MARIE HIBON, Médiapart, 3 décembre 2019
Mexico (Mexique), de notre correspondante.– Andrés Manuel López Obrador (AMLO) est un homme occupé. « Je travaille seize heures par jour au lieu de huit, aime-t-il à dire, pour accomplir deux sexennats en un. » Au vu de l’ampleur des changements qu’il a promis à son arrivée au pouvoir, il y a tout juste un an, on serait tenté de croire que c’est nécessaire.
Élu haut la main en juillet 2018, López Obrador a su canaliser la volonté d’alternance des Mexicains, écœurés par des décennies de gouvernement du PRI (le Parti révolutionnaire institutionnel, qui a régné sans partage sur le Mexique pendant 71 ans) et du PAN (Parti action nationale, droite), épinglés pour le clientélisme et la corruption rampante qui ont marqué leurs administrations.
Alors que la gauche peine à trouver un nouveau souffle en Amérique latine, « AMLO », comme il est surnommé au Mexique, est arrivé à la tête du pays avec les coudées franches pour opérer un virage à 180 degrés, mettant fin à une politique néolibérale dont la plupart des Mexicains n’ont jamais vu les bénéfices annoncés. Le président bénéficie d’une confiance indéboulonnable de la population – son taux de popularité reste élevé –, d’une opposition décimée et d’une majorité absolue dans les deux chambres du Parlement – grâce à une coalition hétéroclite alliant la gauche aux évangélistes, restée unie jusqu’ici. Une occasion historique.
À 66 ans, ce natif de l’État de Tabasco (sud du Mexique) à la diction traînante et aux costumes trop larges incarne, à défaut de la modernité, le changement. À son agenda, rien de moins qu’une « quatrième transformation » censée rejoindre les trois premiers jalons de l’histoire mexicaine selon la gauche nationaliste : l’indépendance, la réforme et la révolution. AMLO a promis de mettre fin à la corruption et son corollaire, l’impunité, qui gangrènent le Mexique. Il a assuré qu’il dompterait la violence débridée du pays – avec 33 000 homicides, 2018 détient le record de l’année la plus violente – et qu’il donnerait la priorité aux plus pauvres dans un pays aux inégalités records.
Mais la propension du chef de l’État à célébrer le changement avant que les Mexicains ne puissent le toucher du doigt fait craindre à certains qu’il ne se contente de redorer l’image du pays sans s’attaquer aux problèmes de fond. « Le seul obstacle de López Obrador, c’est la réalité », note Juan Pablo Galicia, politologue à l’université Modelo de Mérida.
Soucieux de marquer, avant tout, la fin d’une ère et le début d’une autre, le président a mis dès son arrivée au pouvoir l’appareil bureaucratique de l’État à la diète. Il a fermé les robinets aux organisations de la société civile, qu’il voit comme des machines à détourner de l’argent, réorientant le budget vers de généreux programmes sociaux destinés aux plus modestes, grands oubliés des dernières décennies dans un pays où 42 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Les retraites ont doublé, le salaire minimum augmente par tranches, les microentreprises reçoivent des crédits sans intérêts et les petits paysans auront bientôt des prix garantis.
Cette politique sociale a l’avantage de traduire les promesses impalpables du président en monnaie sonnante et trébuchante, même si elle reste « peu innovante », remarque Carlos Illades, historien spécialiste de la gauche mexicaine. À en juger par l’absence de mobilisation sociale au Mexique, alors que les manifestations ont essaimé à travers le continent ces derniers mois, l’argument a convaincu.
Pourtant, sur le plan économique, le baromètre est loin d’être au beau fixe. Le président a annoncé qu’il visait une croissance à 4 %, mais elle frôle actuellement le point mort. Les milieux d’affaires, méfiants vis-à-vis de ce président de gauche qui a décrété de but en blanc « la fin du néolibéralisme » et dédaigne l’investissement public, restent frileux.
