Mexique : l’assaut contre les organisations de la société civile

ARELLANO Irma Rosa Martínez, Europe Solidarités sans frontièere, 4 juin 2019

La façade du siège du Réseau national des refuges (Red Nacional de Refugios), à Mexico. Cette organisation de la société civile (OSC) et les personnes auxquelles elle fournit ses services sont susceptibles d’être affectées par la nouvelle politique du gouvernement, qui prévoit le retrait des subventions aux OSC.La nuit, quand ses filles dormaient, Aurelia était battue par son mari. Le matin, quand elles remarquaient ses bleus, ses filles lui demandaient si elle était tombée du lit. Elle leur cachait la vérité. Son mari la frappait même quand elle était enceinte. Désespérée, elle ne savait pas quoi faire, car il lui disait qu’elle ne pourrait jamais se débarrasser de lui.

Un jour, une amie lui a parlé du Réseau national des refuges, où elle pourrait obtenir protection et assistance. Elle s’y est rendue. « Sans l’organisation civile qui gère le refuge, je ne serais pas en vie aujourd’hui », souligne Aurelia en embrassant une de ses filles.

Cependant, l’avenir de ces refuges (41 au niveau national, dont 39 centres d’assistance externe) est désormais menacé par la décision du nouveau président du Mexique, Andrés Manuel López Obrador, de ne plus soutenir financièrement les organisations de la société civile. Toutes, « sans distinction », a-t-il dit, estimant qu’elles ont servi d’intermédiaires et n’ont fait que profiter des ressources alors que les bénéfices n’en ont pas été ressentis au sein de la population.

Suite à l’indignation suscitée par l’annonce au niveau national et la mobilisation du Réseau national des refuges, le président a donné son feu vert à un concours à subventions, limité cependant à un groupe restreint d’organisations actives dans le domaine de l’égalité hommes-femmes. Ce qui adviendra après 2019 n’est, toutefois, pas clair.

« Nous nous trouvons face à une situation d’urgence, où les féminicides surviennent à raison de 9 à 10 par jour. En d’autres termes, une femme est tuée toutes les trois heures dans notre pays. La vie et la sécurité des femmes victimes de violences ne peuvent être soumises à concours et nous ne pouvons continuer à vivre dans l’incertitude en ce qui concerne le sort des refuges », a affirmé Wendy Figueroa, directrice générale du Réseau national des refuges, à Equal Times.

« Notre travail consiste à sauver des vies et l’avenir des refuges est incertain. Les refuges n’ont pas été épargnés. Il n’existe pas de politique publique claire, résolue et efficace en matière de prévention de la violence faite aux femmes. Pour tout plan d’action, le gouvernement a présenté une simple liste de points qui dénotent une méconnaissance du phénomène de la violence. Figurez-vous qu’ils entendaient résoudre le problème en distribuant directement l’argent aux victimes et qu’au lieu de “refuge” ils emploient le terme “hébergement” », souligne la directrice générale.

L’an dernier, dit-elle, le Réseau a obtenu 13,3 millions d’euros pour le fonctionnement de ses centres. Tout cela a été négocié dans le cadre d’accords [qui stipulent très précisément les cahiers des charges et sont supervisés et audités de façon systématique].

Quant aux autres organisations, le nouveau chef de l’État mexicain a réitéré sa décision d’annuler les soutiens financiers, arguant que les gouvernements précédents avaient accordé l’équivalent de 1,38 milliard d’euros (environ 1,54 milliard de dollars US), sans toutefois préciser pour quelle période, et que l’argent ne parvenait pas aux secteurs de la population qui en avaient le plus besoin.

Le cas du Réseau national des refuges montre bien comment une partie de la population qui avait jusqu’ici bénéficié de l’action des organisations de la société civile est susceptible d’être affectée.

Le risque d’affaiblissement de la société civile organisée

Les organisations civiles peuvent fonctionner non seulement sur la base des ressources de l’État, mais aussi grâce aux dons en provenance d’entités privées et aux ressources autogénérées. Parallèlement, le président mexicain a aussi décidé de supprimer les incitations (exonérations d’impôts) offertes aux entreprises privées qui font des dons. En d’autres termes, l’étau qui enserre les organisations de la société civile est double.

Pour Clara Jusidman, qui milite inlassablement pour les droits humains, les droits électoraux et les droits sociaux en général, ainsi que contre la pauvreté, s’il est vrai que la plupart des membres de la société civile ne veulent pas s’opposer au nouveau président mexicain – élu en 2018 à une écrasante majorité –, ils « s’opposent aux actions illégales menées par celui-ci, comme le fait de ne pas allouer des ressources publiques pour des dépenses qui, en l’occurrence, ont déjà été approuvées par le Congrès au titre du Budget 2019 ».

