Said Bouamama, 23 janvier 2020
La régression sociale que constitue la mondialisation est d’une ampleur inégalée depuis le nazisme. Elle marque une mutation des rapports de force héritée justement de la victoire contre celui-ci. Elle accompagne la disparition des équilibres issus de la seconde guerre mondiale avec son axe bipolaire « est/ouest » mais aussi ses dynamiques de luttes de libération nationale et pour un « nouvel ordre économique international » c’est-à-dire contre le néocolonialisme, d’oppositions aux guerres impérialistes, d’exigences d’un traitement égalitaire pour les composantes surexploitées des classes populaires (jeunes, femmes, immigrés et héritiers de l’immigration, etc.). Une telle régression n’a été possible qu’avec une préparation et un accompagnement idéologique de longue durée visant à perturber les repères théoriques et idéologiques des dominés de la planète. La galaxie des théories dites « postmodernes » fut, selon nous, le véhicule principal de ce combat pour réimposer l’hégémonie culturelle des classes dominantes.
L’Eurocentrisme
L’offensive idéologique qui accompagne la contre-révolution que constitue, la dite « mondialisation » ne pouvait être efficace qu’en s’appuyant sur des éléments de vérité c’est-à-dire sur des cécités et occultations antérieures au sein même des mouvements de lutte contre l’ordre dominant à l’échelle mondiale. Dénoncer ces occultations pour, non pas les faire disparaître dans le cadre d’une analyse plus large prenant en compte la dynamique mondiale du capital, mais pour parcelliser l’analyse de la réalité et les luttes qui en découle, fut la méthode principale mise en œuvre. Parcellisation de l’analyse et des luttes constituent ainsi le tronc commun et le point d’aboutissement partagé de toute la galaxie postmoderne. Parmi les cécités et occultations ayant servi de base d’offensive à cette lutte idéologique se trouve l’eurocentrisme c’est-à-dire une lecture de l’histoire confondant l’universalisme tronqué du capitalisme né en Europe et universalisme réel. Dans le passé cela a conduit pêle-mêle à l’idée d’une colonisation humanitaire pouvant s’opposer à la colonisation barbare du capitalisme, à la thèse de la mission civilisatrice de « gauche » encore vivace dans le discours de nombreuse ONG « d’aide au développement », à celle de « l’intégration » des immigrés c’est-à-dire à une lecture de leurs conditions d’existence référée à leurs caractéristiques culturelles et non à leurs conditions matérielles d’existence et les inégalités qui les caractérisent, à la justification contemporaine ou à l’inaction face aux guerres impérialistes au prétexte de lutte contre la barbarie ou contre un « tyran » dans un pays du sud de la planète, etc.
Au cœur de l’erreur euro-centrique se trouve, selon nous, la non prise en compte ou la sous-estimation du caractère mondial du capitalisme et ce dès ses premiers pas. Ce mode de production né en Europe a comme caractéristique nous rappelle Aimé Césaire d’être « une forme de civilisation qui […] se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes[i]». Immanuel Wallerstein utilise lui la métaphore du cancer soulignant le développement exponentiel par métastases, sans autres limites que la mort, qui spécifie le capitalisme[ii]. La mondialisation capitaliste est une tendance existant dès le début du capitalisme du fait de la concurrence entre capitaux à des fins de maximisation du profit. La destruction des civilisations amérindiennes, l’esclavage, la colonisation, le néocolonialisme et la mondialisation actuelle, ne sont que des formes successives de cette logique d’expansion imposées par les mutations du rapport des forces. Dès l’aube du capitalisme celui-ci polarise le monde en un centre dominant et des périphéries dominées faisant de la pauvreté à un pôle la condition de l’amélioration des conditions d’existence à un autre, du sous-développement ou plus exactement du mal-développement des périphéries la condition du « développement » du centre, de la guerre dans les pays du Sud la condition de la paix dans les pays du Nord, etc. « La polarisation est une constante depuis l’origine du capitalisme. Mais dire que c’est une constante n’est pas dire qu’elle a vêtu une forme inchangée. Elle est passée par des étapes avec des formes adaptées au développement du capitalisme et au résistances des peuples à ses effets » résume Samir Amin[iii]. La polarisation en classes à l’intérieur de chaque pays et la polarisation à l’échelle mondiale reflète ainsi une même constante et une même logique du système capitaliste.