Rien ne sera plus pareil, a promis le président. Il faut que cela se voie, et vite – quitte à forcer un peu sur le populisme. Pour s’attaquer à la corruption, AMLO a multiplié les signaux dès son arrivée au pouvoir. Outre sa cure d’austérité gouvernementale, il a dépoussiéré les habituelles ventes aux enchères de biens confisqués par l’État en renommant l’organisme qui les chapeaute « Institut pour rendre au peuple ce qui a été volé ». De temps à autre, sous une grande tente blanche dressée dans les jardins de Los Pinos – l’ancienne résidence présidentielle qu’AMLO a également « rendue au peuple » en la transformant en centre culturel –, se vendent aux enchères voitures, manoirs et bijoux dont on n’oublie pas de préciser, s’il y a lieu, qu’ils ont été confisqués à des fonctionnaires véreux ou à des trafiquants de drogue. Avant chaque vente, le président indique à quel village pauvre l’argent sera ensuite destiné.
« Plus que de grandes idées pour fortifier le pays et ses institutions, AMLO a une vision très morale du changement qu’il veut apporter, observe Carlos Illades. Une vision archaïque, mais qui a trouvé son public… Être capable de transmettre des messages simplistes avec succès, c’est le rêve de tout politicien ! »
Et cela marche : selon le baromètre Transparency International, 61 % des Mexicains estiment en 2019 que le gouvernement fait du bon travail pour combattre la corruption, contre 24 % seulement en 2017, à l’époque de son prédécesseur Enrique Peña Nieto. AMLO n’a pourtant pas donné de réel coup de pied dans la fourmilière, à l’exception d’une ancienne ministre accusée de détournements de fonds et emprisonnée pour l’exemple. « Le danger, avertit Ricardo Alvarado, de l’ONG Mexicains contre la corruption, c’est que le discours binaire du président sur “les gentils et les méchants” le conduise à penser que son arrivée au pouvoir suffit à garantir la fin de la corruption et le dispense de mesures structurelles. »
Ce président à qui la maxime « L’État, c’est moi » irait comme un gant fait preuve d’un « autoritarisme soft », selon M. Illades. « AMLO voit désormais les contre-pouvoirs, qu’il jugeait nécessaires pour les autres présidents, comme des freins à son œuvre », juge le politologue Juan Pablo Galicia. À plusieurs reprises, le président a placé sa garde rapprochée à des postes où l’indépendance eût été de mise. Dernière en date, Rosario Piedras Ibarra, une fidèle du président, a été parachutée à la tête de la Commission nationale des droits de l’homme.
Qui n’est pas avec lui est contre lui : le président n’a pas de mots assez durs envers « les conservateurs », une notion fourre-tout qui englobe quiconque questionne son projet. Les journalistes en font régulièrement les frais – un discours dangereux dans un pays où treize d’entre eux ont été assassinés rien que cette année.
« Les gens le soutiennent car il ne ressemble pas aux autres politiques »
De loin, le président préfère maintenir une ligne directe avec les Mexicains. C’est à eux qu’il s’adresse lors de ses conférences matinales, qu’il tient chaque jour à sept heures face à un parterre de journalistes somnolents. Durant deux heures, il cisèle un Mexique rêvé, où le peuple est « heureux, heureux, heureux », sauf les vendredis, où il visite les communes les plus reculées du pays. « AMLO se comporte comme s’il était toujours en campagne », observe M. Galicia. « Les gens le soutiennent car il ne ressemble pas aux autres politiques, abonde M. Illades. Grâce à cela, il bénéficie d’une large tolérance de la part de la population. »
Ses réserves vont cependant aller s’amenuisant, prédit l’historien. « Avec son éventail de programmes sociaux, AMLO a abattu toutes ses cartes d’un coup. Mais l’absence de résultats commence à peser. Il va falloir tenir encore cinq ans, durant lesquels il lui reste peu à offrir pour apaiser la population », diagnostique-t-il.