Mme Jusidman avertit qu’en disqualifiant de la sorte le travail des organisations – lorsqu’il affirme qu’elles ne servent à rien et qu’elles sont corrompues –, M. López Obrador met en danger les défenseurs des droits humains.

Elle signale aussi que nombre de petites organisations actives dans différentes régions du pays, qui effectuent un travail extrêmement important, avec des modèles d’assistance adaptés aux différents secteurs de la population sont, elles aussi, susceptibles de disparaître.

Il s’agit de personnes qui travaillent dans des conditions très difficiles, voire dangereuses, avec des salaires très bas, sinon bénévolement, dans le cadre d’un modèle dont l’efficacité n’est plus à prouver. Il s’agit aussi d’organisations qui s’occupent, entre autres, des personnes sans domicile fixe (et dépourvues de moyens de subsistance), des ex-détenus en voie de réinsertion, des personnes handicapées, des victimes de la traite ou des personnes atteintes de maladies mentales. « Le gouvernement ne dispose pas des capacités requises pour s’en occuper. Les procédures officielles sont extrêmement lentes et bureaucratiques alors que les organisations, elles, agissent », a-t-elle indiqué.

Elle souligne, par ailleurs, que le gouvernement transgresse le droit des citoyens de s’organiser, de participer et de se défendre contre des autorités dictatoriales, corrompues ou incompétentes. « Des droits humains fondamentaux pour la démocratie sont menacés », a-t-elle dénoncé.

La société civile dans le collimateur du président

« Il y a deux jours, j’ai présenté un mémorandum, une circulaire qui prévoit que les ressources du budget ne seront pas transférées aux organisations sociales, aux syndicats, aux organisations dites de la société civile, aux ONG, aux associations philanthropiques. Plus rien de tout cela ne sera autorisé. L’aide du gouvernement sera remise directement aux allocataires », a annoncé le président, le 18 février dernier.

« Tout ce qui est société civile a à voir avec le conservatisme. Même les grands consortiums sont des promoteurs de la société civile, ils sont l’étendard de la société civile », a-t-il renchéri un jour plus tard.

Les gouvernements (antérieurs, d’autres partis) ont parfois fait un usage discrétionnaire des fonds destinés au soutien aux organisations. Parmi les exemples de malversation, il y a notamment eu le cas très médiatisé de contributions équivalentes à 78 millions d’euros (87 millions USD) siphonnées durant une décennie vers deux organisations associées à l’une des principales chaînes de télévision du Mexique (la chaîne privée TV Azteca), alors que les ressources allouées à la Culture se réduisaient de façon drastique. Il se trouve que le chef de ces organisations bénéficiaires occupe aujourd’hui le poste de secrétaire de l’Éducation publique au sein du cabinet du président López Obrador.

Mais ce n’est pas le cas de l’immense majorité des quelque 40.000 organisations enregistrées dans le pays. Dans une pétition des 92 principales organisations civiles du pays appelant le président López Obrador à reconsidérer sa décision, celles-ci reconnaissent que si tous les citoyens – organisés ou non – n’agissent pas de manière honnête et transparente, et que certains exploitent les besoins et les souffrances d’autrui pour leur propre profit, « beaucoup d’autres organisations de la société civile » ont « lutté pour le bien commun, en assumant une partie des efforts nécessaires pour la défense des droits humains et en plaidant la cause de gouvernements au service de la population ».

Selon Rogelio Gómez Hermosillo, qui a longtemps œuvré pour la défense des droits et travaille en tant que conseiller international dans le domaine de la lutte contre la pauvreté, l’actuel président est entré en confrontation politique avec un groupe d’acteurs qu’il considère comme des opposants conservateurs, en raison des critiques qu’il a subies de leur part concernant certaines de ses décisions (comme l’annulation de la construction d’un aéroport dont les travaux étaient engagés à 30 %, les consultations qu’il a lancées sans diligence ni rigueur professionnelle aucune et sur lesquelles il entend fonder des décisions importantes, ou encore la légalisation de la participation de l’armée aux activités de sécurité publique, entre autres.

« [En décidant la suppression des subventions aux OSC et aux ONG, le président] met, en fait, une croix sur toute collaboration avec la société civile. Le co-investissement social, un modèle bien connu dans le reste du monde, se fonde sur l’utilisation de l’expertise, la capacité, la mystique et la générosité que possèdent les organisations », indique M. Gómez Hermosillo.

« Il prend ses décisions au pied de la lettre, sans ménagements » et « est en train de chambarder » tout le modèle de collaboration, alors qu’il existe une loi pour la promotion des organisations. « Il existe des concours pour l’attribution des fonds, avec des appels à propositions ouverts, assortis de règles claires. Tout État démocratique valorise ces facteurs car ils permettent d’obtenir de bons résultats », ajoute-t-il.