La sous-estimation euro-centrique de cette polarisation mondiale a conduit la « gauche » dans les pays du Nord à une sous-estimation de l’impérialisme (et en conséquence de l’internationalisme comme nécessité incontournable) issu du fonctionnement cancéreux du capitalisme. Il a fallu ainsi attendre qu’un pays européen (la Grèce) soit touché par les mécanismes de la dette impérialiste pour que ce thème et ce combat se diffuse alors que la dette et les plans d’ajustement structurel qui l’ont accompagnés avaient déjà depuis plusieurs décennies ravagés la quasi-totalité des pays de la périphérie dominée. Il a fallu également attendre que le capitalisme prenne la forme contemporaine de la « délocalisation » des entreprises vers la périphérie pour que l’on entende parler de «mondialisation » alors que celle-ci plongeait déjà depuis des décennies les pays périphériques dans la misère.
La même sous-estimation conduit aujourd’hui aux thèses postmodernistes du remplacement de l’impérialisme par « l’empire ». Cet « empire » qui remplacerait l’impérialisme serait caractérisé par la prédominance du « travail immatériel » sur le « travail industriel » qui serait elle-même le signe du passage de la société industrielle à la société postindustrielle : «« Dans la dernière décennie du XXe siècle, écrit Antonio Negri, le travail industriel a perdu son hégémonie, et c’est le “travail immatériel” qui a émergé à sa place, c’est-à-dire un travail qui crée des produits immatériels : le savoir, l’information, la communication, les relations linguistiques ou émotives. [iv] » Cette approche limite son regard aux pays dominants du centre et occulte l’existence d’une division internationale du travail concentrant la production industrielle dans les pays de la périphérie. Elargissons le regard à l’échelle planétaire et le tableau d’ensemble se transforme pour faire apparaître une prolétarisation du monde et un travail industriel largement dominant. La thèse postmoderne de l’Empire porte une négation des relations inégalitaires entre le centre dominant et les périphéries dominées. Celles-ci seraient remplacées par une réalité mondiale unique :
Dans l’actuelle phase impériale, il n’y a plus d’impérialisme – ou, quand il subsiste, c’est un phénomène de transition vers une circulation des valeurs et des pouvoirs à l’échelle de l’Empire. De même, il n’y a plus d’État-nation : lui échappent les trois caractéristiques substantielles de la souveraineté – militaire, politique, culturelle –, absorbées ou remplacées par les pouvoirs centraux de l’Empire. La subordination des anciens pays coloniaux aux États-nations impérialistes, de même que la hiérarchie impérialiste des continents et des nations disparaissent ou dépérissent ainsi : tout se réorganise en fonction du nouvel horizon unitaire de l’Empire. La subordination des anciens pays coloniaux aux Etats-nations impérialistes, de même que la hiérarchie impérialiste des continents et des nations disparaissent ou dépérissent ainsi : tout se réorganise en fonction du nouvel horizon unitaire de l’Empire.[v].
Une telle analyse fait disparaître les notions de « classes » et de « nations » qui céderaient la place à un nouveau « sujet historique » appelé « multitude » qui serait devenue la « classe globale » remplaçant la « classe ouvrière » qui serait le propre de la phase antérieure du capitalisme, la société industrielle. Cette « multitude » définie comme « la totalité des individus qui travaillent et produisent sous la loi du capital[vi] » se caractérise pour ces deux auteurs par la diversité extrême en opposition avec les concepts de « classe » et/ou de « peuple » postulant une certaine homogénéité. Comme le fait remarquer Samir Amin une telle lecture n’est qu’un retour à l’individu de l’idéologie libérale : « son fondement est que les nations sont en voie de disparition, et à leur place, l’individu est devenue l’agent actif dans l’histoire. Ça c’est une vision idéaliste qui ne correspond à rien. C’est l’idéologie libérale tout simplement, qui a cours aujourd’hui[vii]. » Ce qui disparaît au passage en effet n’est rien que moins que l’idée de classe sociale d’une part et celle de « nation dominée » d’autre part. Cette « disparition » entraîne logiquement avec elle la lutte des classes et la lutte anti-impérialiste d’autre part. A la place il ne reste que la lutte de multiples groupes sociaux juxtaposés sans aucune articulation avec un même système de domination, celui du capitalisme mondialisé.
