ARELLANO Irma Rosa Martínez, Equal Times, 30 janvier 2019
Artemisa, 60 ans, a commencé à travailler quand elle était adolescente. Sauf quelques brèves interruptions, elle travaille officiellement depuis 38 ans et continue de le faire même si son salaire n’est pas aussi bon qu’auparavant. Elle n’a plus accès à certaines prestations de base, comme la couverture de santé, alors que ses possibilités de retraite sont nulles, en raison des particularités de la loi mexicaine. Ayant travaillé dans le public et le privé, la loi ne lui permet pas de cumuler le nombre d’années travaillées sous les deux régimes et donc de garantir un revenu à la retraite.
La flexibilité croissante du travail découlant des réformes législatives successives des 20 dernières années fait qu’un pourcentage important de travailleurs mexicains se retrouvent en situation de précarité.
« La situation est dramatique. Absolument tous les droits ont été perdus. Face à la pénurie de travail, les demandeurs d’emploi ne font pas la fine bouche ; ils prennent ce qu’on leur propose, même quand les prestations et la sécurité sociale les plus minimales ne sont pas garanties », affirme José Alfonso Bouzas, chercheur à l’Instituto de Investigaciones Económicas de l’Université nationale autonome de Mexico (la plus importante université du pays).
Selon M. Bouzas, cette situation n’est pas due aux réformes légales uniquement. « C’est la réalité sur le terrain qui, depuis les années 1980, a dévié du cadre normatif. L’« outsourcing » [externalisation du travail], par exemple, existait déjà avant la réforme de la législation et des sauvegardes ont été instaurées pour protéger les travailleurs. Cependant, les autorités elles-mêmes ont émis une instruction pour y déroger, vu le mécontentement considérable qu’elles suscitaient auprès des milieux d’affaires. Le Mexique était déjà un « paradis du flexi-travail ». »
Les longues années de stagnation de la croissance économique suite à la crise de 2008-2009 n’ont pas contribué à impulser la croissance de sources d’emplois bien rémunérés proportionnellement aux besoins du pays. Les bas salaires du marché mexicain ont constitué le principal facteur incitatif à l’heure d’attirer les investissements étrangers productifs dans le pays, notamment dans le cadre de l’Accord de libre-échange nord-américain.
En 2012, le Congrès mexicain a approuvé une des multiples réformes du travail qui ont flexibilisé les modalités d’embauche (« à l’essai », « en stage pré-emploi », par heure, outre la régulation d’une modalité qui existait déjà, à savoir la sous-traitance ou externalisation), pour « diversifier les sources d’emploi et améliorer la productivité ».
Adoptée en 1917, la Constitution mexicaine a été internationalement reconnue comme pionnière en matière de droits sociaux. Toutefois, selon Manuel Fuentes, l’un des avocats du travail les plus respectés du pays, la Loi fédérale du travail, qui régit la relation entre les travailleurs et les employeurs dans le secteur privé, a converti cette relation en une marchandise, affaiblissant considérablement les droits sociaux.
D’après un rapport d’étude qui sera publié prochainement par la Commission des droits de l’homme de Mexico, préparé par le consultant Germán Reyes Gaytán et transmis à Equal Times, la précarisation des relations du travail est d’ores et déjà une réalité au Mexique, reflétée par la situation de chômage, de travail informel, la baisse du pouvoir d’achat et l’absence de Justice du travail.
Aleida Hernández Cervantes, également chercheuse à l’Université nationale, explique que l’incertitude et la précarité de l’emploi, le manque de protection et l’impossibilité de participer à l’établissement des conditions de travail sont autant de critères qui signalent l’existence d’un emploi précaire.
« Parmi le vaste éventail de modalités d’emploi précaire figurent les contrats temporaires de durée variable, l’absence de clarté concernant l’identité de l’employeur et la difficulté à exercer les droits syndicaux », indique-t-elle.
