Par Barnabé Binctin, Bastamag, publié le 1 mai 2020
L’endettement des Etats augmente fortement pour tenter de limiter les conséquences de la crise sur le secteur économique et les entreprises, protéger en partie les populations tout en renforçant le système de santé. Quels doivent être les objectifs de ces investissements et comment les financer ? Quel rôle doit jouer l’Union européenne et sa Banque centrale ? Deuxième partie de notre entretien avec l’économiste Dominique Plihon.
La toute première réponse à la crise, en termes de politique économique, a consisté à annoncer des investissements importants dans le secteur hospitalier : que vous inspire ce soutien public ?
Dominique Plihon [1] : L’État a compris, bien tardivement, qu’il fallait investir dans le domaine de la santé, et ce dans toutes les directions : avoir des respirateurs et des lits supplémentaires, mais aussi financer des labos de recherche fondamentale – car cela constitue aussi une forme d’investissement. Évidemment, dans le contexte actuel, on ne peut que saluer cet effort, même si c’est aussi un peu trop « facile », après avoir déshabillé l’hôpital pendant tant d’années, à tous les niveaux (matériel, effectifs…), de venir à son chevet avec des grands effets d’annonce.
Ce qui compte, c’est d’une part ce que représente concrètement cette aide – et ça, j’aimerais bien le savoir, car ce n’est pas très transparent pour l’instant. Et d’autre part, savoir si elle sera pérenne, car c’est le seul moyen de remettre durablement à flot l’hôpital. Par ailleurs attention : l’aide de l’État ne se limite pas à ces investissements, il y a aussi la revalorisation des salaires, et tout ce qui est de l’ordre de la protection sociale au sens large – en apportant des fonds supplémentaires pour l’assurance-chômage, ou des allocations aux ménages les plus pauvres. C’est également très important !
Quelles sont les options pour financer ces dépenses publiques ?
Un État de droit, comme le nôtre, a des attributs que ne peuvent utiliser les agents privés : le levier fiscal, le levier monétaire, et un troisième levier, le droit, qu’il peut faire évoluer pour encourager certaines activités, en interdire d’autres, grâce à des réglementations, des incitations fiscales, etc. En France, nous avons un potentiel de ressources fiscales considérable pour éponger les déficits publics, couvrir les dépenses, et donc limiter la dette et la financer.
Mais l’idéologie néolibérale de Macron et de ses prédécesseurs consiste à réduire et discréditer l’impôt. On le réduit en particulier pour les plus riches. Or l’impôt, c’est « de chacun selon ses capacités, et à chacun selon ses besoins ». C’est-à-dire que tout le monde doit payer l’impôt, en fonction de ses revenus et de son patrimoine, pour garantir les besoins fondamentaux de tous. Autrement dit, l’impôt sert à lever des fonds et à financer l’activité publique, mais il a aussi la fonction de redistribuer, ce que l’on semble avoir complètement oublié.
Un virage à 180°, à l’opposé du système fiscal actuel est nécessaire pour redéfinir un nouveau contrat fondé sur la justice. La suppression de l’impôt sur la fortune ou le prélèvement proportionnel forfaitaire – et non plus progressif – ont considérablement porté atteinte à la justice fiscale. Il faut réintroduire des tranches supplémentaires dans l’impôt sur le revenu, remettre l’ISF en le rendant plus progressif, tout comme l’imposition sur le capital et les revenus financiers, et revoir également la fiscalité indirecte sur la consommation – en particulier la TVA, qui est un impôt régressif : il touche plus les bas revenus que les hauts revenus. On pourrait donc mettre un taux zéro sur la tranche la plus basse des biens de première nécessité, et au contraire l’augmenter sur les biens de luxe ainsi que les biens jugés polluants, dangereux ou inutiles.
