Mathieu Magnaudeix, Médiapart, 21 octobre 2018
À Seagoville, Texas, une banlieue de Dallas, Susie coupe les cheveux. À l’entrée de sa boutique, une lourde croix est accrochée au mur. En face, près de la porte, les clients épinglent leurs voeux sur le « mur de prières », pour un père malade, une amie souffrante, pour eux-mêmes.
Susie a voté Obama en 2008. Maintenant, elle est une « Trump girl » : c’est même écrit sur son tee-shirt blanc et rouge. Chez ce président, il y a des choses qu’elle n’aime pas, les tweets matinaux « dont il pourrait se passer » , laséparation des enfants migrants à la frontière ( « personne ne veut ça » ), le fait que Trump ne paie pas ses impôts . Mais tout ça est loin, en toile de fond sur les écrans de télé. Pour Susie, quinquagénaire au visage creusé par le travail et les épreuves, l’important est ailleurs. « Il dit tout ce qu’on pense. Avec lui, je me sens fière d’être américaine. En sécurité. »
Quand des millions d’Américains ne voient en Trump qu’une tornade menaçante, un histrion sinistre se délectant du chaos qu’il crée, Susie, la coiffeuse, est plus fervente qu’au premier jour. Et elle n’est pas la seule.
Certains lui promettaient l’autodestruction, mais en deux ans, Donald Trump n’a pas sombré. Bien sûr, il insulte, il tempête, il ment, il est cerné par plusieurs enquêtes judiciaires. Mais malgré ce chaos dont il se délecte, et parfois grâce à lui, il a aussi obtenu des résultats.
Il a baissé les impôts (les plus riches en profitent éhontément , mais les classes moyennes en reçoivent des miettes), cassé des protections environnementales et dérégulé le gouvernement, obtenu la renégociation (cosmétique) del’accord de libre-échange avec le Mexique et le Canada, rencontré le dictateur nord-coréen Kim Jong-un, commencé à démanteler l’assurance-santé d’Obama, attaqué l’avortement, nommé des juges ultraconservateurs dont Neil Gorsuch et Brett Kavanaugh , nommés à vie à la Cour suprême, en passe de faire basculer la plus haute juridiction américaine très à droite pour une génération. Par ailleurs, les chiffres macroéconomiques de l’économie américaine sont bons. Pour tout ça, Trump est le héros des électeurs républicains, et le maître de leurs élus, qui n’osent plus bouger le petit doigt et s’humilient chaque jour un peu plus.
En deux ans, à cause de ses tweets, de son sexisme, de son racisme, de sa tolérance envers les groupes néonazis, Trump a parfaitement réussi à attiser les tensions déjà vives de la société américaine. C’est dans le tumulte, la peur, une extrême violence verbale et la réactivation infinie des guerres culturelles qu’il avait gagné in extremis la présidentielle en novembre 2016.
Et c’est ainsi qu’il compte sauver sa peau le mardi 6 novembre, lors des traditionnelles élections de mi-mandat.
Aux États-Unis, à mi-chemin du mandat présidentiel de quatre ans, le scrutin des « mid-terms » est un rituel. Des centaines de mandats sont remis en jeu : au Congrès, l’intégralité des 435 membres de la Chambre des représentants et un tiers des sénateurs (33 sièges) ; dans les États, 36 postes de gouverneurs et 6 073 sièges dans les « législatures » , les parlements locaux. À l’heure actuelle, les républicains détiennent le Sénat et la chambre des représentants, 33 postes de gouverneurs sur 50, et 4 134 sièges dans les législatures.
Cette élection intermédiaire, traditionnellement défavorable au pouvoir en place, mobilise toujours moins que la présidentielle. En 2014, lors du dernier scrutin sous Obama, la mobilisation fut particulièrement faible (64 % d’abstention, record historique depuis… 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale !).
Cette année, le contexte est tout autre. En grande partie, cette élection-là sera un référendum pour ou contre Donald Trump. L’intéressé le sait, il s’en vante , a commencé une grande tournée électorale : déjà dix meetings depuis le début d’octobre, dans le Tennessee, l’Iowa ou l’Arizona, de grands shows similaires à ceux de sa campagne, à chaque fois marqués par l’autosatisfaction et la vantardise , les attaques personnelles, les outrances, et récemment, les menaces physiques .
