Rose Laure Estant, Haïti liberté, publié le 22 avril 2020
La crise sanitaire exceptionnelle causée par le Covid-19 continue de frapper de plein fouet presque tous les pays du monde. A ce jour, le nombre total des personnes infectées s’élève à plus de deux millions et celui des personnes décédées à près de cent cinquante mille. Précisons qu’il s’agit de chiffres officiels. A juste titre, cette pandémie soulève des questionnements assez préoccupants sur nos rapports avec autrui et également avec l’environnement.
En Haïti, ou la médiocrité, l’impunité, la corruption et le banditisme règnent, la situation est grandement délétère. Alors que le pays se prépare lamentablement à éviter une hécatombe, l’insécurité gagne en ampleur dans presque tous les départements du pays, notamment dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. La violence est devenue systématique. Cette dernière complique et alourdit les défis quotidiens des habitants et de manière plus accentuée ceux des banlieues et des quartiers populaires tel que Martissant.
Depuis plusieurs années, Martissant, ce morceau de territoire, ancienne zone résidentielle, étiqueté zone de non droit, au cours de ces dernières décennies est le théâtre d’une violence sempiternelle. En effet, ce quartier défavorisé relève d’un défi assez conséquent pour les autorités haïtiennes. Ainsi, les habitants sont aux abois ; ils sont en permanence terrorisés par des bandits qui sèment le deuil, commettent le vol, le viol, l’enlèvement pour ne citer que ça. Tenant compte de cette situation immonde qui caractérise le quotidien de cette zone, on se demande comment les habitants de Martissant vont pouvoir s’adapter simultanément au Coronavirus et à cette violence urbaine ?
Ces lignes entendent, dans un premier temps situer Martissant dans l’espace port-au-princien ainsi que ses dysfonctionnements. Dans un second temps, elles s’attacheront à analyser la situation de ces habitants dans le contexte de l’épidémie du Coronavirus, du « blackout d’État » et des violences quotidiennes.
Situer Martissant dans la commune de Port-au-Prince représente la faiblesse du pouvoir dans le mode d’organisation sociale et territoriale du pays. Étant la 3ème circonscription et la 8ème section communale de Port-au-Prince, Martissant se trouve à moins de dix 10 km du palais national, centre administratif et de contrôle du pouvoir exécutif. Situé à l’entrée sud D’Haïti, il se trouve à la croisée de quatre Départements (Sud, Grande-Anse, Sud-est, Nippes) et certaines banlieues de Port-au-Prince (Carrefour, Fontamara, Gressier, Léogâne etc.).
Martissant concentre une bonne partie des populations marginalisées. Il est le reflet des inégalités socio-spatiales évidentes de l’aire urbaine de Port-au-Prince. Selon l’Institut haïtien de statistique et d’informatique (IHSI, 2015), cette section communale de Port-au-Prince abrite une population de 293 041 habitants et s’est subdivisée en plus d’une dizaine de petits quartiers : Manigat, Martissant 1 à 25, Cité de l’Eternel, Village de Dieu, Ti bois, Decayette, Delouis, Soray, Nan beny, Cité plus, Bolosse et Grand-ravine etc. Faut-il bien remarquer que ces différents quartiers susmentionnés sont réputés comme étant des zones de non-droit. En conséquence, ils deviennent des poches d’insécurité et sont gouvernés par des gangs armés.
Ces individus, semble-t-il, pour la plupart, travaillent à la solde de la bourgeoisie haïtienne, des hommes politiques participant ainsi à la déstabilisation et au maintien des pouvoirs, suivant les intérêts en jeu. Dans ce rapport de pouvoir, les individus armés s’inscrivent dans un réseau assez large et malencontreusement se battent entre eux dans un « casus belli » choquant l’entendement. Et ils sont la partie visible de l’iceberg. En revanche, les victimes en première ligne ne sont autres que les habitants ; et subissent, à l’évidence, la loi du plus fort.