Il faut aussi supprimer certaines niches fiscales inutiles, coûteuses et inégalitaires, comme le CICE [crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, qui permet notamment à des très grandes entreprises de bénéficier d’avantageuses ristournes fiscales, ndlr], et développer certains impôts beaucoup trop faibles, en France : l’écotaxe et la fiscalité écologique, plus faible en France que chez nos voisins, qu’il faut repenser pour qu’elle soit plus efficace et plus juste ; et une meilleure fiscalité du capital, avec par exemple la taxation sur les transactions financières qui peut rapporter quelques dizaines de milliards en France. Un autre prélèvement obligatoire dont on ne parle pas beaucoup, c’est la CSG – la contribution sociale généralisée. Elle a une qualité, c’est de taxer en même temps les revenus du capital et ceux du travail. Mais il faut la rendre progressive : vous payez plus de CSG si vous avez des revenus ou un patrimoine plus élevés. Cette réforme serait un facteur à la fois de justice fiscale et de revenus supplémentaires pour la protection sociale.
Et puis, il faut évidemment se battre contre l’évasion fiscale. En France, cela représente au total entre 60 et 100 milliards, soit à peu près le montant du déficit public avant la crise. Il faut absolument être plus interventionniste et plus sévère, comme c’est le cas aux États-Unis : quand on y fraude fiscalement, on va en taule ! En France, il n’y a qu’à voir le cas Cahuzac…
Pour l’heure, c’est plutôt l’option de la création monétaire qui est privilégiée : qu’en pensez-vous pour la suite ?
On a les moyens, via la Banque centrale européenne, d’annuler en grande partie – si ce n’est en totalité – la dette « nouvelle », accumulée à l’occasion de la crise. Comment ? Par l’achat par la BCE dès leur émission des titres publics de dette, les fameux « bons du Trésor ». Ensuite, la BCE peut transformer l’échéance de 3, 5 ou 10 ans de ces créances qu’elle détient sur les pays en une dette dite « perpétuelle », c’est à dire une dette qui ne sera jamais remboursée. Au total, la charge de la dette pour les États est fortement réduite, puisqu’il n’y a plus de remboursement, et que les taux d’intérêts sont très bas actuellement. Cette procédure a un double avantage : elle conduit à une quasi-annulation de la dette, et permet leur mutualisation à l’échelle des pays de la zone euro.
Personne, dans le sens où il n’y a pas de créancier lésé : la créancière, c’est la BCE, autrement dit, nous tous. C’est pourquoi il y a mutualisation de la dette. Certains disent que la BCE n’a pas les fonds propres pour ça, mais c’est une erreur : la BCE ne fonctionne pas comme une banque ordinaire, elle est un peu comme l’État, avec des propriétés particulières, notamment celle de créer de la monnaie ex-nihilo.
De manière générale, faisons attention à notre manière d’analyser la dette et ne pas raisonner que d’un seul côté – cela vaut tout autant pour les particuliers ou les entreprises : on a tendance à ne regarder que le passif, alors que ce qui compte, c’est l’actif, ce que j’ai fait avec cette dette. Quels investissements, quels biens d’équipement pour une entreprise, quel logement pour un ménage… Quand on regarde le cas de la France, on voit certes une dette importante, mais en face, nous avons des actifs publics qui sont extraordinairement importants pour la qualité de notre vie, et pour l’appareil productif – ce sont des infrastructures de transport, de télécommunication, etc. Nous avons donc une dette qui est utile socialement, mais aussi productive. Elle n’est pas dangereuse économiquement puisqu’elle est source de création de richesses.
Pour l’instant, cette question de la mutualisation des dettes semble être un vrai facteur de blocage au niveau européen…
Mutualiser les dettes est aux antipodes du discours idéologique néolibéral de la BCE et de la plupart des États, qui considèrent que la dette doit forcément être remboursée. Christine Lagarde [présidente de la BCE] a encore fait des déclarations récemment en ce sens, mais elle risque de devoir avaler son chapeau, contrainte et forcée. Si elle ne veut pas un effondrement général de l’économie européenne, elle va devoir racheter de la dette publique, c’est d’ailleurs ce qu’elle fait déjà tous les jours. Politiquement, c’est peut-être habile de ne pas dire trop fort qu’elle ne sera pas remboursée, mais concrètement, c’est ce qui devrait se passer.
Les Allemands utilisent beaucoup l’argument moral pour justifier leur positionnement : si vous êtes endettés, c’est que vous avez mal géré, et donc il faut payer pour ça. C’est le but des politiques d’austérité que de punir. C’est ce qui s’était déjà passé au moment de la crise grecque, les Allemands considéraient qu’il n’y avait pas de raison que les Grecs ne remboursent pas leur dette puisque c’était de leur faute s’ils en étaient arrivés là. Or, quand on travaille sur l’origine des dettes publiques à travers le monde, on se rend souvent compte qu’une partie de celles-ci sont illégitimes, voire « odieuses » : elles ont servi à l’enrichissement de dictateurs ou à financer des biens inutiles comme l’armement. C’est pour cela qu’on défend l’idée de l’audit citoyen de la dette publique que nous demandons.
Concrètement, préconisez-vous les coronabonds ?
Je préfère une mutualisation par la création monétaire de la BCE. Les coronabonds, c’est se remettre à nouveau dans la main des marchés puisque ces titres pourront donner lieu à de la spéculation, avec potentiellement des gains considérables pour certains acteurs, ce qu’on n’a pas spécialement envie de favoriser. Si l’on parvient à démontrer que les coronabonds sont peu sujet à spéculation, cela mérite discussion. Pour l’heure, je privilégie le financement des dépenses publiques par la monnaie de la BCE, et par une réforme fiscale mettant à contribution les multinationales et les riches.
L’épargne populaire pourrait-elle également être mise à contribution ?
Oui, il faut réhabiliter des circuits de financements publics mobilisant l’épargne populaire. Cela peut passer par la Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui a déjà ce rôle de collecter l’épargne – via les livrets A, de développement durable – pour la canaliser vers le logement social ou du prêt aux collectivités territoriales. Il y a plusieurs façons de collecter l’épargne, soit par l’émission de titres par la CDC, soit l’ouverture de comptes spéciaux par exemple, mais il s’agirait cette fois de flécher cette épargne vers des projets de relance très clairement ciblés sur la transition écologique et sociale. Un grand emprunt national ? Pourquoi pas, mais cela dépend de la forme qu’il prend. Si c’est par l’émission de titres qui pourraient finir sur le marché, non !
L’enjeu, c’est de renationaliser la dette, comme au Japon dont l’essentiel de la dette est détenu par ses ressortissants. A l’inverse, en France, notre dette est détenue pour plus de la moitié par des investisseurs internationaux, tels que BlackRock, qui en font un objet de spéculation. Ce qui compte, c’est de réduire le pouvoir de la finance sur les États. C’est pour cela qu’on ne veut pas émettre des titres qui, demain, donneraient des armes aux financiers pour imposer des politiques d’austérité, en Europe notamment.
N’y a-t-il justement pas un risque d’assister à une nouvelle vague d’austérité ? Ces dernières années, cela reste le principal levier qu’ont utilisé les États…
On vient de constater le résultat de ces politiques d’austérité sur l’hôpital public. L’abandon de ces politiques dépendra du rapport de force politique, et éventuellement des changements idéologiques qui interviendront à la suite de cette crise. Je pense que les gouvernements y réfléchiront à deux fois avant de relancer des politiques d’austérité dans certains secteurs. L’opinion publique est désormais sensibilisée ! Il faudra rester très vigilants, car ceux qui gouvernent auront du mal à changer de « logiciel » politique. Il suffit de voir les prises de position du Medef qui cherche à revenir au « monde d’avant ».
Revenons à l’Europe : comment jugez-vous la réponse des institutions européennes ? La crise fragilise-t-elle l’UE ?
D’abord, il n’y a eu aucune solidarité trans-européenne. Des pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas ont ressorti ce discours du « pas question de payer pour les autres », en s’appuyant sur la clause du « no bail-out » qui figure dans les traités et qui limite la capacité de soutien entre les États membres. Ensuite, les États ont réagi en ordre dispersé face à la pandémie, avec chacun des politiques très différentes. Il n’y a eu aucune concertation, aucune tentative d’avoir des politiques communes. C’est très grave, parce que ça veut dire que les États européens font passer leur nationalisme avant la coopération européenne.
La Commission n’a pas réussi à proposer une politique commune, même s’il faut reconnaître que c’est difficile. Le plan de 550 milliards d’euros pour venir en aide aux pays en difficulté reste très insuffisant. En plus, il y a des conditions – c’était l’une des exigences des Pays-Bas : on prête, mais uniquement pour les dépenses de santé ! Or il est également essentiel d’aider d’autres secteurs comme l’agriculture, ou les PME dans des secteurs prioritaires. Ces conditionnalités-là sont inacceptables.
Le pacte de stabilité a tout de même été assoupli, avec la suspension des règles de 3% ?
Cela va dans le bon sens, en effet. Cela n’a été obtenu que sous la pression des événements, et c’est une suspension provisoire. Le pacte budgétaire n’est donc pas remis en cause – il ne peut de toute façon pas vraiment l’être, puisque c’est un traité international. Mais de ce point de vue, ces coups de boutoir ne peuvent qu’être salutaires : cela montre combien ces objectifs et ces contraintes sur les finances publiques sont dangereuses !
Il est temps de repenser un nouveau contrat social européen, avec pourquoi pas des impôts et des cotisations européens. Le pouvoir de l’Assemblée reste insuffisant, on a besoin d’un Parlement plus légitime et plus représentatif. C’est notamment l’idée d’une 3ème chambre, celle des citoyens, qui seraient tirés au sort et qui siégeraient avec un pouvoir de contrôle et de proposition. En France comme en Europe, cette idée d’une 3ème chambre citoyenne me paraît importante pour renouveler notre démocratie, et pour qu’il y ait une adhésion à l’idée européenne, bien mal en point. Il faut une réforme institutionnelle en profondeur de l’UE, et donc probablement une constituante européenne – comme cela avait été essayé sans résultat probant en 2005. Un nouveau traité est devenu nécessaire, pour une Europe solidaire, écologique et sociale.
Faut-il plus d’Europe ?
Bien sûr ! Pas l’Europe néolibérale, mais une autre Europe, qui joue un rôle stratégique dans le monde de demain, en faveur de la transition écologique et sociale. Certains pays ne sont pas d’accord ? C’est leur droit. Dans ce cas, développons des systèmes de coopération renforcée – ce qu’on appelle parfois une « Europe à géométrie variable ». C’est une idée que défend Thomas Piketty notamment : si des pays comme la Pologne ou la Hongrie ne veulent pas jouer le jeu, très bien, on ne les chasse pas, ils peuvent rester dans l’Europe, mais hors de ces systèmes de coopération renforcée. Autrement dit, sans le modèle social européen.
Les quatre grands pays européens – la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, car on ne peut pas imaginer une Europe sans ces quatre-là – doivent prendre l’initiative d’un nouveau traité et s’unir pour défendre cette vision alternative. Comme à ses débuts, d’une certaine manière, avec des solidarités et des politiques publiques plus importantes. Si on ne fait pas ça, l’Union européenne va finir par mourir, tout comme la zone euro. Peut-être pas demain, mais après-demain !
Cela peut-il passer par un plan de relance comme le Green deal européen, par exemple ?
L’enjeu crucial, c’est surtout d’articuler les politiques actuelles de relance aux secteurs et aux emplois de la transition écologique et sociale, avec une conditionnalité des aides qui empêcherait par exemple de financer les acteurs de l’énergie fossile. Pour l’instant, on semble plutôt parti pour faire une relance « aveugle », sans aucun critère climatique. Il faut aussi raisonner en termes de souveraineté, alimentaire et sanitaire par exemple, en relocalisant une grande partie de notre production. Il ne s’agit pas de protectionnisme tous azimuts. Les pays du Sud ont besoin de commercer avec nous, donc il faut reconstruire des échanges avec ces régions moins favorisées que nous, en sortant de la logique et de l’idéologie des accords de libre-échange. Ne pas oublier non plus le numérique, qui est un domaine stratégique, où il nous faut retrouver nos propres moyens, pour limiter notre dépendance aux technologies étrangères. Les « GAFA » nous font perdre une partie de notre marge de manœuvre, et de notre liberté !
C’est tout l’enjeu des relocalisations. Je constate malheureusement que le Green new deal n’intègre pas cette dimension pour le moment. Il est pourtant vital de redonner du pouvoir et de l’importance aux territoires. C’est exactement ce qu’a détruit la mondialisation : elle a « déterritorialisé » les biens et l’argent, qui circulent désormais sans aucune référence aux territoires et à leur population.