C’est également ce qui ressort de la nouvelle Stratégie pour l’emploi de l’OCDEprésentée par l’Organisation pour la coopération et le développement économiques le 4 décembre dernier, qui signale que si la croissance exige des politiques à l’appui de la flexibilité sur les marchés du travail et des produits, celles-ci ne sont pas suffisantes pour garantir aussi de bons résultats en termes de quantité et de qualité de l’emploi et d’inclusion.
Des millions de Mexicains ont même renoncé à chercher un emploi ; il n’y en a plus
Les statistiques officielles sur le chômage sont trompeuses. Alors que le chômage est passé de 4,94 % à 3,88 % entre 2013 et 2016, l’indicateur correspondant aux personnes ayant cessé de chercher du travail indique un taux de 16,09 %.
D’après le rapport de la Commission des droits de l’homme, il est alarmant de constater qu’en 2016, sur une population économiquement active (PEA) de 53,68 millions de personnes, 2,1 millions étaient au chômage et 5,8 millions non seulement n’avaient pas de travail mais ont, de surcroît, « pour des motifs divers », renoncé à en chercher.
L’Organisation internationale du travail (OIT) elle-même, souligne dans son rapport Panorama du travail 2017 sur l’Amérique latine et les Caraïbes que la baisse du taux de chômage au Mexique n’a pas été le résultat d’une création d’emplois accrue mais plutôt une conséquence de la diminution du taux de participation au marché du travail.
Cette situation est susceptible de s’aggraver avec le Plan d’austérité qui est déjà en train d’être appliqué par le gouvernement du nouveau président de gauche, Andrés Manuel López Obrador.
Ce plan prévoit la suppression de 2.000 postes au Sénat de la République (64 %) et de 3.000 postes à la Chambre des députés. Un millier de fonctionnaires ont aussi été appelés à donner leur démission dans le département chargé de la levée des impôts, toutefois selon des conditions de départ non conformes à la loi.
Les responsables de l’Institut chargé de la sécurité sociale des travailleurs au service de l’État ont, pour leur part, annoncé la suppression de 3.000 postes. Le service homologue responsable des travailleurs du secteur privé a annoncé qu’il réduira également ses effectifs, sans toutefois offrir de précision quant au nombre de suppressions prévues. Le ministère responsable de l’enseignement public a informé qu’il réduira son personnel de 30 %. Et la liste continue.
En termes de salaires, selon les données citées par l’ancienne députée Araceli Damián, au cours des 20 dernières années, le Mexique a perdu du terrain par rapport à d’autres pays. De fait, alors qu’en Chine, le salaire moyen dans l’industrie manufacturière a triplé entre 2005 et 2016 pour atteindre 3,6 USD (3,14 euros) de l’heure, au Mexique, il a reculé de 2,2 à 2,1 USD (1,92 à 1,83 euros) de l’heure.
Selon le rapport de l’OIT précité, les salaires réels ont augmenté dans une majorité de pays d’Amérique latine, alors qu’ils se sont contractés au Mexique.
D’après la nouvelle Stratégie pour l’emploi de l’OCDE, de tous les pays membres de l’organisation, le Mexique est celui qui affiche les salaires les plus bas. Elle souligne aussi que les revenus bruts par heure au Mexique sont de 4,6 USD (4,02 euros), alors que la moyenne dans les autres pays membres de l’organisation est de 16,6 USD (14,5 euros).
Le 17 décembre dernier, le nouveau gouvernement a annoncé une augmentation du salaire minimum, qui est passé de 4,07 à 4,73 euros par jour, soit une hausse de 16 %. Le salaire minimum a été multiplié par deux dans les régions proches de la frontière avec les États-Unis, ce qui concerne environ 8 millions de travailleurs, soit 6,66 % de la population.
Toujours d’après l’enquête de la Commission des droits de l’homme, l’emploi informel a enregistré une légère baisse, passant de 27,03 % en 2013 à 26,3 % en 2016. Le rapport souligne, néanmoins, que ce pourcentage reste préoccupant dès lors « qu’il reflète une situation constante et alarmante d’emploi précaire » attribuable aux emplois à temps partiel, aux emplois marginaux ou informels ou ceux non rémunérés dans les entreprises familiales qui sont, dans de nombreux cas, les seules options pour les travailleurs au Mexique, faute de perspectives meilleures.
