COOK Steven A. Foreign Policy 17 mars (traduit par Courrier International)
Que ce soit en Égypte ou en Turquie, la réaction du pouvoir face à la pandémie de Covid-19 n’est pas la bonne. Et lorsque des peuples perdent confiance en leurs dirigeants pour affronter un grave danger, l’explosion sociale n’est jamais loin, estime Foreign Policy.
Ce qui fait défaut au monde entier, c’est le sentiment qu’il est nécessaire d’œuvrer pour le bien de tous. Ce problème est aigu au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Turquie. Toute la région est frappée par une vague de cas de Covid-19, mais les chiffres officiels communiqués par les ministères de la Santé ne permettent pas de se faire une idée claire de la situation, soit parce qu’ils ne savent pas, soit parce qu’ils mentent quant à l’étendue de l’infection.
Si le Qatar est un des pays les plus durement touchés, au moins les Qataris ont de l’argent à investir pour y répondre. Ce n’est pas le cas des autres pays de la région. On ne dispose que de très peu de données sur le dépistage dans ces pays, mais on peut partir du principe que les mesures prises sont très loin de suffire.
Tout cela tient en grande partie à l’incompétence et à l’absence de la plus élémentaire décence de la part des dirigeants de la région, ce qui provoque une dilution mortelle de la confiance sociale. Pis encore, le mépris que ces responsables ont pour leurs sociétés a privé ces dernières de toute cohésion, et il y est donc d’autant plus difficile de survivre et de se rétablir en période de crise. C’est la recette garantie d’un désastre au Moyen-Orient, désastre dont les proportions seront hallucinantes.
Le mensonge, premier réflexe du pouvoir égyptien
Vers qui les gens en quête d’informations claires, dépassionnées, fondées sur les faits peuvent-ils se tourner, parmi la génération actuelle de dirigeants des grands pays de la région ? Le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi ? Le président turc Recep Tayyip Erdogan ? Le prince saoudien Mohammed ben Salmane ? Ils sont tout sauf les chefs dignes dont les gens ont besoin aujourd’hui.
L’Égypte est la plus grande source d’inquiétude dans cette crise du coronavirus. C’est un pays gigantesque, sa population a franchi la barre des 100 millions, dont près d’un quart vit dans l’agglomération du Caire. Comment les Égyptiens peuvent-ils respecter les règles de distanciation sociale dans une pareille mégapole, surtout dans les quartiers les plus démunis ? Les infrastructures de la santé publique sont au mieux fragiles, et le secteur privé n’est pas en mesure de combler les vides en émettant des directives ou en aidant à organiser le dépistage.
À tous ces défis s’ajoute le fait que le premier réflexe des autorités égyptiennes est de mentir. Elles mentent assurément quant au taux d’infection du coronavirus à la date du 16 mars. Le gouvernement d’Al-Sissi s’efforce de convaincre la population que l’Égypte compte 166 cas de Covid-19, dont 4 sont morts. Des spécialistes de la modélisation de l’université de Toronto estiment que l’on serait plus près de 20 000 cas.
Malgré tout, les responsables égyptiens s’entêtent et affirment que le pays ne connaît qu’un nombre ostensiblement faible de cas, minimisant l’étendue de la crise par peur de porter tort au secteur du tourisme. Après des années de déclin, après le soulèvement de 2011, l’attentat à la bombe contre un avion de ligne russe au-dessus de la péninsule du Sinaï en 2015 et la disparition d’un vol d’EgyptAir au-dessus de la Méditerranée en 2016, l’année dernière les visiteurs sont revenus en masse dans le pays.
Les autorités du Caire veulent conserver cet élan, pour que les dollars continuent d’affluer. Pour cela, il est plus pratique de fermer les yeux sur le fait qu’il est possible de remonter la piste de la contamination dans plusieurs pays, dont la France, à des voyages touristiques en Égypte.
Une nation effrayée et déstabilisée
Admettant implicitement que le pays est assis sur une bombe virale, Al-Sissi a débloqué 6 milliards de dollars – une somme importante pour l’Égypte – afin de réagir à l’épidémie. Mais les autorités sont tellement en retard que, même si elles multiplient les dépistages, il est désormais vain d’espérer enrayer la propagation. Et quand l’onde de choc du Covid-19 va frapper le pays, ce qui est inévitable, Al-Sissi n’est pas le genre de personnalité qui saura apaiser une nation effrayée et ainsi empêcher l’instabilité qui en résultera et qui menacera la région et l’Europe.
Al-Sissi n’est plus le sauveur [de l’islamisme] qui a évité à l’Égypte de basculer dans le gouffre. Aujourd’hui, beaucoup de ses compatriotes le considèrent comme une brute malavisée et malhonnête.
Si l’Égypte a de quoi inquiéter, la Turquie n’est mieux lotie que parce qu’elle dispose d’un système de santé opérationnel et de bonnes infrastructures dans le domaine de la santé publique.
Le mérite en revient au parti AKP au pouvoir. Mais le gouvernement d’Erdogan a menti aux Turcs et n’a que récemment adopté des demi-mesures pour enrayer la propagation de la maladie. On peut se demander pourquoi le gouvernement a autorisé les rassemblements de masse comme la prière du vendredi encore la semaine dernière [le 13 mars]. Les imams auraient, paraît-il, axé leur message sur l’importance de la “distanciation sociale”, mais il était déjà trop tard.
Erdogan plus silencieux qu’à l’accoutumée
Le taux de contamination de la Turquie va fort probablement grimper en flèche. Quoi qu’il en soit, en l’absence d’une campagne de dépistage généralisée, les chefs de file de l’économie turque continuaient [encore le 17 mars] à encourager les gens à se rendre dans les boutiques et les centres commerciaux.
Durant les premières phases de l’épidémie, Erdogan, qui a d’ordinaire tendance à se mêler de toutes les facettes de la vie publique,, même les plus humbles, a gardé le silence. Quand il deviendra impossible d’ignorer à quel point il est urgent de prendre des mesures drastiques au nom de la santé publique, personne ne peut dire comment réagira l’opinion publique turque.
Il y a quelques semaines, Le Caire a été le théâtre d’une scène qui, si elle se répète ailleurs, prouvera que les pays de la région sont dans une situation dramatique : des centaines de personnes ont tenté de prendre d’assaut le Laboratoire central de la santé publique dans l’espoir de se procurer un test de dépistage du coronavirus.
Avec des systèmes politiques et sociaux organisés de sorte que tous les bénéfices reviennent aux riches et à ceux qui ont les bons contacts, le dépistage, la santé et les produits de première nécessité ne sont pas répartis équitablement. Et cela va saper un peu plus la confiance et radicaliser les sociétés.
Qui peut croire que les élites saoudiennes, par exemple, feront la queue pour des tests de dépistage ? Non. Les riches stockeront ce qu’ils pourront avant de prendre la fuite, laissant le reste de la population se débrouiller et affronter les gaz lacrymogènes et les canons à eau de la police antiémeute.
Et qu’en est-il des cohortes de travailleurs émigrés bangladais, indiens, pakistanais et philippins dans l’ensemble du Golfe ? Ils vont constituer un trou noir dans le recensement des infections. Ils ne bénéficient de presque aucune protection dans des sociétés qui ne peuvent pas exister sans eux. Ce virus pourrait provoquer l’effondrement des pays du Moyen-Orient déjà bien fragiles.