Maristella Svampa, Extrait de « Néo-développementisme, gouvernements et mouvements sociaux en Amérique latine, in Problèmes d’Amérique latine, 2011-3, no. 81
Maristella sera présente à la conférence LA GRANDE TRANSITION qui commence à Montréal jeudi prochain le 17 mai.
En termes de relations économiques, la mondialisation met à l’ordre du jour une nouvelle division internationale du travail qui accentue encore davantage l’asymétrie entre pays du Nord et du Sud. Les pays du Nord (comprenant, de plus en plus, les grandes économies émergentes, comme la Chine) ont tendance à installer hors de leurs frontières les premières phases de l’activité d’extraction. Ils privilégient ainsi la préservation de l’environnement local au détriment d’une dégradation environnementale mondiale plus importante, en particulier dans les pays du Sud dont le territoire sert de source d’approvisionnement et de récepteur de déchets
Une telle demande de matières premières ou de biens de consommation adressée aux pays dépendants entraîne un impressionnant processus de reprimarisation de l’économie latino-américaine. Un rapport de la Commission économique pour l’Amérique latine de l’ONU (CEPAL), illustre cette tendance à partir d’indicateurs de 2009 qui pointent une augmentation par rapport à l’année précédente : ainsi, dans la communauté andine, le taux des exportations de produits primaires passe de 81 % en 2008 à 82,3 % en 2009 et, pour ce qui est du MERCOSUR, l’accroissement est encore plus important puisque ce même taux passe de 59,8 % à 63,1 %. Dans la région, c’est la Bolivie qui se trouve en tête de cette relance des exportations de produits primaires (soit 92,9 % de ses exportations). Ce mouvement atteint même un pays comme le Brésil. Sous les deux mandats de Lula da Silva, en effet, la participation des biens primaires dans les exportations passe de 48,5 % en 2003 à 60,9 % en 2009, ce qui remet radicalement en question l’opinion répandue d’un « Brésil industrialisé ».
Dans le contexte actuel, l’extractivisme doit être compris comme un modèle d’accumulation fondé sur la surexploitation de ressources naturelles en grande partie non renouvelables et sur le déplacement des frontières des territoires jusqu’alors considérés comme « improductifs ». Enfin, ce modèle comprend non seulement les activités strictement extractives (secteur minier et pétrolier) mais aussi d’autres activités (comme l’agrobusiness et les biocarburants) qui encouragent la logique extractiviste en consolidant la monoproduction. Il englobe également les projets prévus par l’Initiative pour l’intégration de l’infrastructure régionale sud-américaine (Iniciativa para la Integración de la Infraestructura Regional Suramericana, IIRSA) dans le domaine des transports (aménagement de voies fluviales, ports, couloirs interocéaniques, entre autres), de l’énergie (grands barrages hydroélectriques) et des communications. Établi en accord avec plusieurs gouvernements latino-américains en 2000, ce programme a pour objectif essentiel de faciliter l’exportation de ces produits de l’extraction vers leurs ports de destination.
Il faut rappeler que, durant les années 1990, dans le cadre des réformes néolibérales, les modalités d’intervention de l’État se sont trouvées modifiées entraînant, entre autres, la perte du contrôle des ressources et des territoires. Cependant, au cours des dernières années, dans un contexte marqué par l’émergence de gouvernements progressistes, tout particulièrement en Bolivie et en Équateur, l’État a repris ses capacités institutionnelles : il s’est posé en acteur économique efficace et, dans certains cas, en agent redistributeur. En dépit de ces progrès, avec l’apparition des théories de la gouvernance mondiale, la tendance n’est pas au retour d’un État « méga-acteur ». L’État régulateur resurgit, au contraire, dans un espace à géométrie variable, c’est-à-dire sur une scène à plusieurs acteurs (complexification de la société civile qu’illustre la présence de mouvements sociaux, d’ONG et d’autres acteurs) en étroite collaboration avec des capitaux privés multinationaux, dont le poids dans les économies nationales ne cesse d’augmenter. Il ne faut pas non plus oublier que le retour de l’État à ses fonctions redistributives s’appuie sur un tissu social différent de ce qu’il a été jusque-là (une solide assise ouvrière et paysanne) : le produit des transformations des années néolibérales et, dans de nombreux cas, des politiques sociales compensatoires prônées dans les années 1990 par la Banque mondiale.
Une des conséquences de l’actuelle poussée extractiviste est la multiplication des conflits sociaux autour des questions environnementales. Cela se traduit par une montée en puissance des luttes ancestrales pour la terre des mouvements indigènes et paysans ainsi que par l’apparition de nouvelles formes de mobilisation et de participation citoyenne autour de la défense des ressources naturelles (définies comme « biens communs »), de la biodiversité et de l’environnement. Par conflits sociaux autour des questions environnementales, nous entendons les conflits liés à l’accès et au contrôle des ressources naturelles qui supposent, de la part des acteurs en présence, des intérêts et des valeurs différents dans un contexte d’asymétrie du pouvoir. Les divergences concernant les ressources naturelles portent sur le territoire (partagé ou à contrôler) et, plus généralement, sur la nécessité de le préserver ou de le protéger. Allant de pair avec la nouvelle division territoriale et mondialisée du travail, un des traits spécifiques des conflits environnementaux est leur caractère plurifactoriel qu’illustre la complexité des liens entre acteurs sociaux, économiques et politiques aux différents stades de l’action et aux divers niveaux juridictionnels. Enfin, de tels conflits sont l’expression de conceptions différentes de la nature qui, en dernière instance, manifestent une divergence de fond concernant la notion de « développement ». C’est pourquoi l’analyse des conflits environnementaux constitue une introduction privilégiée à l’explicitation de deux questions qui lui sont consubstantielles, à savoir, le développement et l’environnement.