MARIE HIBON, Médiapart, 6 avril 2020
Dans un pays où plus de la moitié des travailleurs n’ont ni contrat, ni couverture sociale, l’épidémie de coronavirus agit comme un terrible révélateur, exacerbant les inégalités du pays.
Mexico (Mexique), correspondance.– Catalina s’adosse à son petit chariot réfrigéré. Ce jeudi 26 mars, comme tous les jours, elle a revêtu son costume de vendeuse, bleu électrique, comme la glacière piquée d’un parasol qu’elle trimballe dans les rues de Pachuca, une petite ville à une heure au nord de la capitale Mexico. Elle est seule, debout sous un soleil de plomb en cette fin mars, sur la place Juarez désertée. « Les glaces, ce sont les enfants qui les achètent », soupire-t-elle. Les écoles de tout le pays ont fermé quatre jours plus tôt, la laissant sur le carreau.
Chaque jour, le Mexique rejoint un peu plus la cohorte des autres pays à l’arrêt. Le pays est entré en « état d’urgence sanitaire pour cas de force majeure » lundi 30 mars, les autorités enjoignant à la population de rester chez elle et suspendant toutes les activités non essentielles. Un à un, les magasins de la capitale ont baissé le rideau. Les derniers restaurants ouverts ont barré leur entrée et retourné les chaises sur les tables, n’offrant plus que des articles à emporter. Les bureaux des tours de l’avenue Reforma à Mexico, sur laquelle défilent les costumes-cravate, se sont vidés.
Mais en se retirant chez soi, ce Mexique moderne, équipé pour télétravailler et au portefeuille suffisamment garni pour stocker rouleaux de papier toilette et kilos de farine dans le garde-manger, a rendu visible un autre Mexique, qui continue de faire tourner ces quartiers aisés désormais assoupis. Un Mexique de portiers, femmes de ménages, de balayeurs et vendeurs de nourriture de rue : au total, 56 % des travailleurs, soit trente millions de Mexicains, pour qui se confiner ne fait pas partie du champ des possibles.
Maria Eugenia, ceinte du tablier brodé à encolure carrée qui caractérise les ménagères du pays, astique les vitres du hall d’entrée d’une résidence haut de gamme de la Condesa, le quartier le plus gentrifié de la capitale. Elle se réjouit d’avoir encore du boulot, car tant qu’il y en a, il y a de l’argent. D’autres ont été moins chanceuses : de nombreuses travailleuses domestiques ont été remerciées sans autre forme de procès par leurs employeurs dès les premières contagions.
Car au Mexique, être employé ne garantit pas la sécurité. « Dans ce pays, on peut être salarié et pauvre », explique Rogelio Gómez Hermosillo, coordinateur de l’ONG Action citoyenne contre la pauvreté. Quatre salariés sur dix ne bénéficient pas de contrat stable ni de couverture sociale. Le résultat de « décennies de violation du droit du travail » face à un État faible, incapable de faire respecter ses lois, développe Gómez Hermosillo. « Au bout du compte, cela revient moins cher aux entreprises de violer le code du travail, en incluant le coût d’une condamnation en justice, que d’employer les gens dans les règles. »
Depuis la mise en place des mesures sanitaires pour lutter contre la propagation du coronavirus, qui a fait 94 morts pour 2 143 cas confirmés au 5 avril, chaque jour apporte son lot d’entreprises qui, face à la crise, se défont de leurs employés. Alsea, un conglomérat regroupant une dizaine de chaînes de restaurants (Domino’s Pizza, Burger King, Starbucks…), proposait fin mars à ses employés de « s’absenter un mois sans versement de leur salaire ». Dans les secteurs de la restauration et du tourisme, c’est l’hécatombe : sur les plages de la Riviera Maya, joyau du tourisme mexicain, l’occupation hôtelière en berne a causé le licenciement de près de 60 000 employés du secteur en dix jours.
Le gouvernement a pourtant été péremptoire : tout travailleur non essentiel doit se confiner en avril et son employeur « est tenu de lui verser un salaire en ce mois d’épidémie ». Un vœu pieux, s’amuse Maria Eugenia. « Qui ne voudrait pas être chez soi en ce moment ? Mais ici, c’est le Mexique… si on me renvoie à la maison, ce sera sans ma paie. » Chaque jour, elle prie, en passant le pas de la porte, de ne pas ramener avec elle le virus qui contaminerait ses filles.