La segmentation généralisée du prolétariat mondialisé
La galaxie des théories postmoderne a réussi à s’imposer en s’appuyant sur des cécités et occultations antérieures des forces de « gauche ». Elle met ainsi en avant la diversité et la hiérarchisation des situations d’exploitations et/ou de domination et leur occultation par une grande partie des forces de « gauche ». La critique est pertinente mais la conclusion tirée est erronée. La mise en concurrence des forces de travail a toujours été une constante du capitalisme dès sa naissance. Elle utilise pour ce faire tous les facteurs possibles et imaginables : le sexe, l’origine, l’âge, etc. Racisme, sexisme et âgisme sont de ce fait, non des tares morales mais des modes de gestion de la force de travail. Il en découle une segmentation du travail et des statuts et une stratification des exploités. L’approche essentialiste de la classe sociale ou du capitalisme a largement freinée la prise en compte des dominés parmi les dominés. Il n’y a jamais eu de classe ouvrière ou de capitalisme homogène. La première a toujours été constituée de plusieurs niveaux d’exploitation (discriminations sexistes, racistes ou âgistes) et le second a toujours juxtaposé certaines formes d’exploitation au centre dominant et d’autres dans les périphéries dominées (esclavagisme, engagisme, différentiel de droit du travail et de conditions d’existence entre le centre et la périphérie).
La nouvelle phase de mondialisation capitaliste actuelle n’apporte rien de nouveau sur le fond. Elle ne fait que pousser à l’extrême la logique de mise en concurrence des forces de travail et avec elle la segmentation des travailleurs (Entre les pays du centre et les pays de la périphérie, entre les pays de la périphérie, au sein des pays du centre, etc.). La mondialisation capitaliste est une séquence historique de généralisation de la segmentation. Elle suscite logiquement une série de conséquences pouvant donner l’apparence d’une juxtaposition de situations d’exploitation sans lien systémique. Pour ne prendre que l’exemple de la situation française, la même logique de segmentation généralisée des travailleurs conduit au volant permanent de travailleurs sans-droit que constituent les « sans-papiers », à l’exacerbation des discriminations racistes qui assignent les immigrés et leurs enfants français à certains segments du marché du travail, à une multiplication des statuts pour l’ensemble des travailleurs, etc. Loin de constituer une « multitude » ces différentes catégories sont toutes le résultat de la concurrence exacerbée entre travailleurs qui caractérise notre séquence historique.
La conséquence des approches postmodernistes est l’abandon de la lutte pour l’unification des dominés c’est-à-dire de la prise de conscience d’être en opposition avec un même système d’exploitation stratifiant pour mieux exploiter, hiérarchisant pour mieux se reproduire et s’étendre. L’unité d’exploitation n’a jamais signifié son unicité. Si dans le passé et encore aujourd’hui l’aspect unitaire est fallacieusement utilisé pour masquer et/ou sous-estimer et/ou euphémiser la surexploitation spécifiques de certains segments, la galaxie postmoderne inverse simplement la logique (qui reste de ce fait tout aussi fallacieuse) en affirmant l’absence d’aspect unitaire au prétexte de la diversité des situations d’exploitations. En lieu et place du combat pour faire reculer le chauvinisme, le racisme, le sexisme, etc., il est proposé à chacun des groupes sociaux concernés de se percevoir (et de percevoir l’oppression spécifique qui est la sienne) comme spécifiques par essence et non plus par construction historique et politique. Ce qui disparaît au passage c’est la dimension, systémique du capitalisme qui est à dimension commune à tous les segments du prolétariat mondialisé. Ce faisant c’est une des tâches essentielles posées à nos luttes qui est évacuée, celle que Samir Amin résume comme suit : « comment articuler les luttes segmentaires dans une stratégie de combat ample et généralisé ?[viii] »
La réponse à cette question ne peut pas être la négation des luttes segmentaires, de leur importance et de leur légitimité. De même qu’il était complétement farfelue d’appeler les esclaves à s’insurger contre le capitalisme sans prendre en charge concrètement le combat pour l’abolition, il est complétement hallucinant d’exiger des victimes de la discrimination racistes ou sexistes d’occulter leurs oppressions spécifiques au prétexte de la lutte contre le capitalisme. L’unification des victimes d’un même système d’exploitation passe inévitablement, non par l’occultation des oppressions spécifiques, mais au contraire par la lutte contre elles. Il ne s’agit pas ici d’appeler à une « solidarité » extérieure mais à la conscience de l’existence d’un même système d’exploitation et de domination. Marx posait ainsi comme suit la question : « Dans les États-Unis du nord de l’Amérique, toute velléité d’indépendance de la part des ouvriers est restée paralysée aussi longtemps que l’esclavage souillait une partie du sol de la République. Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri[ix]. » Dans un autre texte Karl Marx souligne les effets concrets de la négation des oppressions spécifiques ou de leur renvoie à un statut secondaire et négligeable :
« Chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qu’il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les Blancs pauvres vis-à-vis des Nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande[x] ».