Ne sachant pas à quel saint se vouer, ces habitants, pour avoir la vie sauve dans cette guerre visible entre les gangs rivaux, super armés, sont vus obligés de développer des stratégies de survies. Certains d’entre eux prennent refuge en dehors des quartiers et. Et d’autres qui n’ont nulle part où aller, subissent l’assaut de cette guerre insensée. Cette réalité est tout au moins la résultante de la précarité et l’absence de très bonnes politiques publiques capable d’orienter les jeunes vers d’autres objectifs. Ils s’investissent dans un jeu dangereux dans lequel l’issu, sans équivoque, mènera vers la mort ou la prison.
Martissant dans le contexte du Coronavirus
Les habitants de Martissant se trouvent entre l’enclume et le marteau. Ses damnés portent tous les maux de ce monde. Pour ces misérables, vivre avec la peur du Coronavirus et la rivalité entre les gangs de certains quartiers (Village de Dieu, Ti bois, Grand ravin et 2ème avenue Bolosse), c’est comme faire un choix entre la peste et le choléra. Notons que tous les quartiers de Martissant ne sont pas défavorisés au même niveau. Certains quartiers sont pris en otage par les bandits venant des 4 quartiers susmentionnés. Dans le contexte actuel où toutes les mesures du pouvoir se sont concentrées sur la gestion du Covid-19; les nuits sombres s’allongent pour ces habitants malheureusement. Ils sont sans espoir et sans mémoire de ce qu’est le Coronavirus à force de se préoccuper de leur (sur)vie.
En raison de la situation actuelle, la propagation du Covid-19 s’est subordonnée à la violence quotidienne qui règne à Martissant. La population supporte anxieusement les déploiements et les actes de criminalité qui ne cessent de se produire. Aujourd’hui, en plus d’être préoccupée par le virus, en mettant en pratique les consignes du Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP), elle se trouve entre deux mondes : le monde de la violence et celui du coronavirus.
Par ailleurs, il y a cette tendance à criminaliser, stigmatiser tous les gens des quartiers défavorisés comme si personne ne fait exception. Les enfants et les jeunes vivants dans ces quartiers sont confrontés à des discours dévalorisants qui participent à la destruction de leur estime de soi. L’intériorisation des jugements dépréciatifs découlant du contexte de précarité et de mépris social dans lequel se trouvent ces jeunes fait qu’une partie d’entre eux issus des strates populaires finissent par agir en cohérence avec cette image négative, en tombant dans le décrochage scolaire et dans la délinquance. C’est cet environnement de peur, d’insécurité et d’incertitude du lendemain qui travaillent la conscience d’une jeunesse dépourvue de toute emprise sur son destin.
Pour finir, comprendre la situation de Martissant doit être saisie au prisme des enjeux qui relèvent d’une complexité énorme. La théorie de la « violence structurelle » de Johan Galtung est sans doute l’illustration la mieux adaptée pour comprendre la dimension fonctionnelle du monde économique actuel. Cette causalité linéaire est évidente et révélatrice d’une guerre invisible pour le contrôle du territoire, de l’économie et du pouvoir.
Et dans ce labyrinthe, les jeunes de Martissant n’ont pas d’autres alternatives sinon ce chemin tracé par les prédécesseurs pour être toujours les mains sales. Ce cycle ne fait que continuer si on n’agit pas vite sur les éléments sociaux de base. Cette réalité n’est pas propre à Haïti, elle est mondiale.
Néanmoins, il faut faire remarquer que certains jeunes arrivent à se frayer un chemin malgré les difficultés. Logiquement, dans cette guerre volontairement interminable, les bandes armées ne devraient pas pouvoir déplacer.
Qui les alimente en munitions et en argent ? Cette guerre est profitable à QUI ? Quel est le rôle et la responsabilité morale de la société civile et de l’Etat à l’égard de ces habitants ?
Pour faire court, que nos bien-pensants doivent cesser de reformuler et reproduire aveuglément ces lots de jugements et préjugés pour dissuader ou couvrir la barbarie de l’Etat. La société, quant à elle, doit poser les bonnes questions et les bonnes actions.