Marian Olvera, directrice de l’ONG Alternativas y Capacidades qui a pour objectif de renforcer la capacité d’influence des organisations de la société civile, relève que le président a décidé d’annuler les soutiens alors que les fonds étaient déjà approuvés. Pour ce qui a trait au Programme de co-investissement social (qui implique que les organisations assument une part du coût d’un projet spécifique), les normes de fonctionnement avaient déjà été énoncées mais ont été annulées lorsque le président a émis la désormais fameuse Circulaire 01.

Les fonds approuvés pour ce programme s’élèvent à l’équivalent de 6,2 millions d’euros (7 millions USD), soit 37 % de moins qu’en 2018.

Les organisations de la société civile, un contre-pouvoir

Les OSC ont également contribué à impulser des institutions autonomes, comme l’autorité indépendante du gouvernement chargée de l’organisation des élections. Très longtemps considérée comme une référence dans différentes parties du monde, cette instance a été chargée de l’élection qui s’est soldée par la victoire de l’actuel président. La société civile a également réussi à créer une institution autonome qui garantit l’accès à l’information publique, entre autres, et a appuyé diverses initiatives visant à l’établissement de lois relatives à la protection des droits humains. Il ne s’agit là que de quelques exemples des enjeux-clés que les OSC influencent dans la vie démocratique du pays.

D’autre part, la société civile remplit aussi une fonction de contre-pouvoir. Fin février, le Congrès a approuvé la création d’une Garde nationale, sous une mouture différente toutefois de celle que le président espérait faire passer. Par le truchement de cette réforme constitutionnelle, le président cherchait à légaliser la participation des forces armées aux travaux de sécurité publique, ce qui était interdit.

Les pressions exercées par un groupe nourri d’organisations de la société civile qui ont impulsé la campagne #seguridadsinguerra (sécurité sans guerre) ont au moins contribué à limiter dans le temps la participation militaire aux travaux de sécurité publique. La nécessité de renforcer la police civile a également été soulignée. Bien qu’il ait également été établi que le commandement de la Garde nationale devait être civil, le président a nommé un militaire actif en voie de retraite.

Au cours de sa campagne électorale, López Obrador avait promis que les militaires ne participeraient plus à la sécurité publique, fonction réservée aux civils. Mais une fois arrivé à la présidence, il a décidé d’institutionnaliser cette participation, n’hésitant pas à recourir à la réforme constitutionnelle.

Avant son investiture au Congrès, le président a critiqué ceux qui lui reprochaient d’avoir soutenu le projet de Garde nationale :

« À vrai dire, je ne sais ce que pensent les experts et ceux des organisations de la société civile, parce qu’il y en a assez du simulacre, d’être sans cesse en train d’analyser la réalité sans rien y changer. Expertise pure, diagnostique pur, études, embauche de consultants, mais rien n’est fait pour changer les choses. La question de la garde nationale est urgente, c’est une préoccupation », a martelé M. López Obrador.

Une « guerre » des chiffres

L’on ne voit pas clairement à quoi le président faisait référence lorsqu’il a évoqué les 1,38 milliard d’euros accordés aux OSC. Selon les sources officielles, les fonds alloués aux organisations de la société civile en 2016 s’élevaient approximativement à 324 millions d’euros (361 millions USD).

Une analyse de l’Institut de recherche du Sénat de la République indique que le financement public des OSC présente des « signaux alarmants » dès lors que les ressources de 2014, à l’instar de celles de 2015 et de 2016, sont pratiquement identiques à celles affectées en 2012 (en pesos constants – tenant compte de l’inflation –). « En fait, partant de cette analyse, non seulement les ressources n’ont pas augmenté, mais elles ont baissé de 17 % en 2013 et de 7 % en 2016 par rapport aux années antérieures. »

Et le plus surprenant est que, dans les statistiques concernant le soutien aux organisations civiles, les autorités mexicaines tiennent compte d’associations qui sont en réalité des entités décentralisées du gouvernement, qui accomplissent des fonctions de l’État, comme, entre autres, l’éducation pour les adultes, les activités sportives ou les pépinières d’entreprises. Ces institutions sont appelées organisations sociales gouvernementales (GONGO).

Selon une étude de l’organisation Alternativas y Capacidades concernant le financement des organisations de la société civile par le gouvernement fédéral, environ 40 % du total des ressources déclarées correspondaient en réalité à des transferts de fonds des agences aux institutions gouvernementales constituées sous forme d’associations civiles.

Selon l’étude, « Il s’agit de ressources que certaines agences transfèrent à des instances constituées en tant qu’associations civiles mais qui ne sont pas indépendantes de l’administration publique, dans la mesure où leurs organes de direction sont exclusivement ou majoritairement composés de fonctionnaires publics ou de personnes nommées par les administrateurs des agences ; elles opèrent principalement grâce à des ressources publiques et peuvent même, dans certains cas, être constituées spécifiquement pour exécuter des programmes gouvernementaux ».

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