Il en est de même sur le plan international. Les carences d’internationalisme ne favorise pas la lutte des classes nationales mais l’affaiblisse. L’oppression et l’exploitation impérialiste des périphéries dominées renforce la force du capitalisme et rend plus difficile son renversement. Ici aussi, il ne s’agit pas d’une solidarité morale extérieure mais d’une prise de conscience systémique. Voici comment Marx pose la question de l’intérêt pour la classe ouvrière anglaise de l’indépendance de l’Irlande en reconnaissant au passage ses erreurs d’analyses antérieures : « Pendant longtemps, j’ai cru qu’il était possible de renverser le régime irlandais grâce à la montée de la classe ouvrière anglaise. J’ai toujours défendu ce point de vue dans le New York Tribune. Or une analyse plus approfondies m’a convaincu du contraire. La classe ouvrière anglaise ne fera tant qu’elle ne se sera pas défaite de l’Irlande. C’est en Irlande qu’il faut placer le levier. Voilà pourquoi la question irlandaise est si importante pour le mouvement social en général[xi]. » Il en est de même aujourd’hui sur la question de l’indépendance des dits « DOM », du Franc CFA ou de la présence militaire française en Afrique.
A la prolétarisation du monde correspond donc la nécessité de rompre avec le fatras de théorisations postmodernistes qui obscurcissent l’intelligence des enjeux de notre séquence historique et des luttes qu’elle exige.
[i] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence Africaine, Paris, 2004, p. 9.
[ii] Immanuel Wallerstein, L’occident, le capitalisme et le système-monde moderne, Sociologie et sociétés, volume 22, n° 1, printemps 1990, pp. 15-52.
[iii] Demba Moussa Dembelé, Samir Amin, Intellectuel organique au service de l’émancipation du Sud (entretien avec Samir Amin), CODESRIA, Dakar, 2011, p. 39.
[iv] Toni Negri, Traversées de l’Empire, L’Herne, Paris, 2011, p. 53.
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[v] Toni Negri, L’ « Empire stade suprême de l’impérialisme, Le Monde Diplomatique, janvier 2001, p. 3.
[vi] Michael Hardt et Toni Negri, Multitude. Guerre et Démocratie à l’âge de l’Empire, La Découverte, Paris, 2004, p. 133.
[vii] Demba Moussa Dembelé, Samir Amin, Intellectuel organique au service de l’émancipation du Sud (entretien avec Samir Amin), op. cit., p. 36.
[viii] Samir Amin, Au sujet des thèses de Michael Hardt et d’Antonio Negri. Multitude ou prolétarisation ?, http://www.medelu.org/Au-sujet-des-theses-de-Michael, consulté le 23 janvier 2020 à 11 h 30
[ix] Karl Marx, Le Capital, livre 1, éditions du Progrès/éditions sociale, Paris, 1976, p. 292.
[x] Karl Marx, lettre à Siegfried Mayer et August Vogt du 9 avril 1870, in Marx-Engels, Correspondance, tome X, éditions sociales, Paris, 1984, p. 345.
[xi] Karl Marx, lettre à Friedrich Engels du 10 décembre 1869, Correspondance, tome X, éditions sociales, Paris, 1984, pp. 232-233.