Érosion du système de santé et externalisation
L’accès aux soins de santé constituait autrefois une garantie sociale fondamentale pour les personnes qui vivent de leur travail. Selon les experts qui ont participé à la réalisation du rapport de la Commission des droits de l’homme, il aurait été inconcevable que ladite garantie ne fasse pas partie intégrante de l’emploi.
Désormais, on ne peut plus tenir pour acquis qu’une partie importante de la population salariée ou formellement employée bénéficie d’une couverture médicale. En 2013, le nombre de travailleurs formels dépourvus d’une couverture de santé était proche de 15,08 millions, sur un peu plus de 33 millions de personnes ayant un emploi.
Et bien que le nombre de salariés ait augmenté, le nombre de personnes exclus de la couverture de santé a, lui aussi, grimpé. En 2016, il y avait 35,26 millions de travailleurs salariés, cependant le nombre de salariés dépourvus d’attention médicale atteignait 15,97 millions.
L’embauche en sous-traitance est un facteur supplémentaire de précarisation de l’emploi. Selon le rapport de la Commission des droits de l’homme, cette modalité d’embauche a connu un essor plus marqué au cours des dernières années, passant de 8,6 % des personnes exerçant un emploi en 2004 à 16 % en 2014, selon les chiffres officiels.
Le problème étant qu’un pourcentage considérable de ces employeurs intermédiaires ne déclare les salaires réels des travailleurs ni au fisc (dans le but de réduire le coût de leurs services), ni aux institutions responsables de la sécurité sociale, entraînant par-là même une réduction des contributions cotisées auprès de ces autorités.
Bien que cela puisse paraître avantageux pour les travailleurs, qui paient moins d’impôts et cotisent moins à la sécurité sociale, il n’en est rien au final puisqu’un certain nombre de prestations, comme la prime de Noël et les indemnités de maladie, sont calculées sur la base du salaire déclaré.
D’où l’annonce récente d’un sénateur qui est aussi dirigeant syndical, qu’il présentera une réforme législative pour interdire la sous-traitance, ce qui n’a pas manqué de susciter la préoccupation des chefs d’entreprises.
Les jeunes et la nouvelle administration
Le sondage sur l’emploi et le salaire minimum réalisé par le Centro de Estudios Sociales y de Opinión Pública (CESOP) de la Chambre des députés a montré qu’avec la baisse des prestations et des revenus salariaux, 72 % des travailleurs du pays affirment que leur situation s’est détériorée au cours des trois dernières années.
Sur 45 % des travailleurs qui ont répondu avoir un emploi, 19,9 % affirment bénéficier des prestations prévues par la loi, 16,2 % disent ne bénéficier d’aucune prestation, 6,1 % de prestations supérieures à ce que prévoit la loi et 2,6 % de certaines prestations, toutefois dans le cadre de contrats qui n’établissent pas une relation avec l’employeur.
D’après le Rapport de l’Observatorio de Salarios 2018de l’Universidad Iberoamericana (une institution dirigée par des religieux jésuites, reconnue pour sa préoccupation pour les enjeux sociaux et les droits humains), 50,6 % des jeunes (15 à 29 ans) n’ont accès à aucune prestation. Et 66 % des jeunes salariés ne sont pas couverts par la sécurité sociale.
« La tendance à la flexibilisation du travail au Mexique est allée croissant depuis que la réforme de la Loi fédérale du travail, en 2012, a assoupli les conditions d’embauche ; ce qui s’est traduit chez les jeunes ayant un emploi par une situation de précarité permanente qui ne cesse de croître », signale le rapport.
En 2017, à peine 13,6 % des jeunes bénéficiaient de vacances, de primes de Noël ou d’accès au crédit au logement.
À cela vient s’ajouter une problématique supplémentaire, celles des jeunes « ni étudiants, ni employés » ou « ninis ». Le nouveau gouvernement a lancé un programme spécial, « Les jeunes construisent le futur », qui a pour objet de former les jeunes de cette catégorie pour faciliter leur accès au marché du travail.