Trump y dénonce l’opposition « diabolique » , la « populace » démocrate « rageuse » , agite le spectre de l’ « extrême gauche » , menace du pire si les républicains perdent leur majorité : « Les choses pourraient changer , menace-t-il .Elles pourraient changer vite. » Ces derniers jours, il s’en prend à une « caravane » de migrants du Honduras, qui vient de passer la frontière avec le Mexique en direction des États-Unis. Des républicains accusent leurs adversaires desoutenir les « terroristes » et relaient toutes sortes de conspirations. D’après le Washington Post , Trump sera enmeeting permanent dans les dix jours juste avant l’élection.
À maints égards, ce scrutin a une dimension historique. « Le scrutin le plus important de nos vies », titre le magazine Mother Jones . Si Trump enjambe l’échéance sans trop de casse et conserve sa double majorité au Congrès, il aura les mains libres pour amplifier sa politique, traquer les migrants, alimenter la stratégie de la tension avec l’Iran, déclencher de nouvelles guerres commerciales, continuer de bloquer les accords de Paris, démanteler pour de bon l’assurance-santé , et nommer un ou plusieurs juges à la Cour suprême.
Il pourrait aussi limoger son ministre de la justice, Jeff Sessions, accusé de ne pas assez le protéger contre le procureur spécial Robert Mueller qui enquête sur la collusion de sa campagne avec le Kremlin pendant la campagne présidentielle, et cherche à savoir s’il a entravé le bon cours de la justice depuis qu’il est à la Maison Blanche.
Dans son dernier film, Fahrenheit 11/9 , qui sort en France le 31 octobre (en VOD), le réalisateur de gauche Michael Moore, un des rares à avoir anticipé la victoire de Donald Trump, décrit une Amérique à deux doigts de basculer définitivement dans le fascisme – vers la fin, il superpose même un discours de Trump avec des images de Hitler.
« Trump n’est pas Hitler et le trumpisme n’est pas le nazisme » , corrige dans la New York Review of BooksChristopher Browning, le célèbre historien du nazisme. Mais il prophétise aussitôt que « cette histoire n’aura pas defin heureuse » , entre la prolifération des « démocraties illibérales » et la catastrophe climatique qui vient, niée par Trump lui-même.
« Colère des femmes »
Pour faire basculer la chambre des représentants du Congrès, les démocrates ont besoin de remporter 23 sièges aujourd’hui détenus par des républicains. C’est un objectif à leur portée. Beaucoup ont choisi de faire campagne sur des sujets concrets, comme l’extension de la couverture santé, la lutte contre les coupes budgétaires, la défense des écoles publiques. Au vu de l’enthousiasme de très nombreux militants sur le terrain, de la participation élevée auxprimaires ( en hausse , et plus forte que chez les républicains), des dons qui affluent, du nombre inédit derépublicains qui ne se sont pas représentés en prévision d’une « vague » démocrate, mais aussi de l’ impopularité deDonald Trump , une nouvelle défaite des démocrates serait la preuve qu’ils ratent décidément tout.
Après l’humiliation de 2016, elle ouvrirait aussitôt une bataille entre la direction centriste du parti démocrate, qui a par endroits verrouillé les primaires à sa convenance, et la ligne « socialiste » du sénateur Bernie Sanders, ou l’option « sociale-démocrate » de sa collègue Elizabeth Warren.
Le changement de majorité à la chambre des représentants entraverait l’agenda politique de Donald Trump et permettrait aux démocrates de lancer toutes sortes d’investigations parlementaires sur la collusion supposée de sa campagne avec la Russie, les finances obscures de la Trump Organization, celles de Donald Trump lui-même, lesconflits d’intérêts de son gendre et conseiller Jared Kushner, les décisions de son administration, etc.
En revanche, seul un contrôle aux deux tiers du Sénat permettrait aux démocrates d’espérer un jour obtenir unimpeachment de Donald Trump. Les républicains sont actuellement majoritaires de deux voix au Sénat, une assemblée qui surreprésente les États ruraux et les moins peuplés . Sur les 33 sièges sénatoriaux remis en jeu cette année, seuls neuf sont républicains, et d’après le site spécialisé Cook Political Report, la plupart de ces sortants sont favoris.
Le Sénat pourrait donc rester aux mains des républicains qui conserveraient le crucial pouvoir de nomination dans les cours fédérales et à la Cour suprême. Un Congrès divisé de la sorte (la chambre des représentants aux mains des démocrates, le Sénat républicain) augurerait d’un débat politique survolté, et projetterait très vite les États-Unisdans l’élection présidentielle de novembre 2020, à laquelle Trump est officiellement candidat (et pour laquelle il a déjà accumulé un pactole de 106 millions de dollars).
