RÉMI CARAYOL, Médiapart, 29 mars 2020
Officiellement, le premier cas de coronavirus n’a été détecté que le 19 mars au Niger. Mais à cette date, la pandémie avait déjà fait des victimes indirectes : quinze militants, dont certaines figures bien connues de la société civile, ont été arrêtés le 15 mars à l’issue d’une manifestation violemment réprimée. Après quatre jours de garde à vue, six d’entre eux ont été placés sous mandat de dépôt pour « participation à une manifestation non autorisée ».
À l’appel de plusieurs organisations de la société civile, cette manifestation avait pour but de dénoncer la corruption du pouvoir actuel et d’exiger la vérité sur un scandale de détournement de fonds dans l’achat de matériel militaire. Révélé par la presse en février, un audit interne du ministère de la défense évoque des soupçons de surfacturation et de fausses factures portant sur plusieurs centaines de milliards de francs CFA, soit des centaines de millions d’euros. Ce rapport, qui porte sur la période allant de 2011, année de l’élection de Mahamadou Issoufou à la présidence du Niger, à 2019, « a relevé des insuffisances dans les procédures d’attribution des marchés ainsi que dans le suivi de leurs exécutions », a reconnu le porte-parole du gouvernement, Zakaria Abdourhamane.
Plusieurs proches du président et au moins deux anciens ministres de la défense, Mahamadou Karidjo et Kalla Moutari – des caciques du parti au pouvoir, le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS) – seraient impliqués. Mais avant de transmettre le dossier à la justice, le gouvernement a indiqué vouloir « faire rembourser les montants indûment perçus ». Seuls ceux qui n’auront pas rendu l’argent seront inquiétés par la justice, a fait savoir M. Abdourhamane. Inacceptable pour l’opposition et une partie de la société civile, qui craignent que l’affaire ne soit étouffée et réclament la transmission sans délai de l’audit aux juges.
Plusieurs organisations avaient ainsi appelé à descendre dans la rue le 15 mars dans le but de pousser le chef de l’État à donner une suite judiciaire à l’affaire, mais aussi de dénoncer le « pillage du pays » : plusieurs hommes d’affaires proches du régime Issoufou et des membres du gouvernement se sont spectaculairement enrichis ces dernières années.
Seulement voilà : entre-temps, le 13 mars, le gouvernement a, au nom de la lutte contre l’épidémie de Covid-19, pris plusieurs mesures restreignant les libertés publiques. Les organisateurs de la manifestation n’ont à aucun moment reçu de notification d’interdiction. « Les démarches administratives ont été faites dans les règles et la manifestation n’a formellement jamais été interdite », assure l’un des avocats des prévenus, Me Boudal Effred Mouloul. Mais la veille de la manifestation, les autorités de la capitale avaient publié un communiqué interdisant tout rassemblement susceptible de réunir plus de 1 000 personnes.
Tôt dans la matinée du dimanche 15 mars, les forces de l’ordre ont bloqué toutes les voies menant à la place de la Concertation, à Niamey, lieu prévu pour le rassemblement. La manifestation a été réprimée dans le sang. Quatre personnes ont été tuées à proximité d’un marché de la capitale qui a pris feu après l’intervention des forces de l’ordre. Dans la foulée, quinze personnes ont été arrêtées, parmi lesquelles des manifestants, mais aussi des acteurs de la société civile, tous interpellés à leur domicile : Moussa Tchangari, Mounkaila Halidou, Karim Tanko, Nouhou Arzika ou encore Maikoul Zodi, coordonnateur national du mouvement Tournons la page à l’origine de l’appel à manifester. Ce dernier a été cueilli chez lui le 16 mars. La veille, il avait été interrogé par RFI : « Les gens sont en train de dénoncer la façon dont notre pays est géré, la façon dont on est en train de piller notre pays, avait-il indiqué. [Les membres du pouvoir] ne veulent pas qu’on les dénonce et ils veulent profiter du coronavirus pour empêcher les citoyens d’exprimer leur ras-le-bol. »
L’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’homme et Amnesty International ont dénoncé ces « arrestations arbitraires ». « Si des mesures de restriction du droit à la manifestation pacifique peuvent être légitimement adoptées dans la prévention contre le Covid-19, elles ne peuvent servir de prétexte à réprimer la liberté d’expression ni faire taire les voix dissidentes », a déclaré Amnesty. L’ONG rappelle que depuis le 5 mars, un journaliste, Kaka Mamane Touda, est « arbitrairement détenu après son post sur Facebook alertant sur un possible cas de Covid-19 au Niger ».
Pour beaucoup, le pouvoir se sert aujourd’hui du coronavirus comme il s’est servi ces dernières années de la menace djihadiste pour étouffer toute contestation. « C’est une constante depuis plusieurs années : chaque manifestation organisée par la société civile est interdite, soi-disant au nom de la sécurité. On en est à plus de cent aujourd’hui », constate Ali Idrissa, une figure de la société civile, membre notamment du Réseau des organisations pour la transparence et l’analyse budgétaire (Rotab), qui a cette fois-ci échappé à la répression car il se trouvait à l’étranger le 15 mars. Ali Idrissa ne compte plus ses séjours en prison, ses interpellations et ses convocations dans les commissariats, ni ceux de ses camarades. En 2018, Moussa Tchangari, Nouhou Arzika et lui avaient été détenus durant quatre mois pour avoir organisé une manifestation – également interdite – contre la loi de finances. Maikoul Zodi avait quant à lui passé six mois derrière les barreaux.
« Avant, c’était le terrorisme qui servait d’excuse pour nous interdire de manifester. Aujourd’hui, c’est le coronavirus. La ficelle est un peu grosse », dénonce un autre militant ayant requis l’anonymat. Selon Me Boudal, rien que depuis 2018 une trentaine de militants de la société civile ont été arrêtés après des interdictions de manifestation.
Plusieurs ONG, dont Amnesty International et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) dénoncent régulièrement la dérive autoritaire du régime. Reporters sans frontières (RSF) constate pour sa part que « la situation de la liberté de l’information au Niger s’est particulièrement dégradée depuis 2015 ». Nommé ministre de l’intérieur en avril 2016, Mohamed Bazoum, un ancien syndicaliste passé par les mouvements d’extrême gauche durant sa jeunesse, n’a eu de cesse d’embastiller ceux qu’il qualifie d’« opposants déguisés en militants de la société civile ». En décembre prochain, il sera le candidat du PNDS à l’élection présidentielle, à laquelle Mahamadou Issoufou ne peut pas se représenter.