PLEYERS Geoffrey, ZEPADA Manuel Garza, Europe solidarité sans frontière, 28 avril 2018
Après plus de sept décennies de pouvoir du parti-état dans un régime semi-autoritaire, le Parti de la révolution institutionnelle (PRI), des candidats d’autres partis ont remporté les élections pour la mairie de la ville de Mexico en 1997, puis la présidence de la République en 2000. Avec le soulèvement zapatiste et le triomphe de l’opposition aux élections présidentielles, le pays semblait alors entamer une période de profondes transformations démocratiques. Les attentes des citoyens étaient immenses.
Deux décennies plus tard, ces espoirs ont, en grande partie, disparu. Le PRI a retrouvé la présidence de la République en 2012, le pays souffre de la violence du crime organisé et des violations constantes des droits humains par l’armée. 40 % de la population mexicaine (soit 54,3 millions de personnes) vit sous le seuil de pauvreté, l’accès à la santé est compliqué pour la plupart et l’écart entre les pauvres et les riches ne cesse de croître. Dans le même temps, la corruption est chaque jour plus flagrante et ne semble épargner aucune institution et aucun niveau de pouvoir. Alors que le gouvernement annonce des coupes budgétaires généralisées, particulièrement dans les domaines de l’éducation, des sciences, de la santé et des services sociaux, l’Institut national électoral, responsable de l’organisation des élections, a annoncé un budget historique de plus d’un milliard d’euros (24 milliards de pesos) pour le financement des partis politiques et l’organisation des élections du 1er juillet 2018. Qu’est devenue la « transition démocratique » et les espoirs qu’elle avait suscités ? Qu’est-il arrivé à toute cette énergie sociale réveillée par les zapatistes ? Où est passée la réaction des citoyens qui se sont si souvent mobilisés contre les injustices et l’impunité, et dont on pensait voir le sursaut dans la mobilisation et la solidarité après le tremblement de terre du 19 septembre 2017 ?
Sous la neige, le volcan
Vu de loin, le pays semble dominé par l’apathie et le conformisme. On ne voit plus guère de grandes mobilisations telles que celles qui avaient marqué les années 2000 et même le cas de la disparition de 43 étudiants d’Ayotzinapa, en 2014, ne parvient plus guère à mobiliser plus de quelques milliers de personnes à Mexico alors que le cas reste irrésolu et que l’armée est très probablement impliquée dans cette disparition forcée. Toute l’arène médiatique mexicaine est désormais occupée par la campagne électorale, la violence et parfois quelques inquiétudes suite à un Tweet de Donald Trump ou aux négociations en cours de l’Accord de libre-échange qui lie depuis 1994 le Mexique aux États-Unis et au Canada. Selon John Holloway, le pays est un vrai volcan, dont la beauté et la froideur de la neige extérieure qui le surplombe cachent une réalité bouillante de rejets, de colère et de recherche d’alternatives, une instabilité qui menace à chaque instant d’exploser. Cependant, ce serait une erreur de chercher les mouvements et acteurs sociaux dans les formes qu’ils avaient vingt ans auparavant, à l’époque de ce qu’on appelait la « transition démocratique ». Le panorama dans lequel surgissent les résistances actuelles est bien différent, et il en va de même pour les acteurs sociaux. Des évolutions fondamentales de deux ordres expliquent les évolutions des mobilisations et des espoirs de la société civile mexicaine : des transformations structurelles du pays et l’évolution des horizons émancipateurs.
Violence structurelle
Cette dernière décennie au Mexique, la violence a explosé et est devenue structurelle. Elle s’est enracinée dans tous les secteurs de l’économie et de la vie publique, jusque dans l’État et ses institutions. Le journalisme, la défense des droits humains et l’activisme sont devenus des activités extrêmement risquées. La disparition de 43 étudiants de l’École normale rurale d’Ayotzinapa, dans l’État de Guerrero (Sud-Ouest), illustre l’apogée d’un processus de criminalisation de la lutte sociale, en particulier des jeunes et des étudiants dans le pays. Au point qu’est apparu le terme de « juvénicide ».