L’enjeu central du scrutin sera bien sûr la participation, rendue plus difficile par les multiples charcutages dedistricts, les purges électorales et les restrictions du droit de vote mises en place depuis une décennie par lesrépublicains dans les États qu’ils contrôlent. Lui-même en lice pour sa réélection dans le Vermont, l’ancien candidat à la présidentielle Bernie Sanders a prévenu : « Cela ne suffit pas de se plaindre, de râler et de se désespérer, il faut sortir de chez soi et voter » , dit-il. « Si nous avons une faible mobilisation, la droite continuera de diriger la « House » et le Sénat. Si la mobilisation est forte, si les jeunes et les travailleurs votent, nous pourrons amener les changements dont nous avons besoin. »
En face, le parti républicain veut croire que la nomination de Brett Kavanaugh à la Cour suprême et les conditions de son audition ont galvanisé la base républicaine. « Kavanaugh pourrait être la force qui retournera la vague bleue », espère le polémiste conservateur Glenn Beck, dont les émissions radiophoniques sont diffusées sur 500 radios auxÉtats-Unis. Ancien spin doctor de George W. Bush, Karl Rove parie sur un « come-back d’octobre » pour lesrépublicains.
À plus de deux semaines du vote, rien n’est stabilisé. Une des énigmes majeures de ce vote est de savoir dans quelle mesure l’impopularité de Donald Trump, et le rejet parfois viscéral qu’il suscite, se traduira dans les urnes. Signe d’une immense « colère des femmes » déclenchée par la victoire de Donald Trump contre Hillary Clinton, catalysée par le mouvement #MeToo (et de toute évidence aiguisée par l’affaire Kavanaugh), un record historique de femmes, en grande majorité démocrates, ont concouru aux « mid-terms » et se présentent le 6 novembre. Rachel Crooks, une ancienne standardiste qui affirme avoir été embrassée de force par Trump , est même candidate à l’assemblée de l’Ohio …
À certains endroits, les primaires ont fait surgir de nouvelles têtes , parfois contestatrices des méthodes rouillées du parti démocrate, qui ressemblent à leurs électeurs. Depuis deux ans, des groupes progressistes, souvent extérieurs au parti démocrate, qui en contestent la ligne et les méthodes, s’échinent à remobiliser et à reprendre le travail basique de terrain laissé en plan sous Obama par un parti qui, bien souvent, ne prenait même plus la peine deprésenter des candidats dans des bastions conservateurs.
Lors d’élections partielles récentes, dans l’Alabama, en Virginie ou en Pennsylvanie l’action de ces groupes, tels qu’Indivisible (lire nos reportages en Pennsylvanie, ici et ) , s’est révélée décisive. Au Texas, des groupes tentent demobiliser les Hispaniques qui représenteront bientôt la majorité de la population. Dans les États industriels qui avaient sur le fil permis à Trump de remporter l’élection (Michigan, Pennsylvanie, Ohio, etc.), une jeune garde démocrate paraît bien placée pour infliger de sévères défaites au parti au pouvoir. Au sud du pays, des organisations dirigées par des Africains-Américains ont pris en main leur propre destin et pourraient contribuer à faire élire le premier gouverneur noir de Floride, Andrew Gillum, ou la première femme gouverneure de l’histoire du pays, Stacey Abrams.
De toute évidence, il y aura le 6 novembre une série de premières côté démocrate. Deux « socialistes » déclarées devraient siéger à la Chambre des représentants : la New-Yorkaise Alexandria Ocasio-Cortez, 28 ans, future cadette du Congrès , et l’avocate Rashida Tlaib, de Detroit (Michigan), qui serait la première femme musulmane à siéger au parlement américain.
Christine Hallquist (Vermont) pourrait devenir la première gouverneure transgenre de l’histoire du pays. Ilhan Omar (Minnesota), réfugiée de la guerre civile somalienne, pourrait être élue au Congrès. Paulette Jordan (Idaho) pourrait devenir la première gouverneure indienne-américaine, et Deb Haaland (Nouveau-Mexique), la première native à entrer au Congrès. Dans deux semaines, l’Amérique va un peu changer. Donald Trump sera entravé ou conforté. Mais il sera toujours président.