant permettre de sauver la victime, comme cette jeune fille de 17 ans de l’État de Puebla, retrouvée début juin ligotée, violentée et inconsciente dans une fosse près de l’endroit où son ex-petit ami abusif lui avait donné rendez-vous. L’homme, accusé de tentative de féminicide, attend son procès en prison.