L’armure du président se fissure déjà. Sa popularité n’a pas résisté au défi de la violence, qui menace d’engloutir le pays. Mi-octobre, le cartel de Sinaloa a mis la ville de Culiacan (ouest du pays) à feu et à sang pour obtenir la libération d’un des fils du Chapo Guzmán, Ovidio, capturé par les autorités lors d’une opération mal préparée. Bilan : quatorze morts dont quatre civils dans les affrontements entre le crime organisé et les forces armées. L’incapacité des autorités fédérales de donner une explication claire des événements a coûté dix points au président dans les enquêtes d’opinion.
Le président mexicain avait pourtant posé le bon diagnostic, s’accordent les experts : mettre fin à la guerre frontale et militarisée contre les cartels de la drogue. Mise en œuvre il y a douze ans par le président de droite Felipe Calderón, la stratégie a eu pour seul résultat de plonger le Mexique dans une spirale de violences dont le pays n’arrive pas à s’extraire aujourd’hui. Refusant de combattre « le feu par le feu », AMLO a misé sur ses programmes sociaux pour éradiquer les racines de la violence, selon lui : pauvreté et inégalités.
Tout à sa volonté de se démarquer de ses prédécesseurs sur le dossier, le président en a négligé sa politique sécuritaire à court et moyen terme, pointe Francisco Rivas, à la tête de l’ONG Observatoire national citoyen. « AMLO considère que tout recours à la force s’apparente à de la répression », soupire-t-il. Le regain de violence de ces derniers mois, sous la forme d’offensives taillées sur mesure pour les gros titres des journaux, semble indiquer que les groupes criminels ont bien reçu le message. « Ils se sont découvert une plus grande marge de manœuvre, et cela a permis à toute une mosaïque de conflits régionaux de se détériorer plus encore », estime Falko Ernst, analyste en sécurité au sein de l’ONG International Crisis Group. Les civils trinquent : alors que le pays digérait encore l’assaut diurne de Culiacan, trois femmes et six enfants d’une communauté mormone fondamentaliste binationale (mexicaine et américaine) ont été massacrés début novembre par un groupe criminel dans le nord du Mexique.
Ces événements réveillent au Mexique le spectre des méthodes de guerre, surtout quand le corps des forces de l’ordre créé par López Obrador, la Garde nationale, est doté de caractéristiques militaires qui contredisent son discours pacifiste. Un récent rapport d’Amnesty International, intitulé « Quand les paroles ne suffisent pas », s’alarme d’ailleurs de l’absence d’avancées en matière de droits de l’homme sous López Obrador. Cette peur a été renforcée par les dernières déclarations de Donald Trump, qui a exigé « la guerre » contre les cartels qu’il veut désigner comme « terroristes ».
Car si AMLO a toujours manifesté une indifférence complète envers la politique extérieure – il a séché le G20 en juin dernier et s’est longtemps vanté de ne pas avoir de passeport à jour –, le chef de l’État n’a pu se soustraire aux semonces de son puissant voisin du nord. En juin, au terme d’un agressif chantage aux taxes douanières, les États-Unis ont obligé le Mexique à troquer la politique migratoire humaniste dont rêvait AMLO contre une militarisation de ses frontières, où les arrestations et les expulsions de migrants sont désormais de rigueur.
Après ces couleuvres avalées sans broncher, le président s’est consolé en ouvrant grand les portes du Mexique à un Evo Morales acculé en Bolivie, confirmant sa réputation de paradis de la gauche en exil. Fraîchement élu à la tête de l’Argentine, le péroniste Alberto Fernández est venu prendre la température du Mexique avant sa prise de fonctions. Pour le politologue Juan Pablo Galicia, le chef de l’État pourrait bientôt se consacrer davantage à la politique extérieure : « Quand ça ne va pas chez vous, rien de mieux que les voyages autour du monde pour se donner une bonne image. C’est un parfait écran de fumée, et AMLO est expert en la matière. »