De nombreuses initiatives et groupes citoyens se sont organisés face à cette violence, que ce soit pour créer des groupes d’autodéfense ou à la recherche des disparus. Ce n’est cependant plus un secteur de la société civile qui doit faire face à la violence mais, d’une manière ou d’une autre, tous les acteurs sociaux qui s’organisent au Mexique doivent affronter cette violence, que ce soit celle des cartels, la destruction de leur communauté, la répression de l’État ou les disparitions d’activistes. À quelques exceptions près, telles que le Mouvement pour la paix dans la justice et la dignité et les manifestations qui ont suivi la disparition des 43 étudiants d’Ayotzinapa, ces résistances contre la violence s’organisent au niveau local, dans un climat de grande défiance envers l’État. C’est dans ce cadre-là qu’ont surgi les groupes d’autodéfense ainsi que les communautés qui s’organisent de manière autonome face aux cartels et à l’État.
Le peuple contre le complexe extractiviste
Ce contexte de violence généralisée se voit renforcé par une emprise croissante de l’accaparement des terres et des ressources naturelles par des entreprises transnationales, que les chercheurs latino-américains nomment « les entreprises extractivistes ».
Le mouvement de la communauté de Cherán a ainsi commencé comme une action de défense de la forêt municipale qui était sur le point d’être détruite par un cartel en 2012. Six ans plus tard, elle est devenue une lutte emblématique. D’autres communautés résistent à l’implantation d’un aéroport, d’autoroutes, de barrages ou à la privatisation de l’eau. Ces mobilisations locales montrent la force du lien communautaire qui continue de caractériser certaines zones du Mexique. Les relations entre les habitants de la communauté se renouvellent et se reconfigurent. Les acteurs expérimentent de nouveaux modes d’organisation qui consistent non seulement à s’opposer aux projets « extractivistes », mais implique aussi la construction d’alternatives dans le quotidien.
Au cours des deux dernières décennies, le Mexique est par ailleurs devenu l’un des pays les plus connectés et les plus friands de réseaux sociaux. L’irruption d’Internet et des réseaux sociaux a favorisé des changements à la fois dans la culture et dans l’organisation de nombreux mouvements. Les réseaux sociaux permettent la mise en place d’organisations interpersonnelles et collectives plus flexibles. Ils ouvrent aussi de nouveaux canaux d’information et de communication entre citoyens.
Il faut néanmoins reconnaître les limites de ces possibilités nouvelles. L’accès à Internet ne doit pas donner l’illusion d’une résolution des problèmes liés à la désinformation. Les principales chaînes de télévision jouissent toujours d’une influence très forte dans l’opinion publique et les gouvernements et partis politiques investissent des millions pour venter leurs politiques. Les enjeux sont tels que la « bataille de l’information » est devenue une véritable guerre : 35 journalistes mexicains ont été assassinés en 2016 et 2017, autant qu’en Syrie.
L’État, moins une solution qu’un problème
Si on les compare aux acteurs des décennies antérieures, l’une des transformations qui a le plus affecté les mouvements sociaux au Mexique est la remise en question des horizons émancipateurs. Il y a 20 ans, l’idée d’une « transition démocratique » et l’alternance politique ont généré bien des espoirs et ont ouvert des horizons politiques, économiques et sociaux. Des progrès substantiels étaient attendus en matière de réduction de la pauvreté et de la corruption et en matière de respect des droits humains. Dix-huit ans après l’alternance électorale, ces espoirs sont devenus des illusions. L’arrivée d’un candidat à la présidence arborant comme principe central l’honnêteté et le combat contre la corruption pourrait améliorer la situation, mais qui peut encore penser qu’un Président pourra à lui seul résoudre les problèmes structurels qui gangrènent le pays et qui n’épargne aucun parti politique ?