Depuis plusieurs semaines, les autorités sanitaires tentent donc de jongler entre les impératifs de santé et la réalité économique du pays, dont le PIB s’est contracté de 0,1 % l’an dernier. Le sous-secrétaire à la santé Hugo López-Gatell, épidémiologiste réputé et tête de proue de la réponse gouvernementale, l’a lui-même plusieurs fois répété : « Asphyxier l’économie et la société pourrait avoir des conséquences dévastatrices, plus encore que l’épidémie de coronavirus. » Le produit de cette stratégie hybride : un décret – par nature, obligatoire – demandant à la population d’observer un confinement volontaire, sans mention de sanctions. Une déclaration toute en contorsions pour envoyer ceux qui le peuvent chez eux sans acculer les autres.
Ivan Aguilar Ortiz, la vingtaine, cireur de chaussures de Pachuca, n’a aucune intention de rentrer chez lui. Le jeune homme, qui attend encore son premier client de la journée, est persuadé que le coronavirus n’est pas une maladie, mais un complot de la Chine pour voler aux États-Unis le statut de première puissance mondiale. Il n’est pas le seul : à quelques mètres de là, le vendeur de « pastes », ces chaussons en pâte feuilletée typiques de la ville, y croit lui aussi dur comme fer.
Des réponses destinées à tenir le danger à distance faute de pouvoir s’en prémunir, théorise le chercheur Patricio Solís, du centre d’études sociologiques du Colegio de Mexico. « Au Mexique, la notion de service public a été démantelée petit à petit sous les précédents gouvernements. L’État est peu présent dans la vie des gens. Alors, quand il appelle la population à rester chez elle pour combattre un virus, il se heurte à un immense secteur qui vit sans lui, et qui lui répond : “Pourquoi devrait-on vous croire? Quelle autorité avez-vous pour venir bouleverser notre équilibre?” »
Une personnalité en particulier a entretenu ce discours de défiance vis-à-vis du virus pendant de longues semaines : le président mexicain Andrés Manuel López Obrador en personne. Élu fin 2018 sur un rejet de la classe politique corrompue, AMLO, comme on le désigne au Mexique, a fondé sa légitimité sur sa proximité avec le peuple mexicain. Celui qui se vante d’avoir visité « toutes les communes du pays » a refusé de mettre un terme à ses bains de foule aux quatre coins du pays, brouillant allègrement le message des autorités sanitaires, qui tentaient de faire infuser l’idée d’une crise sanitaire à venir dans la population. En trois semaines, le président a incité les Mexicains à ne pas renoncer aux accolades ; brandi des amulettes en clamant qu’elles le protègent du virus ; et encouragé les gens à se rendre au restaurant pour soutenir une économie « familiale et populaire ».
Un discours « attractif pour une partie de cette économie informelle, ainsi que la classe moyenne engagée qui cherche à la soutenir », décrypte Patricio Solís, pour qui « le problème de ce discours, c’est qu’il a beau se placer du côté des plus faibles, il est contreproductif ». En continuant à sortir de chez eux pour gagner leur vie, les travailleurs s’exposent plus que jamais au virus, alors qu’ils sont précisément ceux qui manquent d’une couverture sociale. « Le confinement doit devenir un droit, et pour ce faire, le président doit assumer ses responsabilités de chef de l’exécutif, et mettre un place un programme de compensation, afin que ce secteur de la population puisse rester chez lui. »
Dimanche 5 avril, après une semaine plus sobre employée à visiter des hôpitaux, López Obrador s’est solennellement adressé à la nation. À contre-courant des ambitieux plans de soutien à l’économie locale déployés dans plusieurs pays de la région, le président a dressé le portrait d’un Mexique inchangé par la crise sanitaire, qu’il a qualifiée de « transitoire », appelant à « une récupération rapide » du pays. Face à la crise économique qui s’annonce, il a dégainé son programme d’austérité, annonçant de nouvelles coupes dans les salaires des hauts fonctionnaires, ainsi que la création de 2 millions d’emplois d’ici à la fin de l’année.
Pendant ce temps, Catalina, la vendeuse de glaces de Pachuca, se désinfecte les mains avec une mixture d’eau, de savon et de Javel, et se douche longuement dès son retour à la maison. « Plus, je ne peux pas faire », confesse-t-elle. Les services de santé du pays, eux, travaillent d’arrache-pied pour se préparer à ce qui vient, mais le système hospitalier manque de tout. Le pays ne compte à l’heure actuelle que 1 000 spécialistes en soins intensifs, quand il en faudrait dix fois plus, a notamment reconnu samedi le président, avant de lancer un appel à candidatures destiné à recruter en trois semaines 20 000 médecins et infirmiers qui suivront une formation express en ligne. Le système hospitalier, dans un scénario optimiste, se prépare à absorber sur plusieurs semaines un peu plus de 10 000 malades en soins intensifs. Mais l’absence de mesures ambitieuses pour aider les PME et les travailleurs précaires à rentrer chez eux, afin d’aplanir la courbe, risque d’alourdir un scénario auquel le Mexique peine déjà à se préparer.