Les syndicats « de protection » (du patronat)
Cette situation de précarité a été, en grande partie, dissimulée par les dirigeants syndicaux eux-mêmes (comme la Confederación de Trabajadores de México – CTM – et la Confederación Regional de Obreros y Campesinos – CROC -, entre autres). Expert du travail, Manuel Fuentes caractérise le rôle du dirigeant syndical au Mexique de la façon suivante :
« Les directions syndicales, et les caciques qui sont à leur tête, font fi de la volonté des travailleurs. Pour elles, ils se résument à des masses et à de vulgaires objets. Les dirigeants forment des cliques qui contrôlent à leur guise les biens et les finances syndicales, les processus électoraux et jusqu’aux volontés des travailleurs, en menaçant de les jeter à la rue moyennant une simple demande adressée au patron pour qu’ils ne soient pas rembauchés, soient écartés pour un prétexte quelconque, dépouillés de leurs droits syndicaux ou licenciés sans justification. Ils ont, en même temps, recours aux menaces et aux violences physiques, pouvant aller jusqu’à l’assassinat. Dans certains cas, les caciques syndicaux finissent par assumer le contrôle d’institutions où leurs membres sont employés. »
Ce cadre du syndicalisme mexicain s’est construit au fil de 70 ans d’histoire, une période durant laquelle les principales centrales syndicales étaient organiquement liées au PRI – qui a occupé le pouvoir durant la majeure partie du siècle dernier suivi, de 2000 à 2012, du Partido Acción Nacional.
D’après Aleida Hernández Cervantes, chercheuse auprès de l’UNAM, cette relation entre l’État mexicain et le syndicalisme n’a pas conduit à une intégration réelle des bases ouvrières aux décisions du pouvoir public, « dès lors que les dirigeants syndicaux étaient seuls à opérer leur intégration au sein de la coalition gouvernementale, par le biais de la mobilisation et du contrôle des bases en faveur des dirigeants en exercice et que, d’autre part, des limites étaient imposées à l’exercice de droits comme la syndicalisation, l’organisation syndicale interne et le droit de grève ».
Bien que les relations ne se soient pas encore désarticulées entre les syndicats patronaux et l’État mexicain, selon Mme Cervantes, une série de faits pointent, néanmoins, à leur affaiblissement :
« Le déclin du taux de syndicalisation est un indicateur de cet affaiblissement. En 2012, le taux de syndicalisation se situait à 8,8 % de la PEA totale et 13,9 % du pourcentage de travailleurs salariés. Un phénomène contributif a été la prolifération des contrats individuels, qui empêchent les travailleurs de se syndiquer », a expliqué la chercheuse.
D’autre part, la prolifération des syndicats de protection patronale a aussi contribué à saper la représentation des travailleurs par les syndicats. Il est estimé que dans près de 90 % des cas, les contrats collectifs de travail – qui devraient résulter de la négociation collective entre les syndicats et l’employeurs – enregistrés auprès des autorités du travail sont en fait des contrats collectifs de protection patronale, qui ont pour objet de simuler la négociation collective entre un syndicat factice et un employeur qui l’élit en fonction de son inconditionnalité. C’est ce qu’on appelle des syndicats « de protection », attendu qu’ils sont formellement constitués et enregistrés auprès des autorités du travail aux fins de « fournir un service » aux entreprises qui cherchent à se soustraire à la négociation collective authentique, précise Mme Cervantes.
La situation actuelle en matière d’emploi présente un tableau en clair-obscur. Outre l’augmentation du salaire minimum et les bourses accordées aux jeunes « ni employés ni étudiants » sur ordre du nouveau président, la Cour suprême de justice de la nation a statué que les travailleuses domestiques ont droit à la sécurité sociale. D’autre part, le sénat mexicain a récemment adopté la Convention 98 de l’Organisation internationale du travail pour garantir la liberté syndicale. Dans le même temps, les licenciements de fonctionnaires de l’État se comptent